Le 21 décembre 2024, avenue Rustaveli en face du Parlement, une grappe de femmes se met soudain à danser le khorumi, la danse des guerriers géorgiens. Un moment de joie, de grâce et de poésie, comme il en surgit parfois au milieu de la violence des canons à eau et des gaz lacrymogènes depuis que la Géorgie est entrée en résistance le 28 novembre dernier.

Ce jour-là, le parti en place depuis douze ans, le mal nommé Rêve géorgien, après des élections législatives jugées truquées, a annoncé sa décision d'interrompre le processus d'adhésion à l'Union européenne. Brisant le rêve démocratique de la majorité des Géorgien·nes.

Deux mois de mobilisation populaire

Deux mois plus tard, alors que la mobilisation populaire n'a pas faibli, Tea Darchia, ancienne danseuse du ballet national, fait répéter à ses élèves le khorumi : "On se prépare à le danser quand seront annoncées la tenue de nouvelles élections et la libération de tous les prisonniers du régime. Nous refusons de revivre dans un système communiste. En Ukraine, ils se battent avec des armes, en Géorgie, on se bat avec nos âmes. Il faut que les pays civilisés nous aident face à la Russie toute puissante."

La peur des Géorgien·nes est fondée. Leur petit pays de 3,7 millions d'habitant·es a vécu quatre invasions russes en deux siècles, dont la plus récente en 2008. Depuis cette guerre éclair, la Géorgie a perdu 20 % de son territoire, les Russes occupant deux régions, l'Abkhazie et l'Ossétie du Sud, dont l'une n'est qu'à trente kilomètres de la capitale, Tbilissi.

"Nous amenons systématiquement les officiels étrangers regarder aux jumelles à quel point c'est proche. Moi, je refuse de le faire parce que je trouve que ce n'est pas digne d'un président de regarder son territoire occupé et ne rien pouvoir y faire", déclarait Salomé Zourabichvili en 2022 à Marie Claire(1) . Élue démocratiquement en 2018 – son mandat s'est achevé le 29 décembre 2024 –, l'ex-présidente franco-géorgienne, loin de faire l'unanimité, a pris la tête de la résistance, gagnant en stature et en légitimité grâce à son courage et à sa détermination. 

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Comme des arbres déracinés 

Justyna Mielnikiewicz

"Salomé Zourabichvili est la leader incontestée de toute l'opposition, c'est une héroïne et pourtant, je n'ai pas voté pour elle", avoue Salomé Jashi, réalisatrice. Elle nous a donné rendez-vous dans un café branché. Son documentaire Taming the Garden(2), qui a circulé dans nombre de festivals, est censuré par les salles de cinéma géorgiennes pour ne pas fâcher Bidzina Ivanichvili.

L'oligarque, dont la fortune dépasse le budget de l'État, s'est progressivement accaparé le pouvoir avec son parti Rêve géorgien. L'homme a une lubie farfelue, objet du documentaire : celle de déraciner des arbres centenaires et gigantesques dans le pays, mais aussi des baobabs du Kenya pour les replanter dans son arboretum près de la mer Noire.

"J'ai compris que j'étais un de ces arbres, poursuit Salomé Jashi, et qu'Ivanichvili voulait déraciner les Géorgiens pour les replanter dans un parc sous surveillance. J'avais 10 ans lors de l'indépendance en 1991, la Géorgie et moi avons grandi ensemble, on a connu la paix, la prospérité et la liberté d'expression avant cette menace de retour en URSS. Cela nous détruit mentalement, on a le sentiment de revivre la purge soviétique de 1937(3) . Comme beaucoup d'artistes, je suis devenue une activiste. Ciblée, je sais que je cours des risques."

Sur cette photo : Salome Khubua et Eteri Chkadua, artistes, et l'autrice Teona Dolenjashvili au "Musée de la résistance", qui présente des œuvres d'art et des objets qui raillent le pouvoir, avec un humour très géorgien, mélange de burlesque et de poésie.

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D'important problèmes de corruption

Justyna Mielnikiewicz

Ciblée, Eka Gigauri(4) l'est aussi. À l'entrée du métro, près de ses bureaux, des affiches ont été collées avec sa photo et ce slogan, "Cette affamée de subventions vend notre patrie."

