L’histoire du journalisme moderne retient souvent le nom de ses grands bâtisseurs : des hommes qui ont structuré la presse, inventé des genres journalistes, des formules, et révolutionné l’accès à l’information, comme Émile de Girardin. L'écrivaine et enseignante-chercheuse à Sorbonne Université (Celsa), Adeline Wrona, lui consacre une biographie : Émile de Girardin : Le Napoléon de la presse, publiée en janvier 2025 aux éditions Gallimard. Mais dans l’ombre de cette figure se cache une femme dont l’influence fut tout aussi décisive : Delphine de Girardin (1804-1855).
Une pionnière du journalisme et de la chronique
Dans cet ouvrage, Adeline Wrona rend compte de la vie de l’homme, mais également de l’épouse du créateur du modèle de la presse contemporaine. Visionnaire et audacieuse, elle s’est imposée comme une pionnière du journalisme, grâce à ses chroniques de presse, une nouveauté pour son temps.
À une époque où les journaux étaient dominés par des éditoriaux austères et des comptes rendus factuels, Delphine de Girardin a insufflé une nouvelle dynamique à l’écriture journalistique, autant qu'elle marquait le monde littéraire avec ses poèmes et ses pièces de théâtre.
Marie Claire : Peut-on considérer Delphine de Girardin comme l'une des premières femmes journalistes en France ? Comment a-t-elle contribué à faire évoluer la presse de son époque ?
Adeline Wrona : Delphine de Girardin est incontestablement l’une des premières femmes journalistes. En écrivant sous le pseudonyme masculin de Vicomte de Launay, elle parvenait à s’imposer dans un milieu dominé par les hommes.
Elle a véritablement donné ses lettres de noblesse à un genre qu’elle a contribué à inventer : la chronique. Ses Lettres parisiennes se distinguaient par un ton spirituel et ironique, mêlant actualité et satire avec une plume brillante et acérée. Ce style, à la fois incisif et élégamment moqueur, a marqué une évolution dans la presse de son époque.
Si elles étaient présentées sous forme de lettres, ces chroniques n’avaient que peu à voir avec l’épistolaire traditionnel. Le terme "lettres" servait avant tout à instaurer une illusion de proximité avec le lectorat, jouant sur l’effet de confidence. Mais il ne s’agissait ni d’une correspondance réelle, ni d’un échange authentique entre un expéditeur et un destinataire.
Un prix de l'Académie française à 17 ans
À une époque où le journalisme et la littérature étaient dominés par les hommes, comment Delphine de Girardin a-t-elle réussi à s’imposer et à se faire une place parmi les grands noms de son temps ?
Delphine de Girardin a mené une carrière exceptionnelle, d’abord en tant que poétesse. Avant son mariage avec Émile de Girardin, elle jouissait déjà d’une grande renommée. Elle était l'une des deux seules femmes à percevoir une pension royale pour vivre de sa plume. Son talent précoce a été reconnu très tôt : elle a reçu un prix de l’Académie française à seulement 17 ans.
Considérée comme une poétesse surdouée et incontournable du mouvement romantique, elle était pleinement intégrée à la vie littéraire de son temps. Toutefois, son mariage avec Girardin a marqué un tournant décisif dans sa carrière. Si cette union lui a offert une nouvelle visibilité, elle a également entraîné une rupture avec la poésie, qu’elle a progressivement délaissée. Mais elle a diversifié son œuvre en s’imposant comme dramaturge. Ses pièces, jouées à la Comédie-Française, ont rencontré un immense succès. Et en épousant Émile de Girardin, elle a pu renforcer sa place sur la scène intellectuelle.
Victor Hugo, Balzac, Dumas… Elle fréquentait les plus grands. Était-elle considérée comme leur égale ou devait-elle sans cesse prouver sa valeur ?
En parcourant les mémoires et correspondances de l’époque, je n’ai jamais eu l’impression que Delphine de Girardin était perçue autrement que comme une égale par ses pairs. Au contraire, elle était admirée et respectée pour son talent.
Un bel exemple est sa correspondance avec Lamartine, empreinte d’estime mutuelle. Il l’encourageait sans cesse à poursuivre la poésie, s’inquiétant même lorsqu’elle cessait d’écrire. Dans les moments où elle traversait des périodes de doute – notamment en raison d’une vie conjugale parfois difficile avec Émile de Girardin – Lamartine était d'un soutien indéfectible.
Victor Hugo, lui aussi, la considérait comme une grande écrivaine et entretenait avec elle une relation littéraire riche et stimulante.
Victor Hugo, lui aussi, la considérait comme une grande écrivaine et entretenait avec elle une relation littéraire riche et stimulante. C’est d’ailleurs elle qui a initié le cercle de Victor Hugo au spiritisme.
Si son époque aimait la présenter comme une muse, ce n’était en rien pour la cantonner à un rôle passif. Le salon qu’elle animait en était la preuve : un espace littéraire d’une rare exigence, où se côtoyaient les plus grands esprits du temps.
Une influence et un héritage considérables pour les femmes journalistes
Comment son parcours a-t-il ouvert la voie aux femmes dans les domaines du journalisme et la littérature ? Peut-on percevoir son influence encore aujourd’hui ?
Delphine de Girardin a indéniablement ouvert la voie aux femmes journalistes, même si cela s’est parfois fait malgré elle. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, les femmes journalistes se firent plus nombreuses, et c’est elle qui posa les bases d’une nouvelle figure : celle de la chroniqueuse.
Il serait anachronique de la qualifier de féministe, bien qu'Émile de Girardin lui-même se soit revendiqué comme tel vers la fin de sa vie. Il trouvait en sa femme, Delphine de Girardin, un exemple vivant de ses convictions. Elle défendait ardemment l'égalité des sexes et était particulièrement indignée par le refus du droit de vote aux femmes.
Delphine de Girardin était profondément consciente de ces injustices, d'autant plus qu'elle avait pour modèle sa mère, Sophie Gay, une femme très indépendante qui incarnait la transition entre le XVIIIe et le XIXe siècle.
Il serait anachronique de la qualifier de féministe, bien qu'Émile de Girardin lui-même se soit revendiqué comme telle vers la fin de sa vie.
Convaincue de la nécessité de donner aux femmes la place qui leur revenait, Delphine de Girardin semblait plus proche des idéaux du XVIIIe siècle que de ceux du XIXe siècle, marqué par le renforcement du modèle patriarcal lié à l'industrialisation et au capitalisme. Elle était proche de l'esprit des Lumières, où de grandes figures féminines avaient brillé par leur intellect et leur influence. Elle concevait le rôle de la femme comme élevé et égal à celui de l'homme.
Quelle place a-t-elle jouée dans la carrière de son époux ?
Delphine de Girardin était bien plus que l’épouse d’Émile de Girardin. Grâce à leur mariage, il a pu s’intégrer dans les cercles romantiques et accéder aux salons littéraires de l’époque. Delphine a également contribué de manière significative au succès de son journal, La Presse, grâce à sa célèbre chronique, qui a ajouté une dimension prestigieuse à la publication.
Elle a soutenu Girardin lors de ses conflits, comme celui qui l’a opposé à Balzac. Pour apaiser les tensions, Delphine a écrit La Canne de M. de Balzac, un ouvrage destiné à réconcilier les deux hommes. Plus tard, lorsque son mari a été emprisonné, en juin 1848, elle a mené une campagne active pour obtenir sa libération. Dotée d’une grande influence sociale, elle n’a pas hésité à en user pour soutenir son mari, et réciproquement, leur relation était marquée par un équilibre de contributions mutuelles.
Alors, pourquoi, aujourd’hui, le nom de Girardin semble-t-il plus connu que le sien ? Cette perception mérite d’être nuancée. Dans certains contextes, c’est bien Delphine qui est restée dans les mémoires. À Bourganeuf (Creuse), où il a été élu député pendant plus de quinze ans, un collège porte le nom de "Girardin", mais il honore en réalité Delphine de Girardin. Et, lorsqu’on évoque l’époque romantique, c’est souvent elle qui est mentionnée.
Cette postérité littéraire est amplement méritée, car elle possédait une plume bien plus remarquable. Ses chroniques et son théâtre, notamment sa pièce L’École des journalistes, conservent une actualité frappante.
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