Exceptionnellement, Coco, 42 ans, qui vit sous protection, nous a reçu·es chez elle. Un jour de froid, les mains autour d’une tasse de thé, elle nous a parlé de cet "événement abyssal " dont elle et les autres survivant·es sont revenu·es, de sa vie d’après qui ne ressemble et ne ressemblera jamais à aucune autre. La dessinatrice du quotidien Libération et plus que jamais fidèle à Charlie Hebdo a une voix douce et une détermination cardinale.

Depuis dix ans, pour les douze victimes assassinées ce jour-là, elle défend sans concession et avec ses crayons la liberté d’expression et lutte contre l’obscurantisme qui les a tué·es.

"Reconstruire différemment"

Marie Claire : Dix ans que l’attaque de la rédaction de Charlie Hebdo a eu lieu. On a envie de vous demander tout simplement : "Comment allez-vous ?"

Coco : Ça va, même si on est obligé de "faire avec ", comme on dit. Cet événement effroyable et effractant que nous avons traversé ne nous quitte jamais. La vie est devenue une espèce de cohabitation avec ça.

Est-ce cela, la "résilience " ? Je ne sais pas trop. Même le mot " reconstruction " semble bizarre  : il ne s’agit pas d’un mur qui aurait été démoli et qui serait remonté avec les briques tombées. Il n’y a plus de mur. Tout a disparu. Il faut reconstruire différemment.

Lors de commémorations, je me surprends à compter les personnes présentes. Seront-elles moins nombreuses d’année en année ? Nous, les survivants-résistants, serons-nous les seuls à rester  ? 

Dans Dessiner encore (1), dans lequel vous témoigniez de l’horreur de ce que vous avez vécu, d’immenses vagues vous submergeaient. Sont-elles toujours aussi fréquentes ?

Ce livre et le procès en 2020 m’ont fait lâcher pas mal de choses, ils m’ont libérée d’un poids. Devant la cour d’assises, j’ai pu raconter précisément les faits et comment j’étais à l’intérieur. J’ai toujours des moments pendant lesquels je rumine, je gamberge. D’autant que c’est un peu ma nature, je peux mouliner sec quand je suis seule.

Comment vous dire  ? Cela ne me ravage plus complètement comme cela pouvait le faire avant. Je l’ai intégré un peu différemment, comme si cela faisait partie de moi, était une partie de moi. Quand j’ouvre la porte maintenant, je sais ce qu’il y a derrière. J’essaye de ne pas me faire du mal, de m’écouter un peu plus. Le travail avec mon psy est très important.

Vous êtes donc parvenue à dépasser cette culpabilité qui vous dévorait d’avoir ouvert la porte aux terroristes ?

Le sentiment d’impuissance ressurgit par moments, on vit plus ou moins bien avec, mais les " et si  ?" sont partis.

Le choc face à la mort récente de Simon, "victime à retardement"

Dix ans se sont écoulés sans vos amis. Charlie Hebdo vient de publier Charlie Liberté. Le journal de leur vie (2), un très beau livre avec leurs dessins auquel vous avez participé…

À la rédaction de Charlie, le 7 janvier est constamment ravivé par leur absence autour de la table. Moi, j’ai l’impression d’être née d’eux, j’ai tout appris d’eux, je suis un "bébé Charlie ". Je n’aime pas dire qu’ils étaient mes "mentors ", car pour moi, ce terme est trop associé au terrorisme et aux frères Kouachi (on a beaucoup parlé de leur " mentor ", Farid Benyettou, ndlr).

Disons qu’ils étaient mes modèles. Ils étaient d’une gentillesse extrême. Malgré leur absence, nous avons aussi le sentiment qu’ils sont parmi nous. Nous flottons dans leurs archives, nous avons toujours un souvenir ou une anecdote sur eux, il y a toujours un petit dessin de Charb qui traîne, on a un flipper avec des dessins de Cabu qui dessinait bien les flippers… Ils sont devenus un accompagnement quotidien. Parfois, cela nous fait du bien, parfois du mal.

Simon est comme une victime à retardement. Malgré la fatigue, il allait dans les écoles pour faire de la pédagogie (...). Avec humour, il disait que victime de terrorisme est un boulot à plein temps.

Et puis, nous avons eu ce coup dur avec la mort de Simon. Elle vient nous abattre un peu… Je veux dire, nous faire beaucoup de mal. Simon Fieschi, l’ex-webmaster de Charlie, avait gardé de graves séquelles de l’attaque. Il a été retrouvé mort dans une chambre d’hôtel à Paris, le 17 octobre dernier… Simon est comme une victime à retardement. Malgré la fatigue, il allait dans les écoles pour faire de la pédagogie, il parlait beaucoup du 7 janvier. Avec humour, il disait que victime de terrorisme est un boulot à plein temps. Témoigner était devenu un peu sa vie.

La crainte de l'oubli

Avez-vous cette inquiétude que le 7 janvier 2015 puisse s’estomper dans la mémoire collective ?

Quand j’en parle, il arrive que l’on me demande "c’est quoi déjà, le 7 janvier ? ". Ce n’est pas grave… Parfois, lors de commémorations, je me surprends à compter les personnes présentes. Seront-elles moins nombreuses d’année en année ? Nous, les survivants-résistants, serons-nous les seuls à rester  ? Ce n’est pas encore le cas, heureusement.

Continuer à faire le journal a été un réflexe de survie. Il a tenu. Que les terroristes emportent aussi Charlie aurait été intolérable.

