Un ciel de traîne bleu et des nuages qui courent vite. Une dentelle d'anses et des grèves. Une vue aussi périmée que le concept de carte postale. Périmé ce paysage de sable et de granit, qui n'est plus que plages barricadées et effluves putrides.

Sur la presqu'île d'Hil-lion, un suaire d'algues vertes a chassé de la plage les enfants et les oiseaux migrateurs. "En cas de malaise, appelez immédiatement les secours au 112", disent les panneaux. En se décomposant, l'ulva armoricana produit du sulfure d'hydrogène, un gaz mortel. Plus haut, dans l'estuaire du Gouessant, un coureur est mort en 2016.

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Des plages mortelles

Elsa Leydier

Le sentier côtier est irrespirable, le bourg sinistré. Quelques familles viennent voir à quoi ressemble un naufrage écologique. Le 12 septembre dernier encore, deux chiens sont morts sur une plage de Plestin-les-Grèves. Ça fait maintenant trois hommes et des dizaines d'animaux dont les décès sont imputés aux algues vertes.

Les Côtes-d'Armor, le Finistère et désormais le Morbihan, la Charente-Maritime et le Calvados sont frappés.

Dans sa BD best-seller Les algues vertes, l'histoire interdite, la journaliste Inès Léraud a révélé que l'origine de cette pollution, dénoncée par les activistes et les scientifiques, est connue des pouvoirs publics depuis trente ans : les tonnes de déjections animales des élevages intensifs (lisier de porc et fientes de volaille) utilisées en épandage et le recours massif aux phytosanitaires sur des hectares de sols lessivés par la monoculture contaminent nappes phréatiques et cours d'eau.

En juin dernier, un rapport de la Cour des comptes a "sans ambiguïté" mis en cause le modèle agricole intensif breton. Le poids du secteur agroalimentaire dans la région – 20,4 milliards d'euros en 2018 selon les chambres d'agriculture bretonnes – explique le manque d'ambition de la lutte contre les algues vertes. 

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Le frigo de la France

Elsa Leydier

La Bretagne est le frigo de la France : plus d'un cochon sur deux et un poulet sur trois y sont industriellement produits, sans compter le lait et ses produits dérivés et un million d'œufs livrés chaque jour à Paris.

"L'agriculture bretonne est un fleuron économique français, le fruit d'une politique d'État, rappelle Inès Léraud. En Bretagne, plus d'une personne sur trois travaille directement ou indirectement dans le secteur agro-industriel, qui tente de se faire représenter dans l'appareil politique local et national, dans les coopératives et dans la presse professionnelle."

En Bretagne, plus d'une personne sur trois travaille directement ou indirectement dans le secteur agro-industriel

Face à cet étroit maillage de connivences, des îlots de résistance jaillissent sur la péninsule. Journalistes, lanceur·ses d'alerte, adhérent·es d'associations écologistes, agriculteur·ices, une belle poignée de valeureux change la donne, en ultra-local.

Les mots de Corinne Morel Darleux dans Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce. Réflexions sur l'effondrement faseyent entre lande et granit : "Il faut passer à une forme d'acupuncture politique : appuyer à plein d'endroits, chacun avec ses modes d'action, sans forcément être des millions, mais avec des actions portant en elles leur propre efficacité."

C'est ce qui est en train de se passer là, entre terre et mer. Une carte de la Bretagne dépliée sur nos genoux, un kouign-amann dans la main, nous quittons le littoral putréfié pour rallier Rostrenen, commune des Côtes-d'Armor où travaille la journaliste Morgan Large.

Rendez-vous est pris dans les locaux de Radio Kreiz Breizh (RKB), où elle anime La petite lanterne, une émission quotidienne de reportages sur la Bretagne rurale. 

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S'engager et libérer la parole

Elsa Leydier

L'impétueuse reporter bretonne est devenue un symbole de la liberté d'expression, comme sa consœur Inès Léraud. Résolument engagée, elle est membre fondatrice de Splann, un collectif de journalistes d'investigation.

