La plupart du temps, son regard se perd sur le sol. Mais quand il est là, à ses côtés, dans cette petite pièce, elle lève les yeux, l’observe, le touche d’un geste délicat de la main – un geste simple, preuve de sa solidarité sans faille. Mais parfois Fathira semble saisie par le récit de son mari, comme si elle réalisait ce à quoi elle a renoncé, une vie calme et sereine. Fathira écoute Pep, son histoire est effrayante. Car à chaque instant il peut être tué, sous ses yeux, d’une balle dans la tête. Nous sommes à Shkodër, au pied de montagnes aux sommets enneigés, une ville du nord-ouest de l’Albanie où des chevaux tirent encore des charrettes, où le lointain communisme a cédé la place à une gangrène mafieuse, et où la vendetta est une coutume locale qui ne semble reculer devant rien.
A l’origine il y a un livre, le Kanun, un texte de lois rédigé au XVe siècle par un seigneur du Nord, Lekë Dukagjini. Au fil des pages on y lit des règles très précises qui régissent la vie au quotidien. Et l’une d’elle est plus terrible que les autres : la « gjakmarrja » – reprise du sang –, qui accorde le droit à la famille de la victime d’un homicide, volontaire ou non, de prendre la vie d’un des membres de la famille du meurtrier, même si ce parent n’est pas impliqué dans le crime. La vengeance n’a pas de limites dans le temps et peut se perpétuer indéfiniment. Question d’honneur. On règle ses comptes à coups de fusil, peu importe la justice de l’Etat. Et peu importe la raison, même dérisoire : une parole mal interprétée, quelques mètres carrés de terrain ou un verre de raki.
Fathira, 21 ans, les rondeurs de l’adolescence à peine passée, écoute toujours Pep, 24 ans. Il est menacé. Mais pourquoi, d’ailleurs ? Pep essaie de se souvenir : c’était il y a tant d’années. Au départ, raconte-t-il, c’est une sombre histoire entre un patron et son employé, l’oncle de Pep. Le patron humilie l’homme, le force à boire du raki. L’oncle tue le patron. La famille du tué se venge, et abat à son tour un membre de la famille adverse. Jusqu’au jour où l’oncle de Pep tue à nouveau – cette fois ce sera deux personnes, un homme et son fils, dans la cour de leur maison. Cette histoire n’a donc rien à voir avec Pep. Depuis, son oncle est mort, mais la famille des deux dernières victimes estime que la dette de sang n’est pas soldée. Eux, ils ont perdu un enfant. Cela fait maintenant des années – combien exactement ? il ne sait plus – que Pep vit enfermé chez lui, dans cette petite maison aux murs blancs que longent les rails du chemin de fer.
A une époque il était plus facile de trouver des armes que de l’argent
A l’intérieur, ils ont désormais l’électricité – ça n’a pas toujours été le cas –, une télé, un ordinateur aussi. Pep y passe des journées entières à craindre le pire, à grandir avec si peu. « A une époque il était plus facile de trouver des armes que de l’argent », souffle-t-il. Une vie recluse à échapper à la violence d’une tradition. « Mon avenir ressemble à un rideau noir. » Mais comment vivre enfermé quand on a 20 ans ? En réalité c’est impossible. Il faut aussi faire vivre sa famille. Ils perçoivent 40 000 leks (environ 300 €) d’aide de l’Etat par mois. Depuis quelque temps, Pep a décidé de prendre le risque de s’échapper pour une poignée d’heures chaque jour, discrètement, afin de travailler dans une petite fabrique de meubles – « J’ai besoin de me libérer de cette pression, même si j’ai peur. » Et le soir, il se connecte à Facebook, son ouverture sur le monde, dit-il. C’est comme ça, d’ailleurs, qu’il a rencontré Fathira. « Les réseaux sociaux sont nécessaires pour maintenir un lien avec l’extérieur, explique-t-il. Je n’avais pas posté ma photo, de peur que la famille d’en face ne me localise. Puis j’ai commencé à chatter avec Fathira. Elle a accepté de me rencontrer. » Elle sourit. « Une semaine plus tard je lui ai dit la vérité sur ma situation. »
Fathira se souvient : « C’est la première fois que je rencontrais quelqu’un en vendetta. J’ai cru que c’était une blague mais j’ai vu les larmes dans ses yeux. »
Sommets enneigés et trafic d'armes
En 2004, Marie Claire avait déjà enquêté sur la vendetta, racontant cette tradition « remise au goût du jour après la chute du régime stalinien, en 1992 (…). Cette culture du crime qui n’épargne pas les femmes, ni même les enfants ». Treize ans plus tard, ces mêmes familles sont dans le même désarroi, la justice peine à régler les conflits, la police est toujours aussi corrompue. Chaque histoire raconte la même douleur, le cynisme d’un pays qui laisse une absurde tradition véroler sa volonté de modernité. Combien d’enfants cloîtrés comme Pep ? Il est impossible de l’évaluer avec précision, les statistiques variant selon les sources.
