Alia démêle de longues mèches violettes avant de les passer à Inès, qui tresse les cheveux de Milla*, assise en tailleur devant elle. Inès se dépêche, elle ne veut pas que Milla, à huit mois de grossesse, reste trop longtemps pliée. Elles sont complices sans se connaître. Elles sont complices dans leur solitude. L'ennui, cet autre visage de la misère. "Je coiffe ces femmes que je ne connais pas, parce que si je reste là, sans rien faire, je pense trop à ma situation", explique Inès.

Le temps de l'écoute, prévu par la Cité des Dames, ce centre d'accueil pour femmes sans-abri ouvert à Paris en décembre 2018, au 41 rue du Chevaleret dans le 13e arrondissement, est aussi précieux pour elles que l'accès aux douches. "Des douches propres, nettoyées matins et soirs", précisent-elles. 

À l'abri des harceleurs

Les trois femmes sans domicile fixe racontent à l'unisson le froid, la faim, et la peur de la rue, ce terrain des harceleurs. "J'ai peur de demander de l'argent à un homme, parce que certains, lorsqu'ils acceptent d'en donner, réclament une faveur en échange. Ils profitent des femmes vulnérables. Et nous, on est obligées d'accepter, on n'a pas d'autre choix", confie Alia, d'une voix calme, alors qu'elle aurait toutes les raisons du monde de s'emporter.

À 19 ans, Alia s'endort, la plupart des nuits, à même le sol dans un angle de la gare du Nord. Sans s'arrêter de tresser, Inès ajoute : "À cause de ces hommes, de nombreuses femmes SDF tombent enceinte." 

J'ai peur de demander de l'argent à un homme, parce que certains, lorsqu'ils acceptent d'en donner, réclament une faveur en échange

La future mère de 38 ans en train d'être peignée a quitté le centre hier. Elle est repassée cette après-midi, pour un nouvel et dernier "merci". Leur sourire, même lorsqu'elles détaillent leur vie au quotidien, leur vie à bout de bras, ne s'efface pas. Ce sourire est dû et dédié au personnel "accueillant et chaleureux" de la Cité des dames. Les invisibles se sont senties, pour une fois, visibles. Même regardées.

Leur reconnaissance paraît infinie : "Je veux donner un coup de main aux professionnels, je n'arrive pas à les regarder faire", développe Inès. "Même s'ils sont payés pour aider, préparer à manger, ils le font pour nous... Et ça représente beaucoup pour nous." 

Le sens de la solidarité 

"On ne fait pas de manière ici, aucun commentaire. Quand je suis arrivée il y a une semaine, j'étais sale. Je ne peux même pas vous dire à quel point j'étais sale. Mais il n'y a pas eu un geste ou un regard déplacé. Personne ne s'est bouché le nez, comme cette femme à qui j'ai demandé mon chemin hier. C'est sûr que lorsque l'on a un chez soi, on prend des douches quand on veut..." C'est ce regard neutre, qui "a tout de suite frappé" le femme enceinte.

Se connecter nous permet d'aller sur Youtube, de s'évader, puis d'aller sur les réseaux sociaux, et de se reconnecter au monde

Douches, mais aussi laves-linges sont mis gratuitement à disposition des femmes. Des vêtements sont offerts, et en plein hiver, gants et foulards, indispensables à la survie, le sont aussi.

Une quatrième femme se repose dans son fauteuil rose, elle écoute la conversation d'une oreille, mais les deux yeux fermés. Elle les ouvre d'un coup, pour intervenir et insister sur un autre service offert : la connexion Wi-fi.

"Se connecter nous permet d'aller sur Youtube, de s'évader, puis d'aller sur les réseaux sociaux, et de se reconnecter au monde, d'être au courant de l'actualité autant que de donner des nouvelles à nos proches." Des chargeurs sont laissés sur les tables basses de la pièce centrale. Ces câbles fins qui relient à la société, qui conjurent l'exclusion, les femmes accueillies se les prêtent entre elles.

La Cité des Dames ressemble à une chaîne de solidarité : bénévoles, professionnels sociaux et de santé, et femmes “repaires” (des femmes ayant elles aussi connu de grandes difficultés), aident les femmes SDF, qui elles-mêmes s'entre-aident, et qui, pour certaines, ont été repérées et emmenées au centre par des passants, qui ont lu ou entendu sur l'ouverture de cette nouvelle structure. 

Nadège Passereau, déléguée générale de l'ADSF (Agir pour la santé des femmes), tient à souligner cette solidarité générale : "Le mouvement #MeToo a permis une mobilisation, a provoqué un intérêt pour les femmes. Pour toutes les femmes." 

*Pour préserver l'anonymat des trois femmes interrogées, les trois prénoms ont été changés.

Article initialement publié le 9 janvier 2019, mis à jour le 30 novembre 2020.