Le 9 novembre dernier, Yaël, 31 ans, pousse la porte du salon de coiffure à Gagny, en Seine-Saint-Denis, dont elle est une cliente régulière. "Comme je n'arrivais pas à prendre rendez-vous par téléphone, j'y suis allée dès l'ouverture. Chahinez, en poste depuis huit mois et qui s'apprête à racheter l'affaire, refuse de me faire un brushing. 'Pourquoi?' Elle me répond : 'Parce que je sais que tu es juive, je ne te coifferai pas, ni cette fois ni les prochaines fois. Vous vous soutenez entre vous, moi, je soutiens la Palestine.' J'ai eu un choc ! Je me suis sentie humiliée comme si je portais une étoile jaune. Je lui ai demandé : 'C'est quoi, pour toi, l'attaque du 7 octobre ?'

Elle m'a répondu : 'Le Hamas, ce sont des gens très très bien. Vous, vous colonisez la Palestine depuis plus de soixante-quinze ans.' Je lui ai rappelé qu'en France, le refus de servir une cliente, fondé sur sa religion, son ethnie ou son origine était interdit. Et je suis allée porter plainte. Après vingt-huit heures de garde à vue, elle a nié en bloc, c'est désormais parole contre parole. Heureusement, Me Bensadoun, avocat de l'Organisation juive européenne (OJE) (1) m'a assistée gratuitement lors de la confrontation. J'espère qu'elle sera condamnée. Moi, je ne fais pas d'amalgame ; Khadija, l'ancienne gérante du salon, et mes amies musulmanes non plus."

L'histoire de Yaël est hélas banale dans une France où l'antisémitisme prégnant explose toujours sur fond de conflit israélo-palestinien.

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De l'alerte à l'action contre l'antisémitisme

Rebecca Topakian pour Marie Claire

En 2022, le ministère de l'Intérieur et le Service de protection de la communauté juive (SPCJ) (2) recensaient 436 actes antisémites.

Le 14 novembre 2023, soit cinq semaines après les attaques terroristes du Hamas perpétrées le 7 octobre, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin annonçait que 1 518 actes ou propos antisémites avaient déjà été recensés, entraînant 571 interpellations (3).

Depuis l'affaire Ilan Halimi, en 2006, je n'ai cessé d'alerter.

Un soir de décembre, dans le cabinet lumineux de l'une des membres de l'OJE, ils sont une vingtaine d'avocat·es à se serrer autour de la table. Dans une joyeuse cacophonie, et avec une évidente complicité, ils doivent se partager cent cinquante dossiers alors que leur emploi du temps est déjà surchargé. Avec une question récurrente : "Que retenez-vous comme infraction ? Incitation à la haine ? Apologie du terrorisme ?"

Sur la photo : Muriel Ouaknine-Melki, avocate pénaliste, présidente de l'Organisation juive européenne (OJE), dans son cabinet parisien en décembre 2023.

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Quatre fois plus de victimes à défendre

Les affaires défilent : des propos de rappeurs comme Sadek qui, dans un salon audio sur X (ex-Twitter), a déclaré "J'attends l'appel de La Mecque pour pouvoir aller prendre les armes et dégommer du sioniste", des mineurs néonazis "qui passent au TPE, la juge pour enfants nous a prévenus", "la grand-mère et ses petits-enfants traités de 'sales youpins' dans le bus"... L'espace d'une soirée, c'est toute une France antisémite qui s'affiche jusqu'à la nausée.

"Depuis l'affaire Ilan Halimi, en 2006, je n'ai cessé d'alerter, explique l'avocate pénaliste Muriel Ouaknine-Melki, présidente de l'OJE. Ils étaient vingt-six jeunes aux profils différents, de l'extrême droite à l'extrême gauche, des néonazis, des islamistes, dont Youssouf Fofana et ses deux lieutenants nourris à la littérature salafiste et aux sketches de Dieudonné. La majeure partie de ce gang s'était convertie à l'islam, des conversions d'opportunité, pas des conversions réfléchies. Mais tous se sont fédérés autour de la haine du juif. Tous se sont bien entendus quand il s'est agi de kidnapper, séquestrer, humilier, torturer un jeune juif. Pas un seul de ces vingt-six ne s'est reconnu en Ilan, qui avait leur âge. Mais à l'époque, ce message n'est pas passé dans les médias."

En 2014, elle rejoint l'OJE qui vient tout juste de se créer avec une poignée d'avocat·es de confession juive ayant une connaissance pointue du sujet et acceptent de travailler en pro bono. Aujourd'hui, ils sont cinquante.

"Cela fait dix ans que je répète : 'Attention aux voyants qui s'allument !', précise Me Ouaknine-Melki. À chaque épidémie, les juifs ont été ciblés comme étant à l'origine de la pandémie. En mars 2020, en plein Covid-19, Agnès Buzyn, ministre de la Santé, est accusée d'être une 'empoisonneuse de puits'(4), et très vite on assiste à une recrudescence d'actes antisémites. L'histoire se répète, avec le conflit israélo-palestinien comme catalyseur. Le 7 octobre, j'ai prévenu mes équipes : 'On va être débordés, c'est inéluctable, soyez prêts les amis.' Et dès le 8, ça a été un déferlement. À peine sorti de l'état de sidération, on est entré en ordre de bataille."

Via, entre autres, sa ligne bleue (5), mise en place pour les victimes et les témoins d'actes et d'agressions antisémites, l'OJE, qui traitait une soixantaine de dossiers par mois, a vu ce chiffre quadrupler.

