Féministe avant tout et avant l'heure, assurément libre et véhémente, parfois sévère, rigide, pudique aussi. Moderne et classique à la fois. Elle est le visage de tant de combats, un des symboles de la France, la personnalité politique française dont la légitimité est la moins contestée dans le pays comme à l’étranger.

L'histoire de Simone Veil s'est tant de fois entremêlée à la grande Histoire. L'adolescente rescapée des camps a donné aux femmes françaises la liberté de choix. De Birkenau à l'Hémicycle, de l'Académie française au Panthéon, retour sur le destin hors-norme d'une femme d'exception. 

Simone Jacob, une adolescente dans le camp de la mort de Birkenau

Ce 29 mars 1944, Simone Jacob, brillante élève de 16 ans, planche sur sa copie. Le baccalauréat a été avancé de trois mois, au cas où les Alliés débarqueraient. Le lendemain, alors qu’elle se rend chez des amies pour fêter la fin du bac, la jeune Niçoise, petite dernière d’une famille juive non-pratiquante de quatre enfants, est arrêtée par la Gestapo.

L’adolescente qui vivait cachée chez sa professeure de lettres classiques du lycée espérait être protégée par sa fausse carte d’identité, son faux nom, moins juif, "Simone Jacquier". Toute la famille Jacob, son père architecte, sa mère - "le personnage le plus important de [s]a vie", comme le confessera à la grande reporter Annick Cojean -, et ses aînés, seront arrêtés à leur tour, seulement quelques heures plus tard. Tous, sauf sa grande sœur Denise. Où est-elle, que fait-elle ? Elle n’en sait rien.

Ça tourne !

Madeleine, cette autre grande sœur qu’elle surnommait "Milou", son grand-frère Jean, leur mère Yvonne, et elle-même, la jeune Simone, sont conduits au camp d’internement de Drancy, "plaque tournante" de la politique de déportation antisémite en France. 

13 avril 1944, date ineffaçable, obsédante, jusqu’au dernier jour. Ce jour-là, les trois femmes sont forcées de monter dans le convoi 71. Direction le plus grand camp de concentration et d’extermination du Troisième Reich. Après deux jours de transport dans des wagons pour bétail, les Jacob découvrent l’antre de l’horreur : Auschwitz-Birkenau. 

Là-bas, elle ne sera plus appelée par son doux nom, mais par ce matricule indélébile, 78651, marqué sur son avant-bras dès son arrivée. "Nous étions que des victimes honteuses, des animaux tatouées", écrit Simone Veil dans l’essentiel Une Vie (Stock).

Mentir sur son âge, affirmer aux Kapos qu’elle a 18 ans. Ce conseil d’un prisonnier lui sauvera la vie. La jeune fille de 16 ans évite ainsi l’extermination. La voilà assignée à du travail forcé. Dans la crasse, sous la menace des coups, sous les températures négatives des hivers polonais ou le soleil assommant d’été, Simone doit s’exécuter à ses éprouvantes tâches : "décharger des camions d'énormes pierres" et "creuser des tranchées et aplanir le sol".

À Birkenau, Simone ne verse pas une larme. Elle se montre dure, combattante. Elle est la plus jeune de la famille Jacob, pourtant c’est elle qui protège Milou et leur mère.

Tout ce qu'on peut, dire, écrire, filmer sur l'Holocauste n'exorcise rien. Rien ne s'efface.

Le camp est marqué dans sa chair, la Shoah est un traumatisme, une hantise en toile de fond de son extraordinaire existence. "Il n'y a que la Shoah", "omniprésente", confie-t-elle six décennies plus tard, dans son autobiographie.