On ne se gêne plus pour tuer les filles
En 2013, la Direction générale de la police a recensé dans tous le pays 67 familles, dont 39 à Shkodër, qui vivent dans ces conditions. Le Mouvement socialiste pour l’intégration évoque 300 familles, et le Comité réconciliation nationale, 3 800… Et les meurtres ? « Ils ont diminué », assure Simon Shkreli, journaliste local. Les représentants de l’Etat, peu enclins à s’épancher sur le sujet, ont récemment donné des gages de lutte contre les crimes d’honneur. Depuis 2013, un crime pour vendetta est passible de trente ans de prison. De quoi dissuader. « Mais la situation peut de nouveau s’aggraver, s’inquiète le journaliste, à cause des histoires liées à la culture du cannabis, qui se répand dans la région. D’autant que les armes prolifèrent toujours. » Mais il y a une chose qui a changé en quinze ans : désormais, alors que le Kanun l’interdit, on ne se gêne plus pour tuer les filles. Vera Papleka et son mari, Gezim, habitent avec leurs neuf enfants une petite maison sans eau potable
entourée d’un champ, de moutons et d’un cheval. Il faut rouler pendant plusieurs heures et emprunter des routes sinueuses de montagne pour atteindre le village, perché dans les hauteurs du nord de l’Albanie.
Au loin, les sommets sont enneigés. Face à chez eux, si proche, une autre maison. Celle de leurs ennemis, ceux qui ont abattu leur Gjyste. Elle avait 18 ans et était avec son père dans le jardin. Cette fois c’est une histoire de terrain. Le meurtrier, un policier de la région, a tiré huit fois. Depuis, il a été jeté en prison. C’est rare. Se vengeront-ils ? « Ils ont essayé d’envoyer des personnes influentes pour payer et pour que je ne me venge pas », raconte Gezim, assurant que sa foi l’en empêchera. La mère : « Le Kanun est une malédiction. Je ne veux ni me venger ni pardonner. L’autre famille doit formuler de vrais regrets. » Dans le village, on raconte que ceux de la maison d’en face « se vantent et regrettent de ne pas avoir atteint leur objectif ». Le père. Comment effacer des siècles de tradition ? Don Raffaele Gagliardi y a passé beaucoup de temps. Il est le curé de la région de Zadrima, à quelques kilomètres de Shkodër, depuis une vingtaine d’années. « Quand je suis arrivé d’Italie, en 1997, se souvient-il, c’était terrible. Tout le monde était armé, la valeur d’une personne était proche de zéro. » Les meurtres se sont multipliés. Comme d’autres dans le pays, il a usé de son pouvoir pour réconcilier les familles, faire advenir le pardon. D’ailleurs, il faut les rencontrer ces hommes qui se disent pacificateurs, ils feraient passer les personnages des films de Martin Scorsese pour des enfants de chœur. Beaucoup les accusent d’en avoir profité pour s’enrichir, la vendetta ayant généré son propre business, chaque réconciliation se monnaie.
Ce sont les femmes qui réclament la vengeance.
Un bon nombre d’entre eux a d’ailleurs été tué. Nikollai Skulani est un survivant. Il porte avec une certaine prestance un costume noir, des lunettes dorées Aviator, une montre et des bagues en or. Des
années qu’il négocie. Il dit : « Ce sont les femmes qui réclament la vengeance. » Dans sa paroisse, le curé Gagliardi n’est pas loin d’être d’accord : « La mère, par exemple, c’est elle qui vient te voir au moment du drame, qui te montre la photo du fils. Si elle te dit : “Je laisse tout dans la main de Dieu”, c’est qu’il n’y aura pas la paix. » En 2013, les trois évêques du nord de l’Albanie ont publié un décret : ceux qui se rendent coupables ou complices de vendetta sont désormais excommuniés – ce qui implique l’interdiction de sacrements et de funérailles religieuses. Une décision historique dans ce pays très pieux.