La première enquête (publiée en breton-français) signée Caroline Trouillet en juin 2021 a révélé que la Bretagne est la première région émettrice d'ammoniac. Concentré dans les engrais azotés et la fiente de volaille, ce gaz est précurseur de particules fines et cause de morts prématurées.

Dans le documentaire Bretagne, une terre sacrifiée, réalisé par Aude Rouaux et Marie Garreau de Labarre, Morgan Large déplorait l'impact de l'agro-industrie sur l'environnement et la santé des employé·es du secteur. Résultat : les locaux de RKB ont été forcés, les boulons des roues de sa voiture dévissés, son chien empoisonné, son travail discrédité...

L'industrie n'aime pas que ses pratiques soient dévoilées : infractions environnementales, cancers professionnels, agrandissements subventionnés d'exploitations déjà géantes. Morgan Large arrive comme un coup de vent à la radio, campée dans ses boots, un mug de café à la main. "Je vous en fais un ?"

Volubile, elle raconte comment les moules de rivières ont quasiment disparu des cours d'eau bretons. "Les rares qu'il reste ont 80 ans, c'est pas dingue ? Pour se développer, les larves doivent s'accrocher aux branchies d'une truite fario. Une dose de nitrate de trop et vlan ! ça fout tout par terre. Ils ont monté une nurserie de mulettes perlières dans les monts d'Arrée."

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Une petite lanterne

Elsa Leydier

Comme partout sur la planète, la biodiversité en Bretagne s'érode à une vitesse effrayante : 21,2 % des espèces animales et végétales qui y vivent sont menacées de disparition dans les dix ans. Et 65 % des dix-sept espèces d'oiseaux marins nicheurs, comme le macareux moine ou le Fou de Bassan.

"220 000 km de haies et de talus ont été rasés, des millions d'hectares de prairies et de zones humides transformés en champs de maïs, s'indigne Gilles Huet, cofondateur de l'ONG Eaux et rivières de Bretagne. Prélevez un échantillon dans un cours d'eau breton, vous y trouverez trente, cinquante molécules différentes de pesticides."

Préserver l'environnement et limiter le réchauffement climatique passe, on le sait aujourd'hui, par la réduction des cheptels. Pourtant, le modèle intensif garde le vent en poupe. "Dans les lycées professionnels, ils apprennent aux gamins que les médias – surnommés les 'merdias' – font de la "désinformation'", s'agace Morgan Large.

Le nom de son émission La petite lanterne vient d'un proverbe chinois : "Plutôt que de hurler contre les ténèbres, il vaut mieux allumer une petite lanterne." Un credo de choix pour cette frondeuse qui a fait une fac de philo avant de bifurquer vers l'éducation populaire, puis le journalisme.

Pour l'heure, la petite lanterne qu'elle nous tend s'appelle Trémargat. Emmanuelle Billard, éleveuse "La ferme à Trémargat", vraie ferme pédagogique qui accueille enfants et ados pour des séjours en immersion, est importante dans son parcours.

"Combien d'enfants ne touchent rien de vivant dans une journée ? Venez, je vous emmène !" Nous voilà lancées entre bois et landes, chaos granitiques et vallées encaissées, au paradis du lichen et des korrigans. Trémargat est une légende bretonne. Ce village repeuplé dans les années 70 est un contre-modèle agricole breton. Antoine Girard, chercheur à l'Inra, à Rennes, y pilote avec une douzaine d'autres habitants un projet de Maison de semences paysannes.

"Plein de variétés ont disparu du terroir, explique-t-il. On va les réintroduire, travailler avec les paysans, qu'ils fassent leur propre sélection. Un écosystème cultivé avec une variété d'espèces résiste mieux que la monoculture aux tempêtes, sécheresse, inondations. Avec des rendements plus stables sur dix ans. Bref, c'est un bon calcul, sauf pour l'industrie dont les machines ne peuvent traiter que des matériaux homogènes." Antoine nous apprend que si la culture du sarrasin revient en Bretagne, la céréale, chinoise à l'origine, reste massivement importée de Chine.

