Les Monologues du vagin ont trente ans cette année. La pièce de théâtre écrite par Eve Ensler (qui se fait désormais appeler V), a été jouée pour la première fois à New York en 1994 dans un théâtre underground.

Jamais une femme n’était montée sur scène pour clamer haut et fort, revendiquer, célébrer un mot tabou de cinq lettres. VAGIN. Ce texte cru, poignant et drôle sur la sexualité féminine est devenu un phénomène mondial, toujours interprété dans plus de 130 pays, dont les moins progressistes pour les femmes.

L’édition française du texte (éditions Denoël) a été enrichie de onze monologues inédits. Les Monologues du vagin, pavés lancés dans la face du patriarcat a résonné tel un cri de guerre féministe dans les années 90. Autant dire dans le Vieux monde, celui d’avant #MeToo. La pièce est-elle toujours d’actualité ? L’autrice nous répond, dans un long entretien via Zoom, depuis le chalet qui est son bureau, aux États-Unis.

Un texte toujours d'actualité

Marie Claire : Vous vous appeliez Eve Ensler, vous vous êtes rebaptisée V. Pourquoi ?

V. : Le prénom Eve m’avait été donné par mon père, qui m’a violée et violentée. Ce prénom et ce patronyme étaient un fardeau. V, c’est une très belle lettre, ouverte. V comme victoire, comme vulve, comme vagin.

Je parlais de quelque chose dont personne n’avait jamais parlé avant, en tout cas sur scène. C’était comme ouvrir une boîte de Pandore, la révélation d’un secret si longtemps enfoui.


Quel souvenir avez-vous gardé de la première fois que votre texte a été joué ?

C’était en 1994, j’ai monté "une maquette" des Monologues dans un tout petit théâtre à New York, sûre de me faire (littéralement) descendre. Mais la réaction a été immédiate. Les gens étaient dingues : "Fais-le, tu dois le faire". Je parlais de quelque chose dont personne n’avait jamais parlé avant, en tout cas sur scène. C’était comme ouvrir une boîte de Pandore, la révélation d’un secret si longtemps enfoui. Personne n’y pensait - à part Betty Dodson -, ne parlait de ce qui arrivait à nos corps, à nos vagins, à notre sexualité, des viols dont nous étions victimes, du plaisir.

Cette pièce a 30 ans cette année. Une production des années 90 donc. Il s’est passé tellement de choses, il y a eu notamment #MeToo. Les Monologues ne sont-ils pas datés ?

J’étais encore il y a trois mois en Albanie pour assister à une représentation des Monologues. Si vous saviez combien j’aimerais que cette pièce soit obsolète ! Quelle bonne nouvelle ce serait que nous n’en ayons plus besoin, que les femmes soient libres, qu’il n’y ait plus de violence. Qu’elles sachent que leur vagin peut leur donner du plaisir, qu’elles puissent apprendre à leurs partenaires comment leur donner du plaisir.

Le patriarcat est tellement têtu. Je ne suis pas fatiguée de parler de la pièce, je suis fatiguée de devoir encore parler du patriarcat, toutes ces années de ma vie passées à démanteler le patriarcat, à le déconstruire, le combattre, le dissoudre, ça oui, ça me fatigue. Et tout ce qu’il inflige au monde entier : guerre, atrocités, impérialisme, colonialisme, occupation...

L'importance du pardon

En 2020, vous avez écrit Pardon. Dans cette lettre d’excuses fictive, votre père, incesteur et violent, vous demande pardon. Cette question est également l’objet du dernier Monologue de l’édition française de la pièce. Pourquoi les excuses d’un violeur envers sa victime sont-elles si importantes ?

Dans Mon père a le devoir de ressentir ma douleur. Je vois comme dans un rêve, ma douleur entrer dans mon père, il ressent alors ce qu’il m’a fait, et littéralement, il pleure des larmes de sang. De vraies excuses exigent que les auteurs de violences sexuelles identifient et reconnaissent ce qui dans leur famille et leur culture les a rendus capables de faire ce qu’ils ont fait. Et les détails de ce qu’ils ont fait comptent.

Il faudrait des salles de pardon, des espaces où ils puissent reconnaître et assumer les choses terribles qu’ils ont faites, regarder leurs victimes.

Quels sont les impacts à court et long terme dans nos vies à nous, les abusé.es ? Comment cela a-t-il affecté nos corps, nos capacités, notre sexualité ? Cela n’est jamais pris en compte. 90% des femmes que j’ai rencontrées veulent que leurs agresseurs reconnaissent ce qu’ils ont fait, qu’ils voient comment ils ont changé la personne qu’elles étaient. Qu’ils reconnaissent pour que les femmes ne se croient pas folles, qu’elles ne croient pas que ce n’est pas arrivé, elles veulent qu’ils endossent la responsabilité de leur crime.

J’ai écrit Pardon, parce qu’après toutes ces années de #MeToo, je n’ai pas vu un seul homme demander pardon. L’absence d’excuses est l’un des piliers qui soutiennent le patriarcat. C’est ça la justice pour moi, reconnaître ses crimes, et demander pardon pour ça. On est loin de ça.

"Les Monologues du vagin" : trente ans plus tard

Quand dans les années 2000, la pièce faisait un carton dans le monde entier, la France a été l’un des derniers pays à jouer la pièce. Cela vous a-t-il surpris ?

Le théâtre qui proposait de jouer la pièce a même voulu en changer le titre ! Cela a été un choc pour moi. Se dire super libéré.e ne veut pas forcément dire féministe.

J’ai remarqué que des actrices qui avaient déjà montré leur corps devant une caméra (au bénéfice du male gaze selon moi), étaient incapables de montrer leur corps dans Les monologues du vagin. La pièce vous demande d’être le sujet de votre vagin. D’habiter vraiment votre corps. Et je pense que la France est très résistante à cela, comme beaucoup d’autres endroits en apparence libérés, mais qui ne le sont pas du point de vue des femmes.

Il y a eu beaucoup d’abus sexuels en France, et il y en a toujours. Commis par une élite culturelle qui s’en sort sans dommages, qui continue à travailler. On s’est cogné à ce blocus patriarcal. Le patriarcat ne veut pas que les femmes affichent leur propre sexualité, il veut la dominer. En France, j’ai entendu tellement d’histoires de petites filles abusées.

Est-ce que Les monologues ont changé quelque chose ?

Absolument ! Mais il y a quelque chose d’étrange avec le patriarcat. Nous, les femmes, avons radicalement changé. Nous avons cette interview, deux femmes sans un homme dans l’histoire. Cela n’aurait pas pu arriver il y a trente ans.

On est en position de pouvoir, nous racontons nos histoires. Et en même temps, nous sommes toujours sous la coupe du patriarcat, coincées dans son architecture. Et ça, c’est effarant.

Tant que nous sommes enfermées dans cette architecture, on peut nous restreindre et nous réprimer à tout moment. Parce que les patriarches sont toujours au pouvoir. Il faut écraser ce système en entier. Un certain nombre d’hommes pensent qu’ils sont supérieurs aux femmes, qu’ils ont le droit de dominer les femmes, de déterminer leur vie. Bien qu’ils ne représentent qu’un petit pourcentage d’hommes, ils sont très agressifs.

Éradiquer le patriarcat

Quelle est la solution pour éradiquer enfin ce système ?

Je pense que la violence n’aidera pas. Cela peut changer avec la culture, la gentillesse et la connexion. La violence peut menacer, contenir les gens un moment, traumatiser même. Mais cela ne vous fera pas changer d’avis à long terme. Tenez quelqu’un en joue avec une arme, il ou elle fera ce que vous voulez pendant un temps. Cela provoquera encore plus de ressentiment et de violence. La vérité, c’est que la seule chose qui peut faire changer, c’est l’amour. Que les hommes comprennent ce que nous vivons, qu’ils ouvrent leur capacité à l’empathie, à la compassion, seul cela peut provoquer le changement. Quand vous sentez dans votre cœur ce que vous faites à l’autre, cela vous fait mal, vous dévaste en tant qu’être humain.

Aux États-Unis, des féministes estiment que la dénonciation des agresseurs par le mouvement #MeToo est contre-productive, que l’on ne ralliera pas les hommes à la cause des femmes en les exposant nommément. Qu’en pensez-vous ?

#MeToo a exposé, dénoncé, balancé les agresseurs, et c’était une étape nécessaire dans le processus. Mais on n’a pas créé de structure où les femmes peuvent s’adresser à eux, avoir des conversations avec eux. On leur a dit publiquement : voilà ce que vous avez fait, mais on n’a pas embrayé sur l’étape suivante : comment allez-vous changer ? Résultat, ils se sentent menacés, ils ont peur. Mais ont-ils changé ? Je ne crois pas. Il faudrait des salles de pardon, des espaces où ils puissent reconnaître et assumer les choses terribles qu’ils ont faites, regarder leurs victimes. C’est ce qu’on doit faire maintenant. On doit comprendre le mécanisme, qui ils sont, comment ils agissent, se comportent.

Quand je vois ce qui arrive aux femmes au Congo, aux États-Unis, ces spécimens d’extrême-droite qui essaient de nous ramener au Moyen-Âge, je suis furieuse et rageuse.

Dans la conquête de l’égalité, la génération des jeunes féministes veut avancer sans impliquer les hommes. En résumé, leur position est : on n’est pas là pour les aider ou les comprendre, qu’ils changent c’est tout… 

C’est vrai. Elles ont vu nos luttes pour nous débarrasser du patriarcat, et une chose est sûre : cela n’a pas du tout marché. Si j’avais trente ans aujourd’hui, je ne suis pas sûre que j’aurais envie de composer si un homme se mettait en travers de ma route. Si un homme n’est pas un partenaire, je ne vois pas les bénéfices. Je suis moi-même passée par tous les stades. Les moments où je refusais de parler aux hommes, la rage, le séparatisme, l’inclusion, le moment où je n’avais pas du tout envie de penser aux femmes mais faire ma vie.

Dans Faire face (éd. Denoël), votre (géniale) autobiographie, vous écrivez, à l’adresse des hommes : "Ne nous cassez pas, ne nous agressez pas, prenez-nous dans vos bras. N’entrez pas en nous sans invitation. Soyez doux. Laissez-nous vous inviter à entrer. Soyez avec nous dans tout ça. Ne nous voyez pas comme une chose que vous pouvez dominer, ne voyez pas nos larmes comme un pays à conquérir, ne nous voyez pas comme un paysage à violer." Comment ne pas en vouloir aux hommes ?

La grande question pour chacun.e d’entre nous reste : comment ne déshumaniser personne ? Comment ne pas transformer quelqu’un en quelqu’un d’autre ? Il y a des hommes qui me posent un vrai problème à cause de la façon dont ils traitent les femmes. Mais il y a aussi des hommes pleins d’amour, impliqués, qui font un travail incroyable. Je refuse de généraliser, car ce serait participer aux mêmes modalités patriarcales.

Quand je vois ce qui arrive aux femmes au Congo, aux États-Unis, ces spécimens d’extrême-droite qui essaient de nous ramener au Moyen-Âge, je suis furieuse et rageuse. Mais je connais aussi beaucoup d’hommes, des gens magnifiques qui essaient de changer cela.