En tant que fan d’Une nounou d’enfer, on reconnaîtrait les gestes de sa créatrice et actrice Fran Drescher entre mille : sa main balancée de bas en haut, ses claquements de doigts rapides… Sans parler de son sourire et de son timbre de voix.

Née à Flushing dans le Queens, à New-York, comme son personnage de Miss Fine, un premier job de caissière à 14 ans, puis une école de cosmétique, Fran Drescher se sentait déjà alliée des grévistes dans sa série comme dans la vie.

En tant que présidente du syndicat Sag-Aftra, qui représente 160 000 professionnels du grand et petit écran, elle s’est battue en 2023 pour améliorer les conditions de travail des acteurs et actrices pendant une grève de 118 jours. L’activiste de 66 ans plaide pour la présence de plus de femmes dans les instances de décision.

Elle évoque avec nous le viol qu’elle a subi à 28 ans et la thérapie qu’il l’a aidée à accepter sa douleur, mais aussi à faire face à l’errance de diagnostic dans le cancer de l’utérus. Entretien. 

De son enfance à celle d'une génération entière avec "Une nounou d'enfer"

Marie Claire : Quelles étaient vos aspirations dans l’enfance ?

Fran Drescher : Je ne voulais pas rester immobile. D’après ma mère, à cinq ans, face à I Love Lucy [une série américaine des années 50, ndlr], je lui aurais dit : "Je pourrais faire ça !" À huit ans, je choisissais des vêtements qui me donnaient l'impression d'être Audrey Hepburn. Je voulais essayer de m'élever hors du monde dans lequel j'avais grandi.

Vers 13 ans, je me suis dit que j’allais faire le métier qui ressemblait le moins à un travail : être actrice. Je n'avais aucune relation dans le show-business. Mais j’étais ambitieuse.

Ça tourne !

À 15 ans, inscrite à un concours de beauté, je me suis dit que si je gagnais, je pourrai appeler un agent. Je venais d'un milieu très modeste et je voulais expérimenter en tant qu'adulte ce que le succès peut apporter, c’est-à-dire ni le bonheur ou la santé, mais pouvoir payer les factures, ne pas avoir m’en inquiéter, vivre dans une belle maison...

[Une nounou d'enfer] m'a ouvert des portes que quelqu'un de mon milieu n'aurait jamais espérées.

Votre ténacité se reflète dans vos combats. Comment l’expliquez-vous ?

Je me suis toujours sentie de monter au créneau pour les personnes opprimées. Je pense que mes parents m'ont enseigné un code d'éthique qui m'a permis de respecter les personnes marginalisées. Je n'ai pas grfandi dans un foyer religieux, mais dans un foyer où nous croyions au rêve américain, nous voulions l’égalité, le même accès à des opportunités pour tout le monde.

Je suis devenue un peu connue pour me battre pour les droits LGBTQI+. Il faut également ne jamais oublier les droits des femmes, des enfants, des personnes racisées. Je ne supporte aucune forme de racisme, les personnes qui se pensent au-dessus d’autres ou d'autres formes de vie sur cette planète. 

Que ressentez-vous en sachant qu'une génération a grandi avec Fran Fine ?

C'est un immense honneur. Un cadeau. Cette série m'a ouvert des portes que quelqu'un de mon milieu n'aurait jamais espérées. Où que j'aille, les gens m'accueillent, veulent me serrer dans leurs bras, me demander comment je vais. Je me sens privilégiée. Je le vois comme une formidable opportunité pour prendre position au nom du bien commun, pour inciter à l'action.

Comment était-ce de représenter une femme juive à la télévision ?

En 1993, c’était rare, quand j'ai commencé à incarner Fran Fine, en tant que femme juive jouant un personnage principal juif, à une heure de grande écoute. Avant que la série ne commence, CBS, la chaîne de diffusion aux États-Unis, m’a appelée pour me dire que la marque Procter and Gamble voulait financer la série, mais uniquement si la nounou était italienne et pas juive. Un de mes mantras est de ne faire quelque chose que si je le sens dans mes tripes. Je leur ai donc expliqué pourquoi Fran Fine devait être juive : quand on doit créer des épisodes chaque semaine, il vaut mieux écrire sur ce que l’on connaît et je voulais m’inspirer des gens avec qui j’ai grandi. Je travaillais avec Peter [l'acteur et scénariste Peter Marc Jacobson, ndlr], mon mari et nous sommes juifs et non italiens.

Fran avait un cœur énorme et elle illustrait aussi ces hypocrisies inconscientes dont la vie est remplie, qui nous font rire.

