Depuis le début de l'invasion de l'Ukraine en février 2022, une autre guerre, menée par celles et ceux qui refusent que l'on tue des Ukrainien.nes en leur nom, se joue à l'intérieur de la Russie.
"Aujourd'hui, le terme 'opposition' ne convient plus, car la dictature a écrasé toutes les institutions publiques. Le terme qui s'impose est "la résistance", écrit d'ailleurs la chercheuse au CNRS Marie Mendras dans la préface de Ces Russes qui s'opposent à la guerre, d'Anya Stroganova (éditions Les Petits Matins). Ces mouvements agissent dans la clandestinité, grâce notamment aux réseaux sociaux, pour contrer la propagande du Kremlin et organiser des opérations de protestation. Les femmes sont nombreuses dans ces groupes décentralisés et horizontaux tels que Résistance féministe antiguerre (FAS). Ce sont aussi deux femmes qui ont créé Media Partisans," une communauté où n'importe qui peut résister anonymement à la dictature en Russie". Une résistance souterraine.
Anna Rozen, exilée aux Pays-Bas, est le visage, le seul, de Media Partisans "pour qu'il puisse exister en Occident". Ces résistant.es de l'intérieur, appuyé.es par des comités formés à l'étranger, comme la très active association Russie-Libertés en France, prennent tous les risques pour que la Russie devienne un jour un État démocratique.
Lutter contre la propagande
Marie Claire. Pourquoi avoir créé ce mouvement de résistance clandestin ?
Anna Rozen. Notre objectif est de lutter contre la propagande, d'informer et de créer une communauté pour briser l'isolement des anti-Poutine. Facebook, Twitter, Instagram sont bloqués en Russie, les médias indépendants sont en exil, les Russes qui ne peuvent plus s'exprimer librement ont besoin d'un endroit sécurisé.
Deux femmes ont donc créé Media Partisans. On n'existe pas officiellement, on n'organise jamais de réunion physique, personne ne sait qui est qui, c'est une organisation horizontale.
Une chasse est menée contre notre mouvement, mais sans personne publique, il reste difficile de nous coincer pour nous accuser d'être des "agents des États-Unis". Cinq de nos bénévoles ont été arrêtées, une femme est emprisonnée, les autres ont fui à l'étranger - l'une d'entre elles se trouve dans un centre de rétention en Suède en attente de l'asile politique.
Comment faites-vous circuler les informations malgré la censure ?
On a créé des comités qui communiquent via Internet, Telegram, et notre chatbot ouvert est suivi par plus de 20000 personnes. Tout est sécurisé grâce aux VPN et on achète des cartes SIM à l'étranger.
Nos 200 bénévoles rédigent les articles, gèrent le design, font la modération et assurent la sécurité - car des officiers du FSB (les services secrets russes, ndlr) tentent régulièrement de nous infiltrer - et diffusent les instructions pour les actions de résistance.
Le rejet de la violence
Quel type d'actions lancez-vous ?
Notre mouvement est pacifique. On encadre ceux qui seraient tentés par le recours à la violence, comme certains lycéens et étudiants prêts à prendre d'assaut le Kremlin ou à jeter des cocktails Molotov sur les centres de recrutement de l'armée. Notre Telegram Bot donne des tâches à accomplir. Tout est anonyme.
Notre mouvement est pacifique.
Lors des dernières élections, avec la Fondation anticorruption d'Alexeï Navalny, nous avons lancé "Midi contre Poutine". On a appelé la population à venir dans les bureaux de vote à 12 heures pile le dimanche 17 mars 2024. La réélection de Poutine était inévitable, mais nous avons montré physiquement la présence de milliers d'opposants.
La Russie, un "goulag numérique"
Comment informez-vous ceux qui n'ont pas accès à Internet ?
Notre seule possibilité est de glisser des prospectus dans leurs boîtes aux lettres, de les coller sur les murs et de faire des graffitis difficiles à effacer. On diffuse ainsi les noms, les visages et la vérité sur le sort de nombreux prisonniers politiques dont on ignore l'existence.
En Russie, nous vivons dans un"goulag numérique". Des caméras de reconnaissance faciale ont été installées partout : dans les bus, les métros, les rues, même dans les entrées d'immeuble. Nous donnons le protocole à suivre : mettre une capuche, cacher son front et ses sourcils, choisir des vêtements très larges pour dissimuler sa façon de marcher. Et agir la nuit.
Vous alertez aussi sur les risques qui pèsent sur la jeunesse...
Oui, notre projet PR Rehab (réhabilitation, ndlr) raconte comment, dès le jardin d'enfants, on embrigade des "jeunes patriotes" avec des grenades et kalachnikovs factices. Des enseignantes choquées nous informent anonymement. On conseille les parents et on alerte les jeunes, sachant qu'à 14 ans, on peut être l'objet d'une enquête judiciaire, et à 16 ans, jeté en prison. Il existe des centaines de cas où des agents du FSB ont piégé des mineurs qui croyaient intégrer des mouvements anti-guerre.
Sur nos réseaux, on raconte l'État fasciste, mais tous les Russes ne sont pas fascistes !
Le régime de Poutine est-il très critiqué en Russie par la population ?
En Russie, on parle de "conversations dans la cuisine". Entre proches, on s'inquiète des jeunes mobilisés, des prix qui grimpent, de la pénurie de médicaments importés.
Les programmes sociaux ont été coupés pour l'effort de guerre. Le chiffre officiel des morts et blessés de la guerre en Ukraine est de 15 000, alors qu'ils seraient au moins 500 000. Sur nos réseaux, on raconte l'État fasciste, mais tous les Russes ne sont pas fascistes ! Après la guerre, il nous faudra nous laver de cette honte.
Cette interview a initialement été publiée dans le magazine Marie Claire, numéro 869, daté de février 2025.