Le centre-ville est encore plongé dans une obscurité feutrée lorsqu’un petit groupe de yogis emprunte les ruelles désertes du quartier gothique, éclairées par des lampadaires. Après avoir traversé un dédale d’habitations historiques, ils étendent leurs matelas dans un charmant square face à Santa María del Pi, basilique du XVe siècle.
Sous la tutelle de leur instructrice, l’énergique Andrea Nutini, ils s’entraînent une heure, à peine distraits par le gazouillement des oiseaux et de rares passant·es. "En allant à mon cours ce matin, je me suis arrêtée devant le parvis de la cathédrale pour admirer sa rosace, explique-t-elle, en sirotant un café. Il n’y avait personne, un privilège incroyable."
Après le confinement du printemps dernier, Andrea a profité de l’absence de touristes pour organiser des leçons de yoga en extérieur dans les plus beaux sites de Barcelone. "Nous avions fini par penser que seuls les touristes pouvaient en profiter, alors que ces lieux impressionnants ont toujours été là pour nous."
"L'impression de revivre ma jeunesse"
Andrea Nutini et ses étudiants font partie de ces pionniers qui commencent à reconquérir la ville, longtemps perçue comme un symbole du tourisme de masse. Tels des brins d’herbe rebelles sur un sentier abandonné, les Barcelonais·es s’aventurent de nouveau sur les Ramblas – avenue emblématique qui traverse le coeur de la ville – et visitent les monuments comme le parc Guëll et la Sagrada Família, enfin vides et gratuits. Les foires de quartier, tel le populaire festival de Gràcia – conçu à l’origine pour les locaux qui ne pouvaient s’offrir de vacances –, ont retrouvé leur fonction première.
Je déambule dans mon quartier, et le matin je vais à la plage où je n’avais pas mis les pieds depuis quatre ans
"Cette année a été fantastique, j’aimerais pouvoir la figer dans le temps, s’exclame Elena Martín. J’ai pu renouer avec mes voisins, on ne se rencontrait plus, et aller à vélo jusqu’au centre-ville."
Cette habitante de La Barceloneta – ancien quartier de pêcheurs devenu une attraction touristique – redécouvre les plaisirs simples d’une ville autrefois vibrante, "les enfants jouent de nouveau plaça Reial, j’ai l’impression de revivre ma jeunesse. Je déambule dans mon quartier, et le matin je vais à la plage où je n’avais pas mis les pieds depuis quatre ans."
La nécessite d'un changement radical
Barcelone a vécu une explosion du nombre de visiteur·ses attiré·es par ses plages ensoleillées, son style de vie méditerranéen et ses prix attractifs. Ces dix dernières années, il a même quadruplé à cause de l’augmentation des bateaux de croisière, des compagnies aériennes low cost et des plateformes de réservations en ligne.
En 2017, cette ville de 1,6 million d’habitant·es a accueilli 32 millions de touristes. Un tourisme qui a généré d’énormes profits – 12 à 15 % du PIB de la municipalité – et de sérieux problèmes. Ce flux de visiteurs a contribué à la pollution massive, à l’épuisement des réserves d’eau et à l’engorgement des services de transports et de la collecte des ordures.
En 2017, cette ville de 1,6 million d’habitant·es a accueilli 32 millions de touristes.
Au fil des ans, l’afflux de jeunes débarquant à Barcelone n’a fait qu’aggraver le "turismo de borrachera", le tourisme de l’alcool, avec son lot de fêtes sans fin, de bagarres et d’abus de drogues transformant la vie des locaux en cauchemar. Entre 2011 et 2014, la libéralisation des licences a multiplié par dix le nombre de meublés touristiques.
Les loyers et les prix de l’immobilier ont explosé, poussant les habitant·es hors du centre-ville historique. Privés de leur clientèle, des centaines de commerces ont alors dû fermer, remplacés par des boutiques de souvenirs bon marché, des restaurants et des bars branchés.
Le bouleversement de la pandémie de Covid-19
Mais la Covid-19 a porté un coup fatal à l’industrie du tourisme local, mettant à nu ses faiblesses et ses contradictions. En août dernier, les cent vingt hôtels (sur quatre cents) restés ouverts ont enregistré un taux d’occupation d’à peine 10 %. Ciutat Vella – la vieille ville – est aujourd’hui un ensemble inquiétant d’hôtels et d’appartements vides.
Face à cette crise, les autorités locales ont pris conscience de la nécessité d’un changement radical. L’administration municipale a débuté la reconversion de 30.000 mètres carrés d’immeubles désaffectés en incubateurs de start-up, et 10 millions d’euros ont été affectés à la promotion de la ville ciblée sur le tourisme durable et de proximité.
Devenir un modèle pour l'Europe
Núria Paricio, l’élégante directrice de l’association Barcelona Oberta, a ainsi lancé trente itinéraires historiques et commerciaux afin de redessiner l’âme de la capitale catalane. "Nous mettons en avant ses beautés architecturales mais aussi ses spécialités gastronomiques. Nous devons nous réinventer, mais c’est un défi qui nous dépasse. Il faudrait peut-être une coalition de grandes villes pour y faire face ensemble…"
Si nous parvenons à transformer Barcelone en une ville durable, nous enverrons un message au monde entier
Cette nouvelle orientation de Barcelone pourrait créer un précédent pour les centres urbains d’Europe – de Venise à Paris, de Londres à Amsterdam – qui souffrent des excès du tourisme de masse. "Si nous parvenons à transformer Barcelone en une ville durable, nous enverrons un message au monde entier", espère Marián Muro, directrice de Turismo de Barcelona.
En attendant, la crise change la vie des Barcelonais·es. "J’aime me promener sans être sans cesse bousculée ou photographiée à tout bout de champ par des touristes", raconte Pilar Subirà, 56 ans, propriétaire de la boutique Ciergerie Subirà, qui vend des bougies depuis 1761. Et si cette crise est la conséquence indéniable de la pandémie, elle aura révélé les limites des stratégies de développement pensées sur le court terme.
Perte d'authenticité
L’histoire de Meritxell Carreres, une guide locale de 55 ans, en est la parfaite illustration. Originaire de Gracià – un des quartiers iconiques les plus affectés par le tourisme de masse –, elle a partagé avec quinze autres familles un ancien immeuble assez délabré. Tou·tes y avaient vécu toute leur vie.
"Nous étions une communauté, on s’épaulait les uns les autres, se souvient-elle, émue. J’hébergeais celles et ceux dont l’appartement situé dans les combles était inondé par de fortes pluies. Et lorsque mes horaires de travail ont été modifiés, un de mes voisins a accompagné ma fille à l’école tous les jours, pendant des mois."
Nous avons gagné en glamour mais perdu en authenticité. Cela me rend triste.
Lors de la crise de 2008, l’immeuble a été acquis par une banque avant d’être vendu à des investisseurs étrangers. Les nouveaux propriétaires ont vidé les appartements en échange d’argent cash et n’ont pas renouvelé les baux. Ils ont rénové le bâtiment, puis vendu les appartements à des prix beaucoup plus élevés que ceux du marché à des étrangers fortunés. Meritxell Carreres a réussi à conserver le sien – à prix réduit – grâce à une longue bataille juridique, mais sa victoire lui laisse un goût amer.
Ses nouveaux voisins sont chinois, français, danois, anglais. Aucun ne parle espagnol ou catalan, la majorité d’entre eux utilise leur appartement comme résidence de vacances. "Il y avait beaucoup de solidarité avec mes anciens voisins alors que je n’ai encore rencontré aucun des nouveaux, poursuit-elle. Nous avons gagné en glamour mais perdu en authenticité. Cela me rend triste."
Des atouts solides
Avec la réduction drastique des vols internationaux, la pandémie a aussi inauguré une nouvelle manière de voyager. En août dernier, le secrétaire général des Nations unies, António Guterres, a appelé à une réforme équitable et durable du secteur touristique.
Barcelone a déjà des atouts solides pour réaliser la transition vers un tourisme culturel et scientifique : une pépinière de start-up en biomédecine parmi les meilleures en Europe, un éventail impressionnant de festivals qui pourrait la transformer en une des capitales musicales du continent, et un paysage culturel unique centré sur l’architecture moderniste et l’avant-garde du XXe siècle.
"Barcelone, qui peut se prévaloir de musées consacrés à quatre des grands artistes de cette époque – Pablo Picasso, Juan Miró, Antoni Tàpies et Salvador Dalí dans la ville voisine de Figueres – n’a pas réussi à le faire savoir, déplore Mateu Hernández Maluquer, du Think tank Barcelona Global. Si nous ne générons pas une narration spécifique, les visiteurs et visiteuses continueront à consommer la ville et pas ce qu’elle a à leur offrir."
Vers un tourisme culturel
Avant la pandémie, les Ramblas étaient parcourues par environ cent quatre-vingt mille touristes par jour. La prolifération de bars et de restaurants à la cuisine de piètre qualité et aux boissons surtaxées a fini par éclipser les musées, les théâtres et les night-clubs prestigieux.
La municipalité et Amics de la Rambla (Les amis des Ramblas), une association regroupant habitant·es et chef·fes d’entreprise, ont lancé récemment une campagne afin d’attirer les Barcelonais·es vers leur centre-ville historique grâce à des visites guidées de lieux méconnus, comme la maison natale de Joan Miró, ou l’imprimerie visitée par Don Quichotte dans le roman éponyme de Miguel de Cervantes.
Niché au premier étage d’un immeuble aux couleurs pastel, sur les Ramblas, le Tablao Cordobes est un des meilleurs lieux dédiés au flamenco en Espagne. Durant ses cinquante ans d’histoire, il a accueilli des artistes légendaires comme Camarón de la Isla, El Chocolate et Tomatito. Les touristes composent 90 % de sa clientèle.
"Les visiteurs et visiteuses qui assistent à nos shows aiment la culture, et c’est un bon exemple de ce que le tourisme pourrait être, explique la propriétaire, María Rosa Pérez Casares. Le flamenco traverse une période extraordinaire, de nombreux jeunes talents émergent, et ça, cela n’aurait pas été possible sans la contribution de ce tourisme de qualité."
Le président d’Amics de la Rambla, Fermín Villar, en est convaincu : "Nous survivrons, même si la transition est difficile. Nous devrons faire des sacrifices du point de vue économique, mais Barcelone deviendra un endroit où il fait bon vivre. Nous gagnerons moins, mais nous assurerons notre futur."