En l'espace d'une semaine, fin novembre, l'organisation aura dû traiter quatre-vingts affaires : dans un établissement scolaire huppé du 16e arrondissement de Paris, une collégienne a rapporté qu'en cours de gymnastique, les élèves avaient choisi comme surnoms pour leurs groupes, "Tonton H" et "Heil Hitler".

Dans une école de comptabilité des beaux quartiers, une professeure de finances, qui recommandait le visionnage de films comme Le Loup de Wall Street, a demandé si des étudiants juifs étaient présents dans la classe. Deux ont levé la main. Elle a alors ajouté au sujet et de la mini-série Madoff : "C'est particulier parce que d'habitude les juifs n'escroquent qu'en dehors de leur communauté, mais là on voit qu'ils ont passé un autre cap, ils s'escroquent entre eux." Des croix gammées ont été taguées sur les murs des commerces et dans des établissements scolaires.

On a eu le premier refus de soigner un patient au nom juif aux urgences d'un hôpital parisien.

"On a eu le premier refus de soigner un patient au nom juif aux urgences d'un hôpital parisien. Des taxis qui refusent de prendre la course et des livreurs qui, comprenant qu'ils arrivent dans une maison juive, jettent le sac et la nourriture au sol, poursuit Me Ouaknine-Melki. Cela s'aggrave, c'est devenu l'antisémitisme qui s'immisce dans les petites choses du quotidien. Mais celui qui tue en France depuis 2006, c'est l'antisémitisme de l'islam radical. L'extrême droite, responsable de tags de croix gammées et des profanations de cimetières juifs, n'a pas non plus baissé la garde. Ce sont des groupuscules néonazis identifiés, extrêmement surveillés, qui s'entraînent et qui sont prêts. Ces deux formes d'antisémitisme se rejoignent. Dans les affaires terroristes, je pense notamment à Ozar Hatorah à Toulouse en 2012 et à l'Hyper Cacher de Vincennes en 2015, les armes ont été fournies par des filières en lien avec des groupuscules néonazis." Mais cette période de tous les dangers n'est pas sans éclaircies.

À force d'écumer les plateaux de télévision pour tirer la sonnette d'alarme à chaque résurgence d'actes antisémites, la présidente de l'OJE a constaté une évolution des médias : "J'ai bien senti une prise de conscience chez les journalistes. Le climat est tel que certains ont vu leur ami se prendre une sale remarque quand il va chercher son gobelet chez Starbucks. Ou leur gardienne demander à leurs voisins de retirer la mézouza (6) à l'entrée de leur appartement de peur que l'immeuble soit ciblé."

C'est du côté de la justice que son combat se concentre aujourd'hui : "Le seul moyen de stopper ces actes à caractère antisémite, c'est que la justice, quand elle passe, soit implacable. Elle doit délivrer un message de fermeté absolue, être exemplaire dans son traitement du dossier, c'est-à-dire ne pas louvoyer et retenir la circonstance aggravante d'antisémitisme."

C'est tout le sens de sa plaidoirie face aux juges de la 17e chambre du Tribunal de Paris, le 22 novembre dernier. Pas d'effets de manche : "Je plaide pour les peines ; vous, les juges, êtes le dernier rempart contre la barbarie, arrêtez ce fléau qui nous gangrène."

La prévenue, Warda Anwar, influenceuse aux dix mille abonné·es sur Instagram, a posté le 2 novembre dernier une vidéo où elle ironise sur un nourrisson qui aurait été placé dans un four.  "Je me pose la question de s'ils ont mis du sel, du poivre, s'ils ont mis du thym... Ça a été quoi l'accompagnement ? Vous ne vous posez pas la question, vous ?" Une séquence ignoble loin d'être un cas isolé : depuis le 7 octobre, les réseaux sociaux sont le théâtre d'un déferlement de haine antisémite. Le procureur avait requis dix mois avec sursis. Le tribunal sera plus sévère : dix mois avec sursis probatoire de deux ans, 9 000 euros de dommages et intérêts, stage de citoyenneté à ses frais. Cette fois la justice est passée, mais endiguer la haine antisémite qui explose en France est d'abord l'affaire de tou·tes.

Sur la photo : Stéphanie Cohen, Sandra Ammar, Élodie Madar, Muriel Ouaknine-Melki, Oudy Bloch, Sarah Pariente, Nicolas Salomon et Felicia Malinbaum, avocates et avocats membres de l'Organisation juive européenne (OJE), au Tribunal de Paris, le 19 décembre 2023.
 

1. o-j-e.org
2. spcj.org
3. Tags et affiches constituent "50 %" des faits ; menaces et insultes "22 %" ; apologie du terrorisme "10 %" ; atteintes aux biens "8 %" ; coups et blessures "2 %".
4. Au Moyen Âge, on reprochait aux juifs de souiller l'eau des puits pour intoxiquer les chrétiens.
5. Ligne bleue : 07 45 14 55 65 (prix d'un appel local).
6. Étui fixé au seuil de la porte contenant un parchemin enroulé qui reproduit des versets du Deutéronome de la Torah.

À lire : Histoire politique de l'antisémitisme en France, de 1967 à nos jours, sous la direction d'Alexandre Bande, Pierre-Jérôme Biscarat et Rudy Reichstad, éd. Robert Laffont.

Cet article a initialement a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 858 daté mars 2024.

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