"Tout ce qu'on peut, dire, écrire, filmer sur l'Holocauste n'exorcise rien. (…) Rien ne s'efface ; les convois, le travail, l'enfermement, les baraques, la maladie, le froid, le manque de sommeil, la faim, les humiliations, l'avilissement, les coups, les cris… La chambre à gaz pour les enfants, les femmes, les vieillards, pour ceux qui attrapent la gale, qui clopinent, qui ont mauvaise mine ; et pour les autres, la mort lente", liste-t-elle dans la douleur du souvenir qui éveille encore ses sens : "L’atmosphère de crématoire, de fumée et de puanteur de Birkenau, je ne l'oublierai jamais".

Libérée un an plus tard, une jeune femme changée à jamais

Le 18 janvier 1945, les prisonniers d’Auschwitz sont évacués et transférés vers d’autres camps avant l’arrivée des Alliés.

Comme 40 000 autres déportés à bout de force, décharnés, certains mourants, les trois femmes entament la tragiquement célèbre "Marche de la mort". Des centaines de kilomètres parcourus à travers la Pologne et l’Allemagne "dans des conditions épouvantables, avec un froid affreux", mais avec un "instinct de survie absolument extraordinaire", dont témoigne Simone Veil en janvier 1995 sur le plateau du 20 heures de France 2.

Durant huit jours sans nourriture ni eau - hormis la neige fondue -, les filles Jacob et leur mère sont forcées de marcher et de s’entasser dans des trains jusqu’au camp de Bergen-Belsen, où cette dernière, éprouvée, succombe au typhus.

Un mois après la perte de leur mère, les troupes britanniques libèrent Bergen-Belsen le 15 avril 1945. 

À son retour en France, fin mai 1945, l’adolescente à jamais changée apprend avoir été reçue aux épreuves du bac, passées la veille de son arrestation. Une éternité semble s’être écoulée depuis ses jours heureux de lycéenne.

Simone retrouve sa deuxième sœur, Denise. Elle découvre que son aînée avait rejoint le réseau de Résistance à Lyon à 19 ans, avant d’être arrêtée et déportée. Les trois sœurs sont désormais livrées à elles-mêmes. Simone Veil, qui a vu sa mère s'éteindre, ne reverra jamais son père et son frère, morts en déportation, en Lituanie.

Que de chocs. Comme tant d’autres survivants de la Shoah qui n’ont pas été écoutés ou crus à leur retour, ou qui souhaitaient retrouver un semblant de vie normale, Simone Veil est mutique sur le cauchemar traversé. Auschwitz-Birkenau est au-delà des mots, de nos capacités d’imagination, elle en est longtemps convaincue. Personne d’autre que ceux qui l’ont vécu ne peut la comprendre. "Mes vrais amis ce sont ceux que j'ai connus au camp", avoue-t-elle d’ailleurs à Laure Adler, sur France Culture en 2010. Liées par l’indicible, Simone Veil, la cinéaste Marceline Loridan-Ivens, et la passeuse de mémoire Ginette Kolinka, toutes trois arrivées à Birkenau par le même convoi, resteront amies à vie.

Un jour de décembre 2004, Simone Veil retourne sur ces plaines silencieuses depuis la Catastrophe, entourée de six de ses petits-enfants. Elle leur montre les baraquements à bestiaux dans lesquels elle dormait, entassée, avec sa mère et Milou.

C’était son unique condition à la réalisation de ce reportage proposé par Paris Match : faire le voyage en famille. Elle ne souhaitait y retourner qu’avec eux, les adolescents de sa descendance. En Une du magazine, la grand-mère pose devant l’entrée du camp enneigé dans un gros manteau qui lui a manqué 60 ans plus tôt.

La Simone Veil silencieuse a laissé place depuis quelques années à une Simone Veil engagée pour le souvenir, qui témoigne et préside même la Fondation pour la Mémoire de la Shoah, dès sa création en 2000 et jusqu'en 2007.

La vie d'après, avec Antoine Veil

Le bac en poche, Simone Jacob s’inscrit en droit et intègre en octobre 1945 Sciences Po la prestigieuse. Ses camarades de promotion ont fait leur rentrée neuf mois plus tôt, en janvier 1945, lorsqu'elle était encore détenue à Birkenau. Sur les bancs de la grande école parisienne, l’étudiante rencontre un autre élève juif, qui a échappé de peu à la déportation. Un certain Antoine Veil.

Les inséparables se marient le 26 octobre 1946. Elle a 19 ans, lui 20. "J’ai trouvé des parents dans mes beaux-parents, c'était le même genre de vie", rembobine l’orpheline au micro de France Culture en 2010, avec cette émotion contenue qui la caractérisait.

Très vite, les jeunes mariés deviennent parents de Jean, Claude-Nicolas - disparu en 2002 d’une crise cardiaque, encore un drame dans la vie de Simone Veil - et Pierre-François.

L'aîné et le benjamin deviendront tous deux avocats, le métier que leur mère rêvait d'exercer. Mais leur père le lui a interdit. Ses premières batailles pour les droits des femmes se sont menés au sein de son foyer.

Simone Veil n’a pas trente ans quand elle devient magistrate. Elle sera même nommée secrétaire du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) par le Président Pompidou, en 1970. Soit, la première femme à occuper ce poste.

Son inoubliable combat pour les femmes

Quatre ans après cette nomination, la magistrate est approchée par un autre Président, Valéry Giscarg d’Estaing. Elle entre dans le gouvernement Chirac : appelez-la "Madame la ministre de la Santé".

"Je voudrais vous faire partager une conviction de femmes. Je m’excuse de le faire devant une Assemblée constituée quasi exclusivement d’hommes : aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement." C’est par ces mots puissants que, le 26 novembre 1974, Simone Veil, montée à la tribune de l’Assemblée nationale, débute son discours historique.

Je n'ai jamais ressenti autant de haine, une vraie haine, une haine qui veut tuer.

Durant plus de 40 minutes, celle qui s’apprête à marquer l’Histoire de France défend avec intensité, justesse et persévérance la légalisation de l’avortement. Avec courage aussi. Un immense courage. Car la ministre a dû affronter l’hostilité, même l’agressivité d’une partie des députés, y compris de son propre camp. Elle subit des attaques misogynes, antisémites, qui la renvoient à son passé de déportée, et des menaces de la part de l'extrême-droite. "Je n'ai jamais ressenti autant de haine, une vraie haine, une haine qui veut tuer", confiait Simone Veil en 1999 à France Culture.

Pourtant, à cette époque en France, le sujet est urgent : 300 000 femmes avortent clandestinement chaque année, risquant six mois de prison. Une femme en meure chaque jour.

Son emblématique prise de parole marque le début de trois jours et deux nuits de débats enflammés, virulents, avant le vote, le 29 novembre 1974. Le texte est adopté à 3h40 du matin, par 284 voix contre 189.

Le 17 janvier 1975, après des mois de bataille et d'intimidations, la loi Veil entre en vigueur... et dans l’Histoire. Son courage et son abnégation ont permis aux femmes de disposer de leurs corps comme elles l'entendent.

Ses années pour l'Europe 

1979. Autre année marquante de sa carrière politique. Simone Veil, à la tête de la liste de l'Union pour la démocratie française (UDF), est élue présidente du Parlement européen à la majorité absolue. Cette fois encore, elle est la première femme à occuper cette fonction.

Qu’une ancienne déportée devienne la première présidente du nouveau Parlement européen lui paraissait de bon augure pour l’avenir.

Le Président Giscard voit en elle "un symbole de la réunion franco-allemande et la meilleure manière de tourner définitivement la page des Guerres mondiales", comme elle le raconte dans Une vie. "Qu’une ancienne déportée devienne la première présidente du nouveau Parlement européen lui paraissait de bon augure pour l’avenir."

Celle qui sera réélue députée européenne en 1984 et 1989 est elle aussi intimement convaincue que la construction européenne est la seule issue pour une paix durable, contre le mode repeat de l'Histoire.

