Ils sont environ une centaine sur la piste de danse. En pantalon de yoga, short, petite robe, torse nu, et tous pieds nus. Leurs corps bougent dans des mouvements cadencés, leurs bras dessinant parfois des formes abstraites dans les airs.
Sur les platines, des voix a cappella, des bruits de la jungle et les rythmes de percussions africaines se succèdent. Puis, la musique monte en puissance et le DJ diffuse alors des sons technos et tribaux. Le public se met à taper des pieds et à frapper des mains en chœur, en se calant sur la pulsation. L'odeur de sticks de palo santo brûlés se mêle peu à peu à celle des corps en sueur. Il est environ 20 heures au centre culturel d'Art Kaizen, niché à l'étage d'un immense entrepôt dans le quartier industriel de Marvila, à Lisbonne.
Un phénomène international
Comme tous les troisièmes samedis du mois, le collectif Ecstatic Dance Lisboa organise une immense séance de danse... extatique ! "Lorsque nous avons commencé, il y a dix ans, nous étions à peine une vingtaine de participants et nous devions expliquer le concept avec des petits dessins sur nos flyers", sourit Rute Novais, l'une des cofondatrices. "Aujourd'hui, chaque session affiche complet et de nombreux groupes se sont créés un peu partout dans le pays, à Porto, Coimbra, Sintra, Ericeira, Faro, etc."
Au mois de juin, un festival de trois jours aura même lieu sur les hauteurs de la Serra da Estrela et, cet été, le festival de musique et d'arts vivants Boom, qui se tient au Portugal, propose un espace entièrement dédié à la pratique en pleine nature. Certain·es DJ, tel Mushina, sont devenu·es des mini-célébrités dont les soirées privées – via Telegram ou WhatsApp – sont les plus courues du pays.
J'encourage les participants à crier, pleurer, rire. Tout est permis dans le respect.
Le phénomène n'est pas limité à la côte ouest de la péninsule ibérique. Ces temps-ci, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, à Bali, Berlin, New York ou sur les plages de Californie, on danse désormais de façon assidue au son de ces vibrations organiques. "La danse extatique est en train de devenir le nouveau yoga, nous assure Renée Lacroix, la fondatrice d'Ecstatic Dance UK, installée au Portugal depuis trois ans et aujourd'hui créatrice de retraites qu'elle anime dans les deux pays. C'est une méditation en mouvement dont le but est d'être dans l'instant présent. L'idée est de laisser son corps bouger selon ses besoins pour laisser s'exprimer ses émotions. J'encourage les participants à crier, pleurer, rire. Tout est permis dans le respect. Résultat : chacun y trouve ce qui lui fait du bien ce jour-là, un moment spirituel, une thérapie, une fête, une séance cardio... Mais il y a toujours une énergie collective qui se crée et qui peut permettre un certain sentiment d'extase collectif."
Sans drogue, sans alcool et sans masque social
"Ici, on danse donc pieds nus, pour se reconnecter à la terre et à son corps", avec interdiction de se parler sur la piste et surtout sans prendre la moindre substance – les drogues et l'alcool sont interdits. "C'est un espace sécurisant où l'on peut être soi-même, reconnaît Daniela, 34 ans, qui a découvert la discipline à Berlin et pratique une fois par mois. La démarche n'a rien à voir avec le fait d'aller en club, où on va se maquiller, se préparer, boire de l'alcool pour se désinhiber. Mettre un masque, en somme, pour finalement jouer un rôle dans la société. Ici, au contraire, il y a la sensation d'être vrai, de pouvoir montrer ses vulnérabilités sans être jugé, tout en gardant un réel plaisir à danser. C'est devenu un besoin physique dont je ne peux plus me passer ! Depuis que je pratique, j'ai d'ailleurs arrêté de sortir la nuit pour aller danser."
Inspirée de la "danse des 5 rythmes" créée dans les années 70 par l'artiste Gabrielle Roth, dont la philosophie est "de bouger le corps pour calmer l'esprit" en suivant cinq tempos bien précis évoquant chacun une émotion, la danse extatique se veut, elle, plus fluide et plus libre. Elle n'est ni guidée ni chorégraphiée, le corps est simplement invité à traverser une vague musicale d'environ deux heures, et à épouser le rythme jusqu'à l'oubli de soi, littéralement "l'extase".
La légende veut que la première séance du genre ait eu lieu sur les rivages d'Hawaï, en 2000, sous l'impulsion d'un certain Max Fathom au retour de ce dernier du festival de Burning Man. Le DJ décida alors de superposer le beat de la musique électronique à cette philosophie libératrice. Plus tard, en 2008, les créatifs Tyler Blank et Donna Carroll créent, à Oakland, la première communauté d'adeptes, officialisant ainsi ce mouvement qui prendra ensuite racine dans plusieurs pays et connaît aujourd'hui un nouveau souffle.
Une danse conseillée pour la santé mentale
La musique est bien évidemment la pièce maîtresse de cette pratique, d'une certaine manière la seule substance qui va permettre au public de lâcher prise. "Nous planifions nos sets comme un voyage sensoriel centré autour de la nature : l'eau, le feu, la terre, l'air", racontent Octavio et Bernardo, deux frères mexicains officiant comme DJs sous le nom de Wattusi lors de nombreuses soirées.
"L'idée est que le public expérimente ces divers éléments en dansant. Nous allons donc passer des rythmes africains avec des percussions, des morceaux de flûte plus mélodiques puis des titres de house plus intenses, expliquent-ils. C'est très gratifiant pour nous de voir les gens se laisser ainsi simplement guider par les vibrations. De les voir s'ouvrir et s'épanouir : ils n'ont souvent pas le même regard avant et après ! À la fin de chaque séance, nous nous sentons aussi rechargés de notre côté."
Selon une récente étude réalisée par l'Institut des neurosciences de l'Université UCLA en Californie, la danse extatique procure des bénéfices indéniables sur le bien-être des pratiquants. Plus de 98 % des sondé·es témoignent "d'une amélioration de leur humeur, d'une plus grande confiance en eux et de davantage de compassion". La musique et le mouvement répétitif permettant ainsi "d'entrer dans une zone, une sorte de flow qui permet de lâcher l'activité préfrontale et au cerveau émotionnel de prendre le dessus".
Une activité ultra collectif
La danse extatique comme thérapie ?La question peut paraître simpliste et pourtant, le terme revient fréquemment chez les adeptes lorsqu'ils décrivent la raison de leur engouement. "J'adore la danse et je me suis intéressée au genre extatique dans une démarche de travail sur moi, confie Vanessa, 36 ans. Cela me permet de me reconnecter à moi-même, j'apprends à me connaître... Je relâche beaucoup et j'en ressors à chaque fois complètement énergisée en ayant le sentiment d'être mieux alignée."
Sentiment relayé par Melyssa, Californienne de 33 ans installée à Lisbonne depuis quelques mois, qui avoue s'autoriser à "être triste, joyeuse ou en colère" sur la piste. André va même plus loin. Ce Brésilien de 27 ans, dont la meilleure amie est décédée il y a peu, dit utiliser cette pratique comme un espace où il peut "exprimer son deuil".
Sans le groupe, la danse perd tout son sens.
Au-delà de cette recherche de bien-être personnel, de reconnexion à soi, avec parfois le sentiment de panser certains traumatismes, c'est aussi le lien avec le collectif qui prime et apporte une dimension spirituelle. "Cette introspection personnelle prend toute sa dimension au contact de l'énergie des autres", précise Vanessa. "Sans le groupe, la danse perd tout son sens, je me déleste d'énergies dont je ne veux plus, mais j'absorbe aussi celle des autres. Il y a une vraie communion", conclut-elle.
