"Qui cherche son petit-fils, ou sa fille ou sa belle-fille enceinte ?", demandait un jour de 1977 une mère qui, comme tous les jeudis, tournait autour de la place de Mai à Buenos-Aires, face à La Casa Rosada, le palais de gouvernement, un foulard blanc sur la tête, pour dénoncer la disparition de son enfant. Elle était une mère mais aussi une grand-mère. Cette question a donné naissance à l'une des associations de lutte pour les droits humains les plus importantes au monde.

Six mois après ce rassemblement, le 22 octobre 1977, l'Association des Grands-Mères de la place de Mai était créée et se lançait dans une lutte collective qui perdure encore aujourd'hui. Estela de Carlotto l'a rejointe quelques mois plus tard. Elle était à la recherche de sa fille Laura et de son petit-fils. Cette institutrice de La Plata, âgée aujourd'hui de 93 ans, a consacré sa vie à la recherche des 500 filles et garçons disparus (une estimation puisque les forces armées n'ont jamais fourni de données sur le nombre et la localisation des bébés volés). Elle est désormais une référence en matière de droit à l'identité à travers le monde.

En 46 ans d'histoire, les Grands-mères de la place de Mai ont professionnalisé leur recherche, et sont devenues le moteur de la lutte contre l'impunité. Grâce aux récits des survivant.es, Estela a appris que Laura qui avait accouché de son fils dans des conditions indignes, enchaînée et cagoulée, n’avait été autorisée à rester avec son bébé que quelques heures avant d’être assassinée deux mois plus tard.

L'attente d'Estela a pris fin le 5 août 2014 lorsque l'identité de son petit-fils inscrit jusqu’alors sous la référence #114 a été restituée : Ignacio Montoya Carlotto.

1/3

Les retrouvailles d'Estela et Ignacio

Sergio Piemonte pour Marie Claire Argentine

Au cours de toutes ces années de lutte, vous est-il arrivé de penser que vous ne le retrouveriez-pas ?

Jamais. J'ai toujours été convaincue que j'allais le récupérer mais j’ignorais quand. Un jour, dans la rue, j'ai trouvé une toute petite poupée, c'était comme un bébé, et elle m'a tout de suite fait penser à lui, sans le connaître, bien sûr. Je l'ai gardée, c’était un signal très fort pour moi. À partir de ce jour, je me suis dit qu'on allait se revoir. 36 ans se sont écoulés et c'est enfin arrivé.

Le gouvernement nous traitait de vieilles folles.

Comment avez-vous réussi à créer un lien avec lui ?

La rencontre s’est très bien passée, et nous avons tissé une belle relation. Comme il soupçonnait d’être le fils de personnes disparues, il a appelé la CoNaDI (Commission nationale pour le droit à l’identité) où travaille ma fille Claudia.

Il s'est présenté pour faire les tests ADN, et pendant que l'infirmière lui faisait une prise de sang, il m'a vue à la télévision. Et il a dit : "Si j’étais un petit-fils disparu, je voudrais que ma grand-mère soit Estela." (rires). Et c’est ce qui s'est passé.

C'est un excellent musicien. Chaque jour, nous nous aimons et nous apprenons à nous connaître davantage. Il vit loin (Olavarría, à 300 kilomètres de Buenos Aires) mais grâce aux réseaux sociaux, il est toujours proche.

Ignacio est musicien et vous avez toujours dit que vous aviez une vocation d'artiste frustrée...

(Rires). Oui, c'est ça. Quand j'étais jeune, j'aimais chanter, danser, jouer des pièces de théâtre à l’école et aussi enseigner les danses créoles à mes élèves. Je n'ai pas peur d'être sur scène, je ne sais pas ce qu'est le trac, en fait je me sens très à l'aise comme si j'étais à la maison avec des amis.

2/3

Une volonté d'aider les persécutés

Sergio Piemonte pour Marie Claire Argentine

Pensez-vous que votre expérience d’enseignante vous a aidée dans votre lutte?

Non, je pense que ce qui m'a le plus aidée, c'est d'être Estela, la même depuis toujours, celle que je suis depuis que je suis toute petite. Tout ce que je dis et réalise, parfois avec une certaine colère mais sans agressivité, fait partie de moi. J’ai toujours voulu aider ceux qui sont persécutés.

Je me souviens d'une camarade de classe qui avait les cheveux très bouclés, comme une peluche, on se moquait beaucoup d’elle. Je me mettais en colère contre mes camarades de classe, je leur expliquais qu'ils n'étaient pas obligés de la faire souffrir. J’ai toujours protégé ceux qui avaient besoin de l’être, je me suis battue contre l’injustice.

Était-ce difficile pour vous d'être une femme ?

Eh bien... Le gouvernement nous traitait de vieilles folles, prétendant que nous finirions par en avoir marre de marcher sur la place. Nous étions folles, oui, mais folles d'amour, folles de douleur... Ils n'auraient jamais dit une chose pareille à des hommes. Nous, nous voulions juste avoir des nouvelles de nos petits-enfants disparus.

Avez-vous déjà eu peur ?