Et, finalement, ce personnage de Fran a plu, et dans le monde entier. En Égypte, en Jordanie, au Botswana, en France… Tout le monde m’en parlait. Parce que le message était :"Peu importe ce à quoi vous ressemblez, votre accent, votre voix... Ce qui compte, c'est ce qu'il y a dans votre cœur." Et Fran avait un cœur énorme et elle illustrait aussi ces hypocrisies inconscientes dont la vie est remplie, qui nous font rire.

Écrire sa vérité de manière authentique, c’est ce qui parle aux gens, qui les fait voir un peu d’eux ou d’elles dans le personnage. Qu'elle soit juive faisait juste partie d’elle.

Le traumatisme du viol, le diagnostic tardif du cancer 

Vous avez écrit sur des traumatismes, avec le livre Cancer Schmancer mais aussi avec votre documentaire "Fran in my own words", dans lequel vous parlez du viol que vous avez subi. Pourquoi est-ce important ?

J'ai été violée sous la menace d’une arme en 1985 par un homme en liberté conditionnelle. Il a été arrêté et j'ai pu le pointer du doigt au tribunal. Il a été condamné à 130 ans de prison.

J'étais à un moment de ma vie où je voulais simplement me relever et faire croire que j'allais bien.  Et pendant que je faisais Une nounou d’enfer, dix ans plus tard, une émission a parlé [sans son consentement] du crime dont j’avais été victime. Les gens appelaient mes parents parce qu'ils pensaient que cela venait de se produire. Et moi, j'ai fait une dépression nerveuse. J’ai eu l’impression de tout revivre.

J'avais vraiment besoin d'en parler à un thérapeute, de tout démêler. Les traumatismes sont très durs pour le corps. C’était aussi le moment de mon divorce douloureux avec Peter [en 1999, trois ans après leur séparation, ndlr].

Ressentez vos sentiments. Honorez-vous. Honorez votre perte. Votre douleur. Traversez-la.

Quelques années plus tard, quand le cancer gynécologique est arrivé, peut-être parce que je n'avais pas complètement fait face à ma douleur liée au viol, je me suis promis d’en tirer les leçons. D'être vulnérable, de partager mes craintes. Je ne devais pas essayer de m'anesthésier. Il m'a fallu deux ans et huit médecins pour obtenir un véritable diagnostic.

Au début, j’étais chez mon thérapeute cinq fois par semaine et je me suis stabilisée à trois fois. Puis deux. Au bout d'une dizaine d'années, j’ai senti que j'étais prête à vivre avec tous les outils dont je disposais maintenant pour fonctionner à plein régime et être un être humain équilibré qui ressent la douleur et qui peut non seulement donner de l'aide, mais en demander. Et, cela a changé ma vie.

Ressentez vos sentiments. Honorez-vous. Honorez votre perte. Votre douleur. Traversez-la.

Une femme à la tête d'une grève historique à Hollywood

Diriez-vous que c'est un défi d'être une femme, actrice, scénariste et productrice ?

J’ai joué en guest dans la série Broad City créée par Ilana Glazer et Abbi Jacobson qui y jouent également. Et elles m’ont dit merci, que j’avais en quelque sorte ouvert une voie. Je me suis sentie si fière de cette reconnaissance.

Il y a beaucoup de choses, y compris le mouvement #MeToo, qui ont conduit à ce qu’une femme  – Greta Gerwig – ait réalisé le film ayant eu le plus de succès en 2023. Mais, elle n'a pas été nommée pour l'Oscar de la meilleure cinéaste. Donc, nous avançons d'une certaine manière et reculons d'une autre. C'est regrettable. Et nos corps sont légiférés au Congrès ou à la Cour suprême. Ce n’est pas possible. Tant que nous n'aurons pas plus de femmes dans les instances de décision, pour équilibrer l’énergie masculine agressive, je ne serai pas optimiste.

J’ai alors montrer aux femmes et aux filles, qui constituent une grande partie de mes fans, que je n'ai pas besoin de diriger en imitant l'énergie masculine.

Durant la grève, attaquée sur votre leadership, vous avez dit que vous n'aviez pas besoin d’énergie masculine pour diriger. Comment était-ce de présider un syndicat en tant que femme ?

Je savais que je serais une bonne dirigeante parce que c’est mon métier et que j'ai aussi déjà dû me battre à Washington pour les questions de santé liées au cancer, mais je ne me voyais pas comme une femme qui dirige. Ce n'est que lorsque l'opposition [les représentants des patrons de studio, ndlr] m’a attaquée en essayant de me faire passer pour une "hystérique" dans la salle de négociations, pour me diminuer en tant que femme leader que j’en ai pris conscience.

J’ai alors voulu montrer aux femmes et aux filles, qui constituent une grande partie de mes fans, que je n'ai pas besoin de diriger en imitant l'énergie masculine. Que je le fais avec dignité et empathie. Mais aussi en portant du rouge à lèvre.

Et nous sommes repartis avec le meilleur deal grâce à notre ténacité.