Un trait bleu turquoise déchire l'obscurité de l'impasse. Une jupe droite. Puis un visage, lumineux comme l'éclat d'une torche dans le noir. Dans une époque filtrée ad nauseam, Camille Étienne peut compter sur sa bonne mine toute nue pour faire le trou sur la terrasse du Jésusparadis, chouette adresse cap-verdienne du 10e arrondissement de Paris.
Il est 23h45, la coréalisatrice de l'emphatique Réveillons-nous, vidéo sur l'urgence climatique postée sur YouTube après le premier confinement, est bien réveillée. "Vous buvez quoi ?" "Comme vous." Un verre de pinot noir, c'est parti ! Les mots déferlent en escadrille, les mains d'enfant sagement posées sur les genoux, l'exaltation, sincère, radicale. À 25 ans, Camille Étienne, estampillée "voix de la génération climat", est une communicante rompue à l'exercice de l'interview.
"Faire ça la nuit, c'est génial. Parce que je suis flemmarde, je suis de la dernière minute. La nuit est mon alliée. On peut se permettre de choisir. On a droit à la paresse, à la jouissance, à l'imprévu, à des choses absurdes comme grimper sur une montagne de 5 à 7 heures du matin pour voir le soleil se lever. C'est con, quand on y pense." Elle rit. Précise : "C'est génial quand on a la chance de ne pas travailler la nuit". Elle enchaîne, pied au plancher.
Camille Étienne tire à la carabine
"Vous avez vu Extrapolations [de Scott Z. Burns, avec Kit Harington, Gemma Chan, à voir sur AppleTV+]?". Non. "C'est une série sur l'urgence climatique. Les gens sont condamnés à vivre la nuit, parce qu'il fait trop chaud le jour. Seuls les pauvres travaillent le jour. Un vrai bide, alors que toutes les stars américaines jouent dedans." Côté succès, Camille Étienne, elle, cartonne. En mai 2023, elle a publié Pour un soulèvement écologique (Éd. Seuil). 25 000 exemplaires écoulés. Best-seller.
Ma liberté me permet d'avoir du souffle, de trouver du sublime encore.
L'activiste du climat a eu une enfance et une adolescence grandeur nature, face aux neiges du glacier de Bellecôte, que sa grand-mère pensait éternelles. Elle grandit dans un chalet d'alpage à 1600 mètres d'altitude. "L'hiver, c'était inaccessible en voiture, on montait et on descendait en quad ou en luge."
Sportive de haut niveau, en équipe de France de biathlon – ski de fond et tir à la carabine 22 Long Rifle –, elle s'entraîne sans répit. "J'adore tirer, c'est génial. C'est terriblement de droite, je sais." Camille Étienne est végétarienne mais elle aurait pu chasser. "Dans ma famille, c'était réservé aux hommes. On a toujours mangé très peu de viande, sauf du gibier. Intellectuellement, je comprends mieux cette pratique que l'élevage intensif. La chasse, on en a fait un débat sur le fait de tuer des animaux. Mais il faut politiser le débat et s'attaquer à son lobby qui bloque plein de lois environnementales."
Elle sait qu'elle va se faire dézinguer, tant pis. Rendez-vous au tribunal digital. Elle dit que son téléphone est sur écoute, mais elle continue à ne faire gaffe à rien, à se livrer à des journalistes. "Vivons libre, ma liberté me permet d'avoir du souffle, de trouver du sublime encore."
De Sciences Po à la lutte contre le réchauffement climatique
À 18 ans, interne au lycée de Bourg-Saint-Maurice, elle quitte les Alpespour intégrer Sciences Po, en double cursus philosophie à la Sorbonne. "Une stratégie consciente : aller là où ça se passe, près des gens qui prennent les décisions à l'origine des injustices, et qui peuvent les réparer." Dans cette pouponnière des élites, celle que sa famille surnommait "la fille qui lit" abandonne la littérature pour ne dévorer que des essais. Elle fait ses classes. Le biathlon lui a appris à se connaître. "Je ne suis pas très technique mais j'ai de la caisse, de l'énergie."
Sur un glacier en voie de disparition, j’ai vu la mort du beau. Me dire qu’en tant que membre de mon espèce, je suis responsable de ça m’a terrifiée.
