"Navré de vous décevoir, mais il n’y a rien de moins sauvage que ces landes couvertes de bruyère, c’est un désert écologique. Quand vous sortirez d’ici, allez-y, roulez vers l’Est, vous comprendrez. C’est un paysage industrialisé sur des millions d’hectares dans un seul but  : chasser une seule espèce, la grouse, ou lagopède des saules. "

Pendant que Peter Cairns nous assomme de cette perturbante assertion, les sommets indolents de la chaîne des Cairngorms semblent se détacher de l’horizon comme pour contredire ce que l’on n’a pas envie d’entendre. Car au creux des vallées glaciaires qui s’ouvrent au pied de ces montagnes, des lochs de toute beauté s’étirent sur des kilomètres.

On peut y voir des cerfs, des oiseaux, de la toundra et oui, de la bruyère. Un téléski également. Le parc national des Cairngorms est considéré comme l’un des vingt plus beaux endroits du monde. Peter Cairns est photographe de vie sauvage et vit ici, à Glenfeshie, au bord d’une rivière. The Big Picture, l’ONG qu’il a fondée, est dédiée au réensauvagement.

Ce mouvement écologiste, qui commence à gagner l’Europe, traverse l’Écosse comme une lame de fond. The Scottish Rewilding Alliance, réseau de près d’une trentaine d’associations et ONG, appelle au réensauvagement de 30 % des terres du pays. Certains écologistes préfèrent parler de régénération, ou renaturation.

L’idée est de permettre à un environnement de retrouver son fonctionnement naturel et, dans certains cas, de réintroduire des espèces en voie de disparition ou disparues.

1/11

La sauvagerie industrialisée de l'Écosse

Elsa Leydier/Marie Claire

Revenons à la sauvagerie industrialisée de l’Écosse. Je me rebiffe. Quoi  ? la brume mystérieuse qui s’accroche aux crêtes amollies des collines, les routes sinueuses à vous flanquer le mal de mer qui fendent des océans de bruyère, la lande désolée fouettée par des vents rusés, et tous ces moutons, ces chevreuils, tout cela n’a rien de sauvage  ? En communicant expérimenté, l’activiste se délecte de ma surprise.

"Écologiquement parlant, l’Écosse est complètement flinguée. Vous êtes atteintes de cécité écologique. Ce que vous prenez pour de la beauté est un décor créé au XIXe siècle. " Quand la reine Victoria a décidé que les Highlands et Balmoral étaient le plus bel endroit du monde, et que son mari le prince Albert y a vu un terrain de chasse inégalé, les aristocrates anglais se sont rués sur les grands domaines. Nombre de grands propriétaires s’opposent à toute force aux réensauvageurs qui veulent planter des arbres partout. Pourtant sur les petites routes, de plus en plus de panneaux  : "On sale" (à vendre, en français) coiffent l’entrée d’immenses propriétés.

Une ruée vers l’or vert s’est emparée de l’Écosse. De plus en plus d’entreprises rachètent des domaines pour réensauvager et vendre des crédits carbone aux entreprises polluantes (un crédit carbone acheté compense une tonne de CO2 relâché dans l’atmosphère). Des pétroliers comme Shell et des compagnies aériennes acquièrent à prix d’or des millions d’hectares pour compenser leurs émissions.

Des ONG environnementales s’y mettent, des milliardaires aussi, comme le Suédois Paul Lister, qui veut réintroduire les loups à Alladale, son domaine au nord des Highlands, ou le Danois Anders Holch Povlsen, actionnaire d’Asos, aujourd’hui le plus grand propriétaire privé d’Écosse avec douze domaines. 560  000 crédits carbone issus des projets écossais ont déjà été vendus.

2/11

Liam Mcloone, régénérateur de forêt

Elsa Leydier/Marie Claire

Liam Mcloone travaille à la régénération de la forêt communale d’Arkaig, qui passe par "l’extraction " d’une ancienne plantation commerciale d’épicéas.

Pour le jeune entrepreneur de 26 ans, planter des arbres partout n’est pas la solution. "Regarde ces trois collines sur l’autre rive du loch Arkaig. Elles appartiennent au domaine Achnacarry, un des très très gros. " Les reliefs désignés sont plus pelés que la surface de la Lune.

"Ils vont y planter des millions de pins calédoniens du même âge. Ce sera une plantation destinée au marché des crédits carbone, pas une forêt. Mais plus grave  : en se déplaçant et en creusant les trous pour planter, les engins vont libérer des doses massives de carbone jusque-là séquestrées dans les tourbières. En plus, un arbre ne retient pas de carbone avant trente ou quarante ans. "

En clair, l’opération va contribuer à aggraver le dérèglement climatique au lieu de l’atténuer. "Bref, c’est du greenwashing. "

3/11

Le projet "Trees for Life"

Elsa Leydier/Marie Claire

De la forêt calédonienne qui couvrait l’Écosse il y a sept mille ans, il ne reste que 2 %. À Glen Affric, cette forêt est en cours de restauration  (projet élaboré par Trees for Life UK, en partenariat avec Forest and Land Scotland, équivalent de l’Office national des Eaux et Forêts français). Pins calédoniens, bruyère, mousses, lichens paressent en toute liberté sous un ciel pommelé. C’est féerique et réel, on n’est pas dans un décor de littérature fantasy.

Stephanie Kiel, biologiste allemande qui travaille sur le programme de l’ONG Trees for Life, explique : "Avant que les arbres ne soient rasés pour fournir du combustible pendant la révolution industrielle et que la lande soit brûlée et les sols drainés pour la chasse à vue et l’élevage de moutons, c’est à cela que ressemblait l’Écosse. "

Le projet Trees for Life ? Créer une zone ensauvagée de deux cent mille hectares du loch Ness à Kintail sur la côte ouest.

Pour réussir, il faudra rallier les propriétaires des domaines de chasse. "Ils nous prennent pour des hippies, des embrasseurs d’arbres. Je suis une femme, que pourrais-je dire au cheikh Maktoum de Dubaï, qui possède un gigantesque domaine de chasse sportive ici ? " 

Revenir à un écosystème "résilient" 

Tous ne sont pas hostiles, à l’image de Joanna Macpherson, la propriétaire du domaine d’Attadale, à Strathcarron, qui a fait revenir le saumon dans la Carron en bricolant une unité de reproduction expérimentale. Elle réensauvage pourtant sans se réclamer du mouvement. Contrairement à Sophie Ramsay et sa famille, propriétaires de Bammf Wildland, un domaine de 526 hectares dans le Perthshire.

Yeux intenses, visage pâle et cheveux très Hauts de Hurlevent, Sophie est revenue sur le domaine familial pour conduire l’opération de réensauvagement de 186 hectares. "L’idée est de laisser faire la nature. Vous n’allez pas dire à l’eau où créer une zone humide, à un arbre où semer ses graines, c’est vivant une forêt, ça va où ça veut. Bien sûr, on peut stimuler le processus de régénération. Introduire quelques bêtes, cochons, poneys qui, en pâturant, vont créer des disruptions et favoriser la création de nouveaux microhabitats. "

Elle s’émerveille du retour des campagnols et des hirondelles, sans être naïve. "Revenir à un écosystème résilient prend des décennies. Mais des microchangements sont visibles rapidement. Montrer qu’il n’est pas trop tard, c’est important. " Paul et Louise Ramsay, ses parents, sont connus comme le loup blanc pour avoir réintroduit le castor sur leur domaine. La propriété est dans la famille Ramsay depuis le xiiie siècle.

Le trio, éduqué dans les meilleurs collèges britanniques, nous guide sur un sentier boueux qui serpente le long de deux mares façonnées par des castors. Dans l’eau, des arbres morts tendent leurs branches étiques vers un ciel de plomb.

Plus loin, un barrage de branches porte leur signature. Cette image pourrait signer la désolation. C’est un chef-d’œuvre de restauration naturelle. Avant leur réintroduction dans les années 2000, Paul avait bloqué les drains installés dans les champs pour restaurer les zones humides. Désormais, ce sont les animaux qui s’en chargent. Les yeux de l’aristo rebelle pétillent quand il en parle : "Ils purifient l’eau, font remonter le niveau des nappes phréatiques, restaurent la biodiversité et luttent contre la sécheresse. "

4/11

Stephanie Kiel, biologiste

Elsa Leydier/Marie Claire
5/11

Sophie Ramsay, écoféministe 

Elsa Leydier/Marie Claire

Au large, une prairie blonde d'herbes folles. Une surface gâchée d’un point de vue productiviste. En cours de régénération d’un point de vue écologiste. Plus loin encore, des arbres immenses et vénérables disent qu’il faut du temps pour tenir debout.

"Je suis plutôt fière que ma mère et moi soyons aux manettes. C’est féministe ", sourit Sophie, qui a pu occuper cette position parce que son frère aîné ne voulait pas récupérer mais partager le domaine quand le père a passé la main.

Dans la salle à manger de l’ancienne tour fortifiée au fil des siècles, une galerie de portraits des précédents seigneurs de Bamff. Une femme y figure désormais, Louise. Celle-ci mesure sa responsabilité écologique en tant que propriétaire de terres à transmettre aux générations futures, mais doit aussi faire au mieux pour que le domaine reste dans la famille.

"Le réensauvagement est-il une bonne décision  ? Sans subvention, pourra-t-il être pérennisé ? ". Elle le souhaite, se dit que c’est possible.

6/11

Après l'écoféministe, l'écopsychologie

Elsa Leydier/Marie Claire

Nous repartons sur les petites routes, en chantant et en plombant notre empreinte carbone. Des moutons suicidaires surgissent devant nos phares, une biche aussi, et nous forcent à piler. Dans les Highlands, le cerf est partout.

À découvert dans les collines, en sérigraphie sur les coussins du premier Airbnb venu, en trophée sur les murs des pubs, en burger ou en ragoût dans l’assiette. Et dans la mythologie celte, Cailleach est une divinité à bois de cerf.