Ça tourne !
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L'agriculture familiale

Elsa Leydier

Depuis notre arrivée, personne n'allume les agriculteurs aux-mêmes. Aucune trace de cet "agribashing" dénoncé par les défenseurs du modèle intensif. "Ce terme est une invention marketing de la FNSEA (syndicat professionnel majoritaire qui soutient l'agriculture industrielle, ndlr)", tacle Sylvain Ernault, de Splann.

Même Morgan Large ne s'y résout pas. "Quand je vois mon voisin labourer puis 'traiter' une prairie qui a 20 ans, ça me désole, il faut que ça s'arrête. Mais cette agriculture existe, il faut réussir à dialoguer. Mais imagine la violence que vit un porcher qui peut passer des heures à castrer ses porcelets et leur meuler les dents ? La corde sur la poutre, elle n'est pas loin."

De leur côté, les petits paysans engagés dans une agriculture familiale ne tapent pas non plus sur ces éleveurs intensifs. Les Bretons rugueux se dévoilent diplomates, attachés à l'intelligence collective.

"On n'est pas que paysans, justifie Benjamin Henry, agriculteur avec sa femme Marion à Plouguernével. On est aussi parents, parents d'élève, voisins. Des flics viennent nous acheter nos produits, des caissières d'Intermarché et même la femme d'un cadre de la plus grosse coopérative bretonne."

Leur engagement pour des pratiques agricoles dignes, réjouissant, pourrait bien essaimer. À les voir, on se dit que vingt-cinq vaches bretonnes pie noir (une race rustique qui a failli disparaître) et dix-huit cochons en plein air suffisent peut-être à changer le monde.

Leur ferme du Buis Sonnant, une SCI agricole et citoyenne, soutenue par Terre de Liens, ne leur appartient pas. "L'idée, c'est de ne pas impacter, ne laisser aucune trace", expliquent les deux anciens ingénieurs agronomes.

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Un autre modèle possible

Elsa Leydier

Plus au nord, à Laurenan, Emmanuel et Ludovic Billard aussi changent le monde. Adhérente à la Confédération paysanne et coprésidente d'Agriculture paysanne, Emmanuelle accompagne les projets d'installation d'agriculteurs non issus du milieu agricole.

D'ici cinq ans, un fermier sur deux partira à la retraite, autrement dit l'opportunité de favoriser le développement d'une filière agricole respectueuse des écosystèmes. Avec quarante vaches et huit cents poulets, Emmanuelle aussi change le monde.

"Et contrairement aux idées en vogue, je ne travaille à la ferme qu'une trentaine d'heures par semaine. Bon, pendant les vêlages, c'est chaud mais ça dure deux mois. Et je prends cinq semaines de vacances. Quand j'en ai marre, je me fais remplacer", revendique cette coureuse de triathlon.

Avec quarante vaches et huit cents poulets, je gagne 2 000 € par mois.

"Avec quarante vaches et huit cents poulets, je gagne 2 000 € par mois." Cette agricultrice prouve, comme au Buis Sonnant, qu'un autre modèle, rémunérateur, est possible. "Quand on est arrivés ici, c'était plein de maïs. Nous, on ne voulait pas de vaches brésiliennes."

La paysanne explique : "En élevage intensif, les bovins sont nourris de maïs et de soja importés essentiellement du Brésil. Il en arrive par cargos entiers à Lorient ou Saint-Nazaire, déjà traités aux pesticides."

Les nitrates et les algues vertes n'ont pas proliféré par hasard. D'autres désastres suivront, comme les fuites de méthaniseurs qui se multiplient déjà. La Terre brûle, la Bretagne avec. Les petites lanternes éclairent ce qu'il reste de bocage. 

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Les conséquences toxiques de l’agriculture intensive en Bretagne

Victimes de cancers dûs aux pesticides utilsés dans l’agriculture locale, d’ancien salariés d’un géant agro-industriel breton ont gagné leur bataille judiciaire contre Triskalia (devenu Eureden,) géant breton de l’agro-alimentaire

Noël Pouliquen a gagné. Fin 2019, son employeur, la coopérative Triskalia (devenue en Eureden en 2019, après sa fusion avec D’aucy), a été condamné pour faute inexcusable. De 1989 à 2015, employé comme magasinier puis chauffeur chez le géant de l’agroalimentaire breton, il a passé 26 ans à manipuler des produits phytosanitaires destinés aux agriculteurs.