Cette niaque, elle la met en scène à l'université d'été du Medef en août 2020 : l'étudiante de 22 ans s'est donné pour mission de secouer les patrons, perchée sur des talons, histoire que les décideurs la calculent. Buzz. Faut-il aller sur le terrain de l'adversaire, utiliser ses armes ? Pour Camille Étienne, ce débat est dépassé, sauf en ce qui concerne l'extrême droite. Là, pas de débat, elle n'y va pas. Mais les dirigeants, banquiers et autres pollueurs, pourquoi pas ? "Rester pur, ne jamais aller exposer nos idées dans l'agora, refuser de se salir les mains, c'est confortable mais inefficace. On se regarde faire la révolution sans jamais la faire."
La reconnaissance des crimes écologiques et de leurs criminels
Sur les traces d'un glacier en voie de disparition en Islande, elle a éprouvé une expérience de deuil physique. "J'ai vu la mort du beau. Me dire qu'en tant que membre de mon espèce, je suis responsable de ça m'a terrifiée. J'ai ressenti de la honte, du dégoût. Le beau est peut-être la seule chose pour laquelle on mérite de vivre cette chose absurde qu'est l'existence." Elle est convaincue qu'un jour, sur le modèle des grands procès contre "les guerres, l'industrie du tabac" des responsables de la crise climatique seront jugés dans des cours internationales pour crimes écologiques. "Le temps de leur impunité est compté. Ils le savent."
Après la publication de son livre, Camille Étienne a écumé les plateaux télé et les matinales radio, fait la une de Télérama et Libération. Elle se défend d'avoir construit cette folle médiatisation. "C'est un pouvoir immense que j'ai l'impression d'utiliser bien pour porter des combats importants." Les fonds marins par exemple. "Tout le monde s'en fout, de l'océan, mais c'est les deux tiers de l'oxygène qu'on respire. Et il séquestre un tiers du carbone. On est la deuxième puissance maritime mondiale, et personne n'en parle. C'est quoi le délire ? La télé m'a déprogrammée mille fois mais ça commence à payer, ça devient un sujet politique. Que vous soyez d'accord ou pas avec mes méthodes, ça a fonctionné."
En mars 2023, la Savoyarde participait à des négociations sur l'exploitation minière des fonds marins à Kingston, en Jamaïque. Elle ne précise pas qu'elle y était en tant que membre de la délégation Greenpeace International. Le moratoire a été adopté, soit dix ans de sursis pour l'océan. "Ce sont des endroits aux portes fermées, avec beaucoup d'impunité, où l'on décide du futur de l'humanité." Ces victoires, collectives, galvanisent Camille Étienne.
Les rançons de son engagement
"Le prix à payer, c'est la violence, le jugement constant, l'image fantasmée et méprisée que des gens ont de vous, il n'y a plus aucune vie privée possible." Les signaux d'une "no-go zone" crépitent. Le 2 juin 2023, Camille Étienne s'est découverte en une de Voici, qui lui prêtait une idylle avec Benjamin Millepied, chorégraphe, mari de Natalie Portman. "Je ne veux pas parler de Voici. C'est vraiment très important pour moi de ne pas commenter. Merci." Silence. "Je suis en coloc, je rembourse mon prêt étudiant, et je bois des bières avec mes potes."
Pour ses parents, la "peopolisation" de leur fille est "un non-sujet" : "C'est tabou, ce que je fais, on n'en parle pas. Mes parents, c'est : 'Camille, OK, tu fais Quotidien, mais j'ai pas la télé.' Ou : 'On a regardé cette émission-là, on va pas en regarder 500.'" Le père, guide de haute montagne et charpentier, était membre du Peloton de gendarmerie de haute montagne (PGHM). La mère est monitrice de ski et d'escalade, après des années de championnats d'escalade et de snowboard. "Mes parents me remettent les pieds sur terre".
Mais dans son cercle proche et local, le malaise existe. "J'ai honte quand je rentre chez moi. Partir, c'est vécu comme une trahison.'Quoi ? On n'est pas assez bien pour toi ?' C'est un nœud bizarre, je ne m'en sors pas." On lui a proposé d'entrer en politique, elle a refusé. Des postes d'éditorialiste dans les médias, aussi. En août, elle a failli tout arrêter. "Je ne dormais plus, je ne mangeais plus." Elle est partie en randonnée, bivouaquer seule, meilleur anxiolytique du monde. En train, en stop.
