Pour Halloween, Ciudad Juárez se met au diapason. Les chauffeurs de taxi recouvrent leur pare-brise de faux sang, d’autres écrivent "Help" sur le capot. Des fantômes pendouillent aux branches et les grilles barricadant l’accès des maisons sont ornées de ces rubans noir et jaune autrement réservés aux scènes de crime.
"L’amour libère, n’opprime pas"
Ce samedi soir, à Juaritos Rifa, une boutique galerie dédiée aux arts graphiques, certain·es arrivent déguisé·es en moine, en croque-mort ou en elfe. La jeunesse juarensée s’est donné rendez-vous ici pour une "sticker party", une vente d’autocollants en soutien aux artistes locaux.
Tania González, 32 ans, a opté pour un ensemble rose bonbon. Tout le monde l’appelle Poli, son nom d’artiste, inspiré des Polly Pocket – "car je suis toute petite", dit-elle. Mais sur Instagram, son pseudo "Poli.no.Police" fait plutôt référence à ses positions politiques, que l’on devine pêle-mêle sur les dessins qu’elle étale sur une table : "All cops are bastards" ("Tous les flics sont des bâtards"), "El amor libera, no oprima" ("L’amour libère, n’opprime pas"), "Ni dios, ni amo, ni marido ni partido" ("ni dieu, ni maître, ni mari, ni parti").
Des fresques à la mémoires des victimes de féminicide
La journée, Poli est psychologue dans une association d'aide aux femmes exilées. Le reste du temps, elle est active au sein du collectif Perras Bravas. "Le street art est une façon d’accompagner les luttes sociales", explique-t-elle. Poli extirpe son téléphone de sa besace – couleur Barbie – pour montrer les images d’une récente fresque, où une meute de chiennes et de chattes protègent de leurs pattes une nuée de militantes, foulard vert autour du cou, un symbole des luttes pour le droit à l’avortement.
De ce graffiti, il ne reste plus grand-chose. Sauf peut-être l’essentiel : les mots "justice" et "liberté". L’œuvre avait été imaginée à la mémoire de leur consœur Isabel Cabanillas, une artiste et activiste assassinée dans ce quartier, le 18 janvier 2020. "Elle serait probablement avec nous ce soir si elle était encore en vie", souffle Ruby, une tatoueuse qui occupe le stand voisin et arbore des cornes de diable.
Sur cette photo : Marisol, Poli, Nayeli et Génesis sont des artistes du collectif de street art Las Perras Bravas (Les braves chiennes). expliquent-elles.
2 672 femmes assassinées depuis 1993
Isabel Cabanillas rentrait de soirée à vélo, lorsqu’un homme l’a percutée avant de lui planter plusieurs balles dans la tête. Elle avait 26 ans et un garçon de 4 ans. Les rues se sont recouvertes de messages en son honneur.
Pourtant, cinq ans après, personne ne sait qui l’a tuée. Reyna de la Torre, la mère de la défunte, vit recluse chez elle, entourée des œuvres de sa fille. "J’ai peur d’être tuée moi aussi", lâche-t-elle, quand on lui rend visite. Elle dénonce : "Les enquêteurs accusent Isabel d’avoir transporté de la drogue, car elle portait un sac à dos – ce qui est faux, et abject – et utilisent ce prétexte pour ne rien faire."
Mais ce qui est singulier, c’est la constance avec laquelle des filles et des femmes sont tuées, et le contexte d’impunité dans lequel cela s’inscrit.
Dans cette ville frontière des États-Unis, le même cauchemar se répète encore et encore. Le bureau du procureur est encombré de ces affaires criminelles non résolues. Depuis 1993, au moins 2 672 femmes ont été assassinées, et 358 autres sont portées disparues, selon la base de données de Julia E. Monárrez Fragoso, qui nous reçoit dans son petit bureau au rez-de-chaussée du Colegio de la Frontera Norte.
Sur cette photo : Ciudad Juárez, côté Mexique, et El Paso, côté Texas, sont deux villes jumelles séparées par le mur-frontière, qui se confond ici avec le paysage. Le mur a été érigé par le gouvernement américain pour empêcher le passage de migrants.