En 2015, il a développé un cancer du système immunitaire (lymphome non hodgkinien.) Son père, salarié du même groupe a été victime d’une leucémie en 2000. D’autres ont été frappés : "On était une dizaine, quatre seulement sont toujours vivants. Les sacs de produits arrivaient sur palettes, ça fuyait de partout.

Produits depuis interdits

A la période d’épandage dans les champs, il y avait tellement de cartons stockés dans le magasin, à que les ventilations hautes étaient bouchées. On n’avait pas de gants, pas de masques, aucune protection." Quand il a commencé à présenter des problèmes de santé, ulcérations au niveau des muqueuses, vitiligo, il a été muté au transport de produits.

"On ramassait 1,2 tonnes de bidons de phytos vides par an. Le jus ruisselait des remorques. Un jour, j’ai vu un de mes collègues saigner du nez et des oreilles au retour d’un ramassage." Certains produits ont été interdits, comme l’herbicide Atrazine en 2001 qui contaminait les cours d’eau.

On a demandé à Raymond, le père de Noël Pouliquen, et deux collègues, de déverser dans le sol des milliers de litres de ces produits désormais invendables, sur le site classé Seveso "à moins d’un kilomètre d’un captage d’eau" précise le breton.

Des salariés de Nutréa, filiale de la coopérative Triskalia, qui manipulaient des produits d’alimentation animale, avaient également porté plainte et déjà été en 2016, reconnus victimes d’une faute inexcusable de leur employeur.

Leur bataille judiciaire a été soutenue par le Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest. L’association bretonne s’est créée après que Michel Besnard, l’un de ses fervents activistes, ait entendu sur France Inter le reportage d’Inès Léraud "Une histoire de grains pourris."

Elle compte désormais une autre victoire : la reconnaissance du cancer de la prostate comme maladie professionnelle de l’agriculture, annoncée le 20 octobre par le ministre de l’Agriculture Julien Denormandie.

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Trois questions à Bertrand Valiorgue

L’élevage intensif en Bretagne a de grandes répercussions environnementales. Mais une autre agriculture est possible, nourricière et vertueuse.

Nous avons posé trois questions à Bertrand Valiorgue, enseignant à l’Université de Clermont Ferrand, défenseur de l’agriculture régénératrice, et auteur de Refonder à l’agriculture à l’heure de l’Anthropocène.

Marie Claire : Peut-on nourrir des millions de personnes sans recourir à l’agriculture intensive ?

Bertrand Valiorgue : Oui, en changeant les pratiques agricoles et en rééquilibrant notre régime. On ne pourra pas nourrir la planète en suivant le modèle occidental basé sur une surconsommation de viande. Les ressources de la planète ne le permettent pas. Face à la pression citoyenne, les dirigeants des grands groupes industriels comme Danone ou Nestlé l’ont compris : on ne peut plus nourrir les humains à n’importe quel coût environnemental. Le secteur doit maintenant s’engager dans la voie de l’agriculture régénératrice.

Qu’est-ce que l’agriculture régénératrice ?

C’est une agriculture nourricière qui a un impact positif sur le système Terre, et qui préserve les biens communs que sont l’eau, l’air, le sol et la biodiversité. Une agriculture qui concilie les fonctions nourricières à la préservation et l’entretien des ressources.

Devrions-nous tous devenir végétariens pour sauver la planète ?

Non, on doit juste réduire la ration de protéines animales dans notre régime alimentaire, et augmenter la part de protéines végétales. Disons-nous qu’à chaque assiette, on mange un bout de planète. Ce que l’on y met a inévitablement un impact sur la planète. Car derrière chaque assiette, il y a une agriculture, avec des pratiques vertueuses ou non pour l’environnement.

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