Ce n’est pas parce que les meurtres ont pour l’instant baissé que la situation est meilleure
Elona Prroj connaît par cœur toutes ces histoires. Le 8 octobre 2010, son mari, le pasteur Tani Prroj, marchait dans la rue centrale de Shkodër quand soudain, au milieu des passants, il a été tué. Il savait qu’il devait répondre d’un crime commis cinq ans plus tôt par un oncle. Il avait négocié avec ceux qui le poursuivaient, payé très cher des réconciliateurs officiels. En vain. Sa mort – celle d’un religieux, cette fois – a bouleversé l’Albanie. Des manifestations ont été organisées à Tirana, la capitale, Elona marchant en tête des cortèges. Depuis, elle prépare une thèse en psychologie sur les conséquences traumatiques de la vendetta sur les femmes. Et partage l’analyse de Raffaele Gagliardi : « Les femmes sont celles par qui le pardon arrive, ou pas. Le meurtrier de mon mari, sa mère lui a rappelé tous les jours qu’il ne devait pas oublier de venger son père. » En parallèle de sa thèse, Elona aide aussi les femmes victimes de la vendetta à trouver du travail, fournit de la nourriture, apporte une aide psychologique. « Ce n’est pas parce que les meurtres ont pour l’instant baissé que la situation est meilleure. Il y a trop de familles cloîtrées. »
Elona a fait promettre à son fils de ne jamais venger son père. Maria Bregu, elle, a peur. Elle vit avec ses deux fils dans une petite maison à quelques kilomètres du centre de Shkodër. Chez elle, pas de douche, un seul évier, une étable à l’intérieur même de la maison où une vache rumine, allongée sur un tas de foin. Et un réfrigérateur branché mais vide. Cela fait maintenant dix-neuf ans qu’elle vit recluse. Depuis peu, elle travaille comme femme de ménage dans une société de la région. Ici encore, le récit semble d’un autre siècle : c’est son mari qui, à l’origine, était la cible d’une vengeance, il avait tué… Mais le mari s’est suicidé, alors c’est son fils aîné, Zef, qui est désormais en danger. Cette semaine-là, le jeune garçon s’apprête à fêter son seizième anniversaire. L’âge fatidique. Car le Kanun est assez strict, le meurtre d’un enfant de moins de 16 ans est interdit. Zef n’a plus que quelques jours de répit. Mais quel répit ? Voilà des années, déjà, qu’il est privé de l’insouciance de l’enfance, il ne va pas à l’école pour ne pas prendre de risque. Et lui non plus ne sait pas très bien pourquoi : « Je sais juste que nous sommes en vendetta. » Sa mère : « Nous disons toujours aux enfants de ne faire confiance à personne, mais nous ne donnons pas d’explication. »
S’imagine-t-il une vie différente ? Il réfléchit… et sourit : « Une vie meilleure, je ne sais pas comment l’expliquer. » Maria a prévu un petit gâteau pour fêter l’anniversaire.
Elle a vengé son père
A l’extérieur, la nuit est noire, et les routes, désertes. Ljiljana Luana, 56 ans, est pressée de quitter la maison de Maria. Elle est attendue chez elle, elle consacre déjà tant de temps à ces enfants, comme Zef. Ljiljana est institutrice, et elle est une des rares personnes dans ce pays à aider depuis des années ces familles victimes de la vendetta, à donner des cours aux enfants déscolarisés. A une époque, elle avait même créé un centre d’accueil afin qu’ils puissent suivre une scolarité décente, mais la corruption a mis à mal toutes ses velléités.
Si l’Albanie veut obtenir son ticket d’entrée dans l’Union européenne, elle doit mettre fin à la vendetta.
« Le Kanun devrait rester au musée, insiste-t-elle. C’était la Constitution d’avant. Aujourd’hui il est en dehors du temps. Nous avons besoin de politique sociale pour intégrer les victimes de la vendetta, souvent des familles très pauvres. L’école, l’éducation, est la seule réponse valable. Il faut aussi une législation plus forte, une vraie justice pour combattre la corruption. Si l’Albanie veut obtenir son ticket d’entrée dans l’Union européenne, elle doit mettre fin à la vendetta. »
Lina Rosaj le sait, mais elle-même n’a pas pu faire autrement. Elle a vengé son père, alors que le Kanun interdit aux filles de tuer. Près de trente ans plus tard, dans sa maison de Tirana, elle ne regrette rien. Elle raconte ses années d’orpheline, ses fêtes de Noël privée de tout, cette colère qui a grandi. Et ce jour d’octobre 1989 où elle a aperçu l’assassin de son père qui sortait de prison. « J’ai décidé que c’était son dernier jour. Je suis allée chercher un couteau et je suis retournée devant le bar où il était. Je l’ai guetté, et quand il est sorti je l’ai frappé de trois coups dans le dos. » L’homme est mort, Lina est rentrée chez elle. Elle s’est assise sur une chaise, a donné le sein au plus petit de ses garçons en attendant la police. Elle se souvient de tout : elle portait une jupe rouge à pois blancs.
A quelques kilomètres de là, à l’extérieur de Tirana, une mère pleure toujours son mari et son fils. Elle est souriante, habillée en noir, les cheveux relevés en un chignon pas très bien arrangé. Elle ne veut pas parler. Autour d’elle sa famille fait corps, la parole doit être partagée. Elle ne peut pas parler de ce mari et de ce fils abattus, juste là, derrière, près du bunker. Plus loin sur le chemin, son cousin explique à sa place : « Elle a peur d’attiser encore plus la haine de son fils aîné, âgé de 24 ans. Elle a peur qu’il ne se venge. » Qui pourrait-il tuer ? L’assassin est mort. Les fils ? Les neveux ? Il ne connaît même pas leurs visages. Il ne connaît pas le visage de Pep et des siens. Il ne sait pas à quoi sa vie a été réduite. Il ne sait pas que Pep et Fathira, comme tant d’autres, n’ont eu d’autres choix que de fuir l’Albanie, en juin dernier (après notre visite), de traverser l’Europe pour rejoindre un autre pays, plus sûr. Pep et Fathira non plus n’ont jamais vu les visages de cette famille adverse. Ils pourraient se croiser sans se reconnaître.