Elle a choisi la forme romanesque pour raconter l'histoire de son héroïne, "Badjens", littéralement "effrontée" en persan, dans un livre éponyme publié chez Seuil ce 9 août 2024. Son destin illustre celui de toute une génération, celle de la révolte "Femme, vie, liberté" née après la mort tragique de Mahsa Amini.

Marie Claire : Vous êtes grande reporter, pourquoi avoir choisi la forme du roman pour raconter la révolte des Iraniennes ?

Delphine Minoui : Pour être au cœur de la réalité et de l'intimité de ces jeunes Iraniennes, des adolescentes pour la plupart, qui ont retiré et brûlé leur voile.

La mort de Mahsa Amini a été l'étincelle, mais en chaque Iranienne sommeille une rebelle puisque le régime et la culture patriarcale lui imposent des carcans dès sa naissance. Et c'est au moment où elles se sont approprié leur corps, leurs cheveux, leur être, où elles n'ont jamais été autant en vie, que ces jeunes filles ont marché vers la mort.

Des jeunes Iraniennes "à des années-lumière de leurs grands-mères"

Pourquoi cette génération est-elle en rupture avec les précédentes ?

Mon héroïne, Badjens, incarne toutes ces filles de la génération Z, biberonnées à la propagande du régime islamique, mais aussi nourries aux réseaux sociaux, à Taylor Swift et à Netflix. Elles sont à des années-lumière de leurs grands-mères, et très différentes de leurs mères qui ont navigué entre les interdits. Elles, elles envoient tout balader.

Les bassidjis ont tiré au fusil d'assaut, visant les parties génitales des filles. Elles ont été éborgnées. Plus de 500 jeunes sont tombés sous les balles ou ont été pendus.

Très bien informées, elles bénéficient aussi de cette liberté que leur ont insufflée leurs mères grâce aux portables, aux cours de karaté, aux sorties avec leurs copines... Elles ne veulent plus de compromis mais faire tomber le régime et le foulard qui les embastille.

L'Iran n'est plus, hélas, au cœur de nos préoccupations médiatiques...

Le silence est retombé dans les médias occidentaux, mais pas en Iran. La révolte "Femme, vie, liberté" n'a pas abouti, dans le sens où le régime n'est pas tombé, mais elles disent : "Au moins, on est parvenues à changer de trajectoire."

 C'est un mouvement profond, intime, charnel qui touche aux idées et aux corps. Dans les grandes villes, malgré la répression continue, elles prennent le métro, vont à l'université, au travail sans foulard. C'est de la désobéissance civile au quotidien. Leur créativité dans la résistance m'impressionne.

Un point de non-retour

Cette révolution des femmes a-t-elle transformé l'Iran ?

Complètement. Toutes les Iraniennes parlent d'un point de non-retour. La répression a été d'une violence extrême. Les bassidjis [Milice au service de la religion islamique, ndlr] ont tiré au fusil d'assaut, visant les parties génitales des filles. Elles ont été éborgnées. Plus de 500 jeunes sont tombés sous les balles ou ont été pendus.

À cette noirceur répond la joie, devenue une forme de subversion et de résistance. Elles dansent sur les tombeaux de leurs amies, elles chantent comme si elles voulaient combattre l'anomalie d'une religion, l'islam, qui a été imposée en Iran au VIIe siècle.

À l'époque, la religion était le zoroastrisme, fondé sur ce rapport au feu, et par extension, le feu, c'est la lumière. Ces héritières rallument la flamme que les religieux ont voulu éteindre.

Badjens, éd. Seuil.
Cette interview a initialement été publiée dans le magazine Marie Claire numéro 864, daté septembre 2024.