Le premier jour sur la place de Mai, nous étions entourées d’hommes armés, de chevaux, de policiers et de canons à eau. Je ne voulais pas y aller, les habituées m'ont encouragée, elles m'ont prise par le bras : "Donnez-moi votre bras, n'ayez pas peur, il ne nous arrivera rien." C’était notre phrase de bienvenue lorsqu'une nouvelle grand-mère arrivait dans notre famille.

Aujourd'hui, je pense que nous ne sommes plus que dix grand-mères dans tout le pays, je ne veux pas y songer parce que ça me rend triste.

Il n’existe aucune meilleure récompense que d’ajouter leur nom à la liste.

Ce qui vous est arrivé vous a-t-il changée ?

En rien, j'ai mis en pratique ce que j'ai toujours été. Je suis patiente, polie, calme, mais quand on me provoque, je réagis sans brutalité. Je suis dans l’action. Je ne lâche rien, j'ai ce caractère.

Avez-vous déjà pensé à baisser les bras ?

Oui, une fois au début. Je ne me souviens plus pourquoi mais je suis rentrée à la maison, et j'ai dit à mon mari que je n'irai plus sur la place. Quelque chose m'avait blessée. Mon mari m'a dit de continuer, il m'a convaincue qu’on avait besoin de moi. Il a été d'un grand soutien dans ma vie et dans mon combat.

3/3

D'autres disparus doivent encore être retrouvés

Sergio Piemonte pour Marie Claire Argentine

L’identité de 133 petits-enfants a été restituée mais il en reste environ 300. Comment imaginez-vous l'avenir des recherches ?

Heureusement, cette tâche a été reprise par les petits-enfants retrouvés et les frères et sœurs des disparus qui continuent à rechercher leurs frères et sœurs. Je trouve cela merveilleux car ils ont une vision moderne, et sont prêts à utiliser de nouveaux outils. Ce sont des enfants sains, ils consultent toujours les deux grands-mères qui font partie du conseil d'administration.

Lorsque nous ne serons plus là, ils continueront à se battre pour retrouver les disparus.

Le prix Nobel de la paix serait-il une reconnaissance pour les Grands-mères de la place de Mai ?

Ce serait un immense honneur de le recevoir, cela serait une reconnaissance mondiale pour le travail accompli pendant ces 46 années, mais bon, je dis ironiquement que chaque petit-fils ou petite-fille retrouvé est comme un prix Nobel. Il n’existe aucune meilleure récompense que d’ajouter leur nom à la liste.

Comment vivez-vous ce moment politique en Argentine où l’extrême droite vient d’arriver au pouvoir, avec par exemple, la nouvelle vice-présidente Victoria Villarruel qui remet en question le nombre de détenus disparus ?

Nous ne permettrons pas un nouveau coup d'État qu'il soit clair ou dissimulé car parfois, les politiciens, une fois au pouvoir, deviennent des tyrans. Nous ne voulons pas d’un simulacre de démocratie, nous voulons une démocratie totale et pour toujours.

S'il quelqu'un nous offense, comme c'est le cas de cette dame, je prie pour que Dieu l'aide un jour à avoir une attitude moins rancunière et moins mauvaise. Cela ne m’affecte pas mais cela me désole que ces personnes soient encore dans l’obscurité. Ce qui compte c'est le combat, nous allons continuer coûte que coûte à rechercher les petits-enfants disparus. 

Quelle est votre vie aujourd’hui ?

Je suis très active et lucide, quand je perdrai la tête, je devrai rester à la maison (rires). J'ai presque 93 ans, j'ai des difficultés à marcher et de nombreux désagréments typiques de la vieillesse mais ma jeunesse intérieure est intacte et nourrie par les jeunes qui font partie de notre association. En tant que présidente, j’ai toujours des choses à faire.

Je passe aussi beaucoup de temps dans ma maison du quartier Tolosa de La Plata, j'aime les plantes, je mène une vie simple avec mes enfants et petits-enfants. Et je voyage beaucoup mais je suis fatiguée et les médecins me conseillent de lever le pied, un peu.

Vous êtes-vous déjà demandé ce que votre fille penserait de ce que vous avez accompli ?

Laura qui me connaissait très bien a dit à ses compagnes de prison : "Ma mère ne pardonnera pas à ceux qui me font souffrir et elle les persécutera aussi longtemps qu'elle vivra."  Elle savait que sa souffrance deviendrait mienne. Et il s’est produit exactement ce qu’elle avait imaginé.

Cet article est réservé aux abonnées
Inclus dans votre abonnement :
  • Votre magazine en version numérique en avant-première (+ les anciens numéros)
  • Tous les contenus du site en illimité
  • Une lecture zen avec publicité réduite
  • La newsletter spéciale abonnées qui vous fera part : 
  • Des jeux-concours exclusifs
  • De nos codes promos exclusifs
  • Des invitations aux événements Marie Claire

 VOTRE PACK BEAUTÉ & BIEN-ÊTRE 

 

  • 10 € de réduction sur la Box Beauté Marie Claire du moment
  • 3 mois gratuits sur  Le Tigre : Yoga, pilates, relaxation ... sans modération !

La Newsletter Époque

Phénomènes de société, reportages, people et actualités... l'air du temps décrypté.