Daniela le confirme : "Pratiquer seul chez soi n'a pas du tout les mêmes vertus... C'est la dynamique du groupe, le temps de préparation avant qui crée du lien entre chacun et qui est essentiel ensuite à l'énergie qui va émaner de la séance."
Un cercle solidaire et intime
Chaque cérémonie débute par un "cercle d'ouverture" pour inviter le groupe à se retrouver ensemble et à se déconnecter en douceur du quotidien. Suit une séance de mise en condition, orchestrée par les organisateurs appelés aussi des "facilitateurs". Il peut s'agir alors d'un simple échauffement physique (lors des séances d'Ecstatic Dance Lisboa), de marches main dans la main ou d'une vingtaine de minutes de breathwork, respiration holotropique qui permet d'hyper oxygéner le cerveau et d'accéder directement au système nerveux.
C'est le genre de sessions que propose, ce dimanche-là, Go A Lisboa, un bar-restaurant de la ville, pour sa première séance de danse extatique. Luis Brito, un jeune homme à l'allure de savant un peu fou avec sa chevelure ébouriffée, disciple de Wim Hof – "l'homme de glace" –, guide un petit groupe d'une vingtaine de personnes assises en tailleur, dans un rythme soutenu d'inspirations-expirations. À ses côtés, Sofia Zamboni, maîtresse de cérémonie, leur propose ensuite d'imaginer leur prochaine danse comme une "prière".
L'ambiance est confidentielle, on se retrouve en tout petit comité. On a dressé des rideaux pour rendre l'espace plus douillet, déroulé un tapis autour duquel sont déposées quelques bougies. La danse – une petite heure – sera joyeuse, assez introspective. Elle prendra fin dans un bain sonore apaisant, Luis jouant un morceau de hang (percussion aux vibrations réconfortantes et métalliques) alors que les danseur·ses reprennent leur souffle, de nouveau en cercle. Chaque cérémonie a son propre ADN, lié à l'énergie du lieu et du groupe.
Se (re)connecter à soi et aux autres
Derrière cet engouement pour la danse extatique, il y a une indéniable quête d'un retour aux sources. "On assiste ici à une communion autour d'une source vitale, le rythme, qui est aussi le battement du cœur, le souffle, que l'on retrouve dans de nombreuses sociétés ancestrales. Chez les Grecs, bien sûr, avec le culte de Dionysos, le Dieu du rythme que l'on célébrait au son du tambour, chez les chamanes et les soufis avec la danse des derviches tourneurs. Tous y placent des divinités, des dieux, des esprits des ancêtres, explique la psychanalyste France Schott-Billmann, autrice de nombreux ouvrages sur la danse-thérapie (Le besoin de danser et La Thérapie par la danse rythmée, Les bienfaits de la trans aux Éd. Odile Jacob). Ici, le dieu, c'est le rythme, la pulsation, la vie en réalité. Ce n'est pas étonnant que dans l'époque que nous traversons – une pandémie, un climat écologique désastreux, une crise économique –, toute une génération se tourne vers ces pratiques. C'est une façon de se reconnecter à la terre, à notre humanité commune et de lui donner un sens que nous avons perdu."
Il est presque 22 heures au centre culturel d'Art Kaizen à Marvila. La salle entière, après avoir vibré pendant plus de deux heures, respire, allongée, pendant une dizaine de minutes. Elle s'assied ensuite en tailleur pour conclure cette séance, en chantant un om à l'unisson.
Difficile alors de ne pas se laisser saisir par les ondes sereines et apaisées qui irradient, à la fin de ce cycle de danse extatique. Comme s'il y avait ici, pour reprendre les mots de France Schott-Bill-mann, "l'expression d'une utopie, celle d'une société planétaire, organiquement fraternelle et festive".
Ce reportage a été initialement publié dans le magazine Marie Claire numéro 850, daté juillet 2023.
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