L'Europe ne la quitte pas, même quand elle change de poste. La femme de droit qu'elle demeure prête serment au Conseil Constitutionnel le 3 mars 1998, pour un bail de neuf ans - elle est la deuxième femme à y entrer - et doit traiter de la question de la primauté du droit communautaire européen sur la législation française.

L'européenne convaincue vit le résultat du référendum de 2005 [À la question "Approuvez-vous le projet de loi qui autorise la ratification du traité établissant une constitution pour l'Europe ?", les Français ont répondu "Non" à 54,68 %, ndlr] comme un échec, forcément. 

Simone Veil intronisée à l'Académie française

C'est une autre de ses confidences glissées dans Une Vie : Simone Veil a toujours rêvé de faire partie des Immortels. Un vieux rêve qui prend forme à ses 83 ans, lorsqu'elle est choisie pour occuper le précieux fauteuil numéro 13, celui de Jean Racine.

Le 18 mars 2010, la personnalité politique la plus populaire du pays entre sous la Coupole, accueillie par les éloges de Jean d'Ormesson.

Il y a en vous comme un secret : vous êtes la tradition même et la modernité incarnée.

Le discours de l'écrivain, empreint d'admiration et de tendresse, rend hommage à son courage si souvent mis à l'épreuve, tandis qu'en face du monument, des manifestants scandent infatigablement "Pas d'avorteuse à l'Académie !".

"Il y a en vous comme un secret : vous êtes la tradition même et la modernité incarnée, résume-t-il si joliment, si justement. Je vous regarde, Madame : vous me faites penser à ces grandes dames d'autrefois dont la dignité et l'allure imposaient le respect. Et puis, je considère votre parcours et je vous vois comme une de ces figures de proue en avance sur l’Histoire."

Sur son épée, la sixième femme à devenir Académicienne a fait graver son matricule de déportée. Elle a aussi tenu à y faire inscrire les devises de son pays et de son continent. Et le visage d'une femme. Tant de symboles qui rappellent les combats de sa vie, des camps de l'horreur aux tribunes des Parlements français et européens.

Des adieux nationaux, des Invalides au Panthéon

Simone Veil aurait fêté 90 ans de vies - au pluriel, tant son existence fut rempli de multiples vies -, le 13 juillet 2017. Elle s'éteindra une poignée de jours plus tôt, le 30 juin. Une vive émotion parcourt alors l'opinion publique, effarée par la disparition de cette grande figure inspirante. 

Lorsqu’une vie se consacre à la justice, et singulièrement à la justice pour les plus faibles, lorsque cette vie choisit de se construire sous l’égide de la République, c’est la France qui est grandie.

"Lorsqu’une vie se consacre à la justice, et singulièrement à la justice pour les plus faibles, lorsque cette vie choisit de se construire sous l’égide de la République, c’est la France qui est grandie. (...) Les Français l’ont su, l’ont compris, votre grandeur fit la nôtre. C’est la France, c’est l'Europe toute entière qui est là, témoignant de vos combats. Je vous prie de recevoir le remerciement du peuple français." Les mots précisément choisis d'Emmanuel Macron résonnent dans la Cour d'honneur des Invalides où se tient l'hommage national. Ce 5 juillet 2017, trois Chefs d'État de la Ve République, et Bernadette Chirac, venue représentée son époux affaibli, saluent, par leur présence, le parcours et l'engagement de Simone Veil.

En conclusion de son éloge funèbre, le Président tout juste élu annonce que l'ancienne ministre reposera au Panthéon avec son époux, disparu en 2013.

À Simone Veil, la patrie reconnaissante. Le 1er juillet 2018, un an et un jour après sa disparition, la militante invétérée des droits des femmes et de la mémoire intègre la célèbre crypte.

Cinquième femme à y entrer, elle est aussi l'une des rares personnalités à avoir été panthéonisée si peu de temps après sa mort. Les élus politiques se décident souvent des décennies après le tragique évènement. Pour Simone Veil, nul besoin de recul, de réflexions. L'ultime, évident et grand "merci" n'attend pas.