Avec d'autres, elle prépare un gros évènement au Svalbärd en Norvège au printemps. Objectif : sauver l'océan. Agir. "C'est aussi simple que de regarder quelqu'un se noyer devant soi. Pour me sauver moi-même, je saute à l'eau." Jésus, la propriétaire de Jésusparadis, est rincée, il est 1h40, il faut fermer. Camille Étienne reprend sa marche dans la nuit.
14 questions d'après minuit
Dormez-vous la nuit ?
Je dors très bien, beaucoup, je fais des rêves géniaux. C'est injuste, je sais.
Votre mère vous embrassait-elle au coucher ?
Je n'avais pas ce truc du bisou du soir. On n'avait aucun rituel, même pas les anniversaires.
Vos boissons et nourritures nocturnes ?
Des bières avec mes potes et du vin avec les gens. Le vin c'est intime, la bière c'est collectif. Je n'ai pas de fringales nocturnes.
Qu'y a-t-il sur votre table de nuit ?
Tous les livres que je n'ai pas lus. Pendant un chagrin d'amour, j'ai découvert ça, ça donne un souffle de vie, ça permet de croire au beau à nouveau. C'est une ligne de fuite, belle.
Préférez-vous dormir seule ou à deux ?
Ah ! À deux, quand même.
Vos carburants d'après minuit : alcool, Xanax, sexe, drogue, sucre ?
Alcool. J'aime beaucoup l'ivresse, je vais la chercher, ça permet de lâcher des idées qui ne sont pas les nôtres. Jamais pris de Xanax de ma vie. Je n'ai jamais pris de drogue à cause du sport, et à mon âge, je m'en fais une montagne, tout le monde se fout de ma gueule. Les seuls trucs, c'est des pét' pendant les négociations en Jamaïque. Le sexe n'est pas un carburant, je suis trop romantique. Sans amour, ça ne m'est jamais arrivé. Je vis pour l'amour.
Boule à facettes ?
J'adore danser sur du Dalida avec mes amis, mais je n'ai pas vécu de soirée folle en boîte de nuit, c'est un peu surfait, un peu triste même. Alors qu'un bon dîner un peu fou, j'adore, ou un bar qui nous baisse le rideau, c'est un moment un peu interdit.
La nuit la plus dingue ?
Wow ! Ça, je ne vais pas vous le dire. Je peux parler d'une nuit en voilier avec François Serrano, un scientifique de l'équipe Cousteau et Roland Jourdain, un navigateur. On boit du rhum, ils racontent leurs anecdotes, impression d'être une pirate. Et là, un lever de lune rouge, on est en face d'elle. C'est dingue.
Le plus trash la nuit ?
La violence sociale. Rentrer la nuit et voir les gens qui n'ont pas de nid. Les gens pour qui le repos c'est le jour. Ils se font violer, tabasser, ils ont froid. C'est plus facile de détourner le regard la journée que la nuit.
Qu'aimez-vous le plus la nuit ?
On n'a pas le temps pour les conventions. Mais il faut être égaux dans le niveau d'ivresse.
Les mots de la nuit ?
Rebelle. Libre.
Le parfum de la nuit ?
L'odeur de ce qui existe quand on enlève le reste. Les vapeurs d'alcool, les corps. Le parfum, où l'on s'invente une odeur qui n'est pas la nôtre.
Le tube de la nuit ?
Love in Portofino de Dalida.
Cette interview a été intégralement publiée dans le magazine Marie Claire numéro 855, daté décembre 2023.
- Votre magazine en version numérique en avant-première (+ les anciens numéros)
- Tous les contenus du site en illimité
- Une lecture zen avec publicité réduite
- La newsletter spéciale abonnées qui vous fera part :
- Des jeux-concours exclusifs
- De nos codes promos exclusifs
- Des invitations aux événements Marie Claire
VOTRE PACK BEAUTÉ & BIEN-ÊTRE
- 10 € de réduction sur la Box Beauté Marie Claire du moment
- 3 mois gratuits sur Le Tigre : Yoga, pilates, relaxation ... sans modération !