Est-ce que l’oubli de la cause originelle de cette tuerie, le terrorisme islamiste, fait partie de votre crainte ?

Oui. Charlie a toujours combattu les extrémismes religieux et se bat de toutes ses forces contre les actes anti-musulmans et racistes. Mais voir que, politiquement, seule la droite parle d’islamisme et que la gauche soit reste floue par intérêt électoraliste, soit ignore le sujet, cela agace. Il y a des manquements, des renoncements… L’extrême droite en ramasse systématiquement les billes. Je trouve cela épouvantable.

Charlie continue d’être aussi combatif, d’un côté comme de l’autre. Quand il faut faire un dessin, il n’y a aucun tabou, on y va  !

Vous ne vous censurez jamais ?

Ah, non, pas du tout  ! En France, nous avons l’énorme chance d’avoir tant de liberté pour dessiner, le blasphème n’est pas un délit. Notre seule limite est la loi, l’injure, la diffamation. Cette liberté est précieuse, nous risquons de la perdre si nous ne l’explorons pas pleinement. Je n’aime pas faire de dessin gratuitement ; quand il y a un sujet sur la religion, il ne s’agit pas de blasphémer pour blasphémer, mais si j’ai une bonne idée, je dois la dessiner.

Continuer à faire le journal a été un réflexe de survie. Il a tenu. Que les terroristes emportent aussi Charlie aurait été intolérable. Encore aujourd’hui, cela me guide dans mes dessins.

Une vie sous protection

En mars dernier, un de vos dessins dans Libération vous a valu une avalanche de menaces. Il représentait un garçon courant après un rat dans les ruines de Gaza le premier jour du ramadan et sa mère lui tapant sur la main en disant : "T-t-t… pas avant le coucher du soleil !" Notre société accepte-t-elle de moins en moins la caricature ?

Votre question est juste. En dix ans, on ne peut pas dire que cela se soit arrangé… Ce dessin dénonçait la situation effroyable à Gaza et moquait aussi l’absurdité de la religion. Le fils veut attraper le rat pour le manger. À travers l’histoire, on sait que les gens mangent des rats pour survivre pendant les famines. C’était très factuel, très simple à comprendre.

En tant que dessinateurs de presse, notre travail consiste à transcender l’actualité, qui est souvent terrible, en apportant une acidité, une férocité, de l’ironie… Les caricatures publiées dans un journal s’adressent à son lectorat qui comprend la satire. Or avec les réseaux sociaux, nos dessins nous échappent un peu.

Concernant le dessin sur Gaza, j’ai eu droit à peu près à tout en matière de menaces ainsi qu’à des réactions politiques épouvantables, notamment de la part de Sophia Chikirou (la députée LFI, ndlr). Elle a écrit dans un tweet  : "Vous n’aurez pas notre haine, mais vous la méritez ", paraphrasant la lettre Vous n’aurez pas ma haine d’Antoine Leiris, dont la femme a été tuée au Bataclan.

Vous vivez sous protection depuis 2015. A-t-elle dû être renforcée ?

Oui, un officier de sécurité de plus me protège, j’en ai trois. Je ne peux pas trop en parler, et puis les " OS ", comme on les appelle, font presque partie de notre vie privée désormais. Je leur suis très reconnaissante.

La virulence des prises à partie ne vous a pas fait peur ?

En toute honnêteté, même pas. Depuis le 7 janvier, je relativise beaucoup de choses… Plus jeune, j’aurais peut-être pu me laisser impressionner, cela avait été le cas après la publication en 2012 de la caricature du prophète Une étoile est née. En revanche, j’ai porté plainte, car l’on ne peut pas faire comme si le 7 janvier n’avait pas eu lieu.

Mais avec ce dessin, j’ai également vu à quel point la vague de soutiens a été immense. J’en ai eu encore plus que de menaces  ! Est-ce une façon pour moi de me rassurer  ? Je ne pense pas.

Dix ans plus tard : "l'esprit Charlie", toujours là ?

"L’esprit Charlie" est donc toujours là ?

Il me semble, oui. Beaucoup se questionnent à ce sujet. Moi, j’ai le sentiment que les gens sont plus Charlie qu’on ne le dit. En 2015, 4 millions de personnes étaient descendues dans la rue. Il s’agissait d’une réaction d’émotion. Je ne sais pas s’ils seraient aussi nombreux à le faire aujourd’hui, les réactions sont peut-être plus intérieures, mais je crois que beaucoup de personnes comprennent les dessins.

Nous, dessinateurs de presse, sommes passionnés par le dessin. Tout le monde n’a pas la chance de vivre de sa passion.

Vous dessinez pour Charlie Hebdo et Libération, vous publiez des livres, le dernier Pauvres bêtes ! Voyage au cœur de la condition animale (3) vient de paraître. La passion du dessin vous a-t-elle sauvée ?

Elle sauve. Pour moi, le dessin est une pulsion de vie, c’est vraiment ça. J’ai rapidement vu que le dessin était une branche solide à laquelle m’accrocher.

Nous, dessinateurs de presse, sommes passionnés par le dessin. Tout le monde n’a pas la chance de vivre de sa passion, c’est quand même rare. En CP, j’avais dit à ma maîtresse " je veux faire dessinatrice ", je ne savais même pas comment l’écrire. Oui, le dessin a été une bouée.

1. Éd. Les Arènes.
2. et 3. Éd. Les Échappés.

Cette interview a initialement été publiée dans le magazine Marie Claire numéro 869, daté février 2025.