10% des homicides sont commis sur des femmes
Cette sociologue septuagénaire a créé ce registre pour interpréter l’origine de ces crimes en série. Son travail a été en partie repris par l’ONU qui a reconnu le concept de féminicide en 2012. Dans les médias, Ciudad Juárez est surnommée, de façon un brin sensationnaliste, "la capitale des féminicides". Mais c’est aussi la localité où de nombreuses stratégies de lutte ont été inventées.
Le fait de tuer une femme en raison de son genre n’est d’ailleurs pas un phénomène qui "a démarré à Ciudad Juárez", insiste Julia E. Monárrez Fragoso. "Mais ce qui est singulier, c’est la constance avec laquelle des filles et des femmes sont tuées, et le contexte d’impunité dans lequel cela s’inscrit." Juárez est l’une des municipalités les plus létales du Mexique. Le taux d’homicides oscille entre 1 000 et 1 500 victimes chaque année. Environ 10 % sont des femmes, l’équivalent du nombre de féminicides conjugaux perpétrés dans toute la France en une année.
Sur cette photo : Guillermina González Flores avait 21 ans quand sa sœur María Sagrario a été assassinée, en 1998. Seule devant son ordinateur, cette femme de ménage a alors imaginé le visuel de la croix noire sur fond rose en signe de "protestation permanente contre les féminicides", précise-t-elle.
"Ma ville est une complainte noire, un hurlement infini"
Dans ce "conflit interne armé", le gouvernement et les narcotrafiquants se disputent ce territoire, des camps loin d’être étanches. "Ma ville est une complainte noire, un hurlement infini", écrit la poétesse Arminé Arjona, figure littéraire qui vit dans un petit appartement du centre-ville. Avec ses façades vétustes – boucherie, burritos et "Lady’s Club" – le vieux Juárez ressemble à un décor de western, réminiscence d’une époque où la commune rêvait de devenir une destination touristique.
La plupart de ces commerces ont baissé le rideau depuis bien longtemps. Le reste de la ville s’apparente à une immense zone industrielle déployant toujours plus ses tentacules vers le désert. Au nord, la perspective est mutilée par le mur, piliers d’acier plantés les uns après les autres qui séparent le Mexique de l’Amérique.
Sur cette photo : Pour le Jour des morts, les familles de victimes se sont réunies sur le parvis de la cathédrale. Plusieurs activistes étaient présentes, notamment Ivonne Mendoza, directrice de Cedimac, ici aux côtés d’Anita Cuellar, mère de Jessica, disparue depuis treize ans.
Une première vague de féminicide en dans les années 90
De l'autre côté, El Paso, la soeur jumelle de Juárez, est considérée comme l’une des villes les plus sécurisées des États-Unis. Ces extrêmes donnent le vertige, mais font aussi fonctionner l’économie locale. Côté Mexique, le secteur des "maquiladoras" compte 320 usines d’assemblage de produits d’exportation, souvent pour des multinationales. C’est le principal employeur de l’économie officielle de Ciudad Juárez.
Dans les années 90, la première vague de féminicides ciblait tout particulièrement ces ouvrières, vulnérables car obligées de débaucher parfois tard, sans transport ni éclairage public. Cela a été le cas de María Sagrario González Flores, assassinée en avril 1998, à l’âge de 17 ans, après avoir été torturée. La famille González Flores a cofondé le mouvement pionnier Voces sin eco (Voix sans écho) avec d’autres familles de victimes.
Sur cette photo : Ces croix roses se retrouvent partout dans la ville, notamment pour marquer les lieux des crimes, comme ici au mémorial Campo Algodonero. Huit dépouilles y ont été retrouvées en 2001.
Des croix noires sur fond rose comme emblème
Il s’agissait alors de dénoncer ces assassinats comme relevant de la négligence des autorités perpétuant le système d’impunité. La photographe qui illustre ce reportage et qui est née à Juárez, Alejandra Aragón, a donné la parole à ces mères et activistes dans un documentaire, Ecos del desierto.
On peut y voir des archives où ces femmes peignent les premières croix noires sur fond rose. Cet emblème est affiché partout aujourd’hui, sur les poteaux électriques de la vieille ville comme en plein désert pour marquer le lieu de découverte de fosses communes.
Non seulement les autorités n’ont pas su les protéger mais, dans de nombreux cas, ce sont elles qui ont perpétré ou toléré les violences
Cette année, l'état a enfin reconnu sa responsabilité dans le meurtre de María Sagrario González Flores. C’est le fruit d’une longue bataille juridique, portée par Cedimac, une ONG locale, discrète dans les médias, efficace devant la Commission interaméricaine des droits de l’homme.
Sur cette photo : Lydia Cordero est la directrice de Casa Amiga, l’organisation qui a fondé le premier refuge pour victimes de violences conjugales au tournant des années 2000.
De petites avancées depuis 2009
Cedimac a déjà fait condamner l’État mexicain, en 2009, pour sa responsabilité dans l’affaire "Campo algodonero", un champ de coton où huit dépouilles ont été retrouvées en 2001.
Cela a impulsé une série de changements institutionnels, dont la création d’un protocole d’enquête spécifique. "Avant, la police traitait les féminicides comme s’il s’agissait de cas isolés. Depuis, le contexte de la victime comme celui de la violence dans la société doivent être pris en compte", résume Ivonne Mendoza, la coordinatrice de Cedimac.
Elle participe, ce samedi matin, à une messe à la mémoire des disparues, avec plusieurs familles. C’est le Jour des morts au Mexique, une célébration typique pour commémorer les défunt·es, et les proches endeuillé·es installent un autel sur les marches de la cathédrale, avec les photos des victimes de féminicides et de disparitions. Il y a quelques mois, en mars 2024, le sous-secrétaire aux droits de l’homme s’est excusé publiquement pour le meurtre de María Sagrario et de cinq autres femmes, portées disparues ou tuées.
Sur cette photo : Plusieurs artistes ont imaginé des œuvres à la mémoire d’Isabel Cabanillas, à l’instar de cette veste en jean, accrochée au mur, dans le salon de Reyna.
La lutte antiféminicides, devenu trop institutionnel ?
"Non seulement les autorités n’ont pas su les protéger mais, dans de nombreux cas, ce sont elles qui ont perpétré ou toléré les violences", a reconnu le sous-secrétaire aux droits de l’homme, dans une cérémonie publique. "Des excuses bon marché", persifle Guillermina, qui rappelle que le meurtrier de sa grande sœur n’a jamais été interpellé. "Le plus difficile, ce n’est pas de s’excuser, c’est de garantir que cela ne recommencera plus."
La force de notre collectif, c’est de pouvoir accompagner de multiples luttes
À la tombée du jour, alors qu'une tempête de sable colorele paysage en sépia, les Perras Bravas se réunissent pour une séance de collage sur la plaza Benito Juárez, où ont l’habitude de se réunir artistes et poètes. "En tant que femme, l’espace public est dangereux, alors on le fait ensemble", glisse Poli, qui, comme les autres, estime que le féminisme, y compris la lutte antiféminicides, est devenu "trop institutionnel" et maintiens donc ses distances avec certaines de ces structures. "Je me définis plutôt comme anticapitaliste et anti-patriarcat", commente-t-elle.
Sur cette photo : Isabel Cabanillas, la fille de Reyna de la Torre, a été assassinée en 2020. Elle vit depuis recluse chez elle, entourée des œuvres de la défunte, comme cette veste en jean customisée avec cet ange armé.
"Tous les yeux pleurent la perte"
Des dizaines d’affiches ont déjà été collées sur le mur, reflétant la diversité des combats en cours : contre les féminicides, la transphobie, la militarisation de la région, les violences aux migrants, etc. "La force de notre collectif, c’est de pouvoir accompagner de multiples luttes", renchérit Génesis Rodriguez, alias "Fefa", pendant que ses comparses renversent un pot de colle sur l’un de leur poster.
Le dessin représente un œil qui pleure des larmes et des croix roses, avec cette phrase : "Tous les yeux pleurent la perte". "Je l’ai imaginé pour Isabel", raconte Poli, qui admet ne pas connaître l’histoire derrière la croix rose. "Mais cela fait quand même partie de nos imaginaires", assure Nayeli, une autre comparse. Reyna de la Torre, la mère d’Isabel Cabanillas, ne verra probablement pas ce collage puisqu’elle évite de sortir. Mais elle refuse de s’exiler : "Car c’est ici que ma fille a vécu."
Sur cette photo : Deux artistes, Ruby et Leslie, se rendent à une fête déguisée pour Halloween et en profitent pour coller l’un de leurs dessins sur ce mur. Le graffiti signifie "avortement libre".
Ce reportage a initialement été publié dans le Magazine Marie Claire numéro 868, daté de janvier 2025.
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