Consacré symbole de l’Écosse par le Scottish Natural Heritage (SNH), l’animal cristallise tout ce qui divise et façonne le pays. 400 000 cervidés vivent dans les collines, et cent mille y sont abattus chaque année pour sauvegarder les écosystèmes.

On rejoint Steph McKenna. Titulaire d’un master d’écopsychologie, elle travaille comme ranger saisonnière pour le John Muir Trust, dans le parc national, à Ben Nevis. Son travail de thérapeute consistera à traiter les patient·es dans la nature, à leur apprendre à se connecter à l’environnement sensoriellement. Elle nous montre un "arbre " de 12 ans, moins haut qu’une jeune pousse. Il a été tellement brouté par les cervidés qu’il n’a aucune chance de croître.

La jeune fille de 22 ans a accompagné sa première chasse au cerf il y a trois jours. "Tu respectes l’animal, tu le chasses sans l’effrayer ni le faire souffrir, et le soir c’est ton dîner. Ça me va. "

Peter Cairns, le maître des désillusions, nous avait prévenues  : " Avec le réensauvagement, rien n’est noir ou blanc. " 

7/11

Steph McKenna

Elsa Leydier/Marie Claire
8/11

Megan Rowaland, la garde-chasse et Cathy Mayne, écologue

Elsa Leydier/Marie Claire

Âgée de 30 ans, elle a organisé une marche dans la péninsule d’Ardnish face aux Hébrides, avec Cathy Mayne, une écologue, chasseuse professionnelle. Cathy connaît par cœur les collines – privées – qui surplombent loch Beag et loch Doire à Ghearrain.

Elle y a fait des évaluations écologiques et y emmène chasser des clients. "Regarde là-bas, il y a un groupe de cerfs  ! " Cathy me tend le fusil. Une grosse dizaine de kilos de plastique noir poli comme un jouet. "Tu te mets sur le ventre et tu regardes dans la lunette. "

Calée sur son bâton à la poignée en corne sculptée, Megan observe avec amusement mon inaptitude à voir autre chose que du noir dans la lunette de visée. Et ma difficulté à comprendre que tuer des cerfs en Écosse est une facette nécessaire de la régénération des écosystèmes. Diplômée en sciences de l’environnement, elle a été végétarienne pendant dix-huit ans. Elle travaille actuellement pour le gouvernement écossais sur la gestion des cervidés. Voir crapahuter ces deux humaines sur les pentes abruptes remet quelque chose à sa place. "L’humain est un animal, il fait partie de l’écosystème ", rappelle Cathy.

9/11

Chasse à la biche

Elsa Leydier/Marie Claire

Dans un environnement sans grand prédateur carnivore, son fusil le place au sommet de la chaîne alimentaire. Une brise amicale nous frôle en douceur. Plus tôt, Megan a raconté une histoire. Un jour, son compagnon chasse avec son père. Il faut tirer le moins de balles possibles. Le jeune homme repère une biche pile en dessous de lui. Il lui saute dessus avec son couteau pour seule arme.

" L’instinct de vie de ces animaux est phénoménal. La biche s’est débattue comme une lionne, l’a défoncé à coups de sabots sur tout le corps et la tête. Il n’a pas eu le dessus, elle s’est échappée. " Un animal lui avait flanqué la correction de sa vie. Sans fusil, l’humain n’est plus au sommet de la chaîne alimentaire.

En rentrant à Fort William, on file dans le meilleur restaurant d’Écosse, le Ben Nevis Inn. On commande un burger de cerf. Un truc dingue qui sent la forêt, l’humus, la tourbe. Un truc beau et bon qui rend hommage à cet animal magnifique.

Dans cette auberge de montagne où tout est simple, soudain, on pense à la violence mise sous vide dans une barquette de viande au supermarché, à la misère et la souffrance cachées dans un blanc de poulet ou un bloc de tofu importé. Les écologistes écossais nous ont ensauvagées.

Cet article a été initialement publié dans le Marie Claire numéro 842 daté novembre 2022.

10/11

Des moutons de la route des Cairngorms

Elsa Leydier/Marie Claire
11/11

Le Loch Linnhe

Elsa Leydier/Marie Claire
Cet article est réservé aux abonnées
Inclus dans votre abonnement :
  • Votre magazine en version numérique en avant-première (+ les anciens numéros)
  • Tous les contenus du site en illimité
  • Une lecture zen avec publicité réduite
  • La newsletter spéciale abonnées qui vous fera part : 
  • Des jeux-concours exclusifs
  • De nos codes promos exclusifs
  • Des invitations aux événements Marie Claire

 VOTRE PACK BEAUTÉ & BIEN-ÊTRE 

 

  • 10 € de réduction sur la Box Beauté Marie Claire du moment
  • 3 mois gratuits sur  Le Tigre : Yoga, pilates, relaxation ... sans modération !

La Newsletter Époque

Phénomènes de société, reportages, people et actualités... l'air du temps décrypté.