Directrice de Transparency International, elle serait l'une des ennemi·es juré·es de l'oligarque : "Je suis l'ennemie de tous ceux qui travaillent dans l'intérêt de la Russie, créent des obstacles pour nous empêcher de devenir membre de l'Union européenne, violent les droits de l'homme, truquent les élections, et sont impliqués dans la corruption et la capture des institutions de l'État. Je pense que M. Ivanichvili peut effectivement me considérer comme son ennemie."

Malgré les menaces, elle poursuit, avec ses 40 collègues, son travail d'enquête sur la corruption. "Au cours des dernières années, en province, des entreprises liées aux dirigeants du Rêve géorgien ont reçu plus de 4 milliards de laris (1,3 milliard d'euros, ndlr) grâce aux contrats d'État. Il existe une corruption massive de l'élite autour du pouvoir. De même au sein du système judiciaire, le bureau du procureur, l'unité spéciale d'investigation, tout le monde sert les intérêts de M. Ivanichvili. Nous manifestons, car nous avons le sentiment d'être les seuls à pouvoir nous défendre les uns les autres."

Seul·es face à l'extrême violence, lors des trois semaines qui ont suivi le début des manifestations de masse, où près de 500 personnes ont été arrêtées.

Sur cette photo : Tea Darchia, ancienne soliste du Ballet national de Géorgie, avait improvisé le khorumi, la danse guerrière traditionnelle réservée aux hommes lors d'une manifestation. tient-elle à rappeler. Depuis, elle la fait répéter à ses élèves.

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Des manifestations sous haute surveillance 

Justyna Mielnikiewicz

Veriko Jgerenaia nous reçoit dans le QG de Gyla(5), l'Association géorgienne des jeunes avocats, qui s'engage en pro bono (gratuitement) auprès des victimes de la répression. Depuis le 28 novembre, occupée comme la ligne d'assistance téléphonique l'est 24 heures sur 24, elle a mis sa vie privée en suspens.

À 28 ans, Veriko Jgerenaia, "avocate et défenseure des droits de l'homme", résiste à la fatigue et au découragement. "Les avocats de Gyla et ceux d'organisations partenaires traitent les affaires de plus de 400 personnes. Beaucoup ont été battues et ont dû être hospitalisées. Malheureusement, les officiers de police, masqués et sans badge d'identification, ont la garantie de ne pas être punis. Et ils n'ont pas bougé quand des “titushki”, des hooligans, ont frappé et écrasé des manifestants."

La répression est désormais entrée dans une deuxième phase en faisant passer le prix des amendes pour graffitis ou entrave à la circulation de 500 à 5 000 laris, alors que le salaire moyen n'est que de 1 600 laris, et en licenciant des employé·es du secteur public, dont le seul crime est d'avoir signé des pétitions.

Après le monde de la culture et des médias, c'est désormais toute la société civile qui est visée. Veriko Jgerenaia est consciente de l'épée de Damoclès qui pèse sur Gyla. Inspirée d'une loi russe utilisée par Moscou pour réprimer les voix dissidentes, la loi sur "l'influence étrangère", votée en mai dernier, exige que toute ONG recevant plus de 20 % de son financement de l'étranger s'enregistre comme "organisation poursuivant les intérêts d'une puissance étrangère".

"Nous refusons de le faire, nous ne sommes pas des agents étrangers, s'insurge notre avocate. C'est très irrespectueux pour notre organisation qui, depuis trente ans, contribue à la démocratie de ce pays. Selon cette loi russe, nous devrions payer des amendes jusqu'à 200 000 dollars par an, ce qui est évidemment impossible."

Sur cette photo : Le 24 janvier, devant l'université publique de Tbilissi, des étudiant·es manifestent pour la libération des prisonniers politiques avant de rejoindre le Parlement, avenue Rustaveli, où convergent tous les soirs des milliers de personnes.

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Une société homophobe 

Justyna Mielnikiewicz

Dans son vaste appartement, hérité d'un grand-père dignitaire du parti communiste, l'exubérante Mari Kanchaveli(6) a remisé corsets, rubans et talons, sa panoplie de drag-queen, en attendant l'éclaircie démocratique. "Je suis queer et absolument pas hétérosexuelle, dit-elle en riant.

En 2017, au Bassiani, notre plus grand club techno, des vidéos virales de fêtes queer ont mis en danger des gays, alors je me suis lancée comme drag-queen. Tout le monde se connaît dans ce petit pays, aujourd'hui, il nous est très difficile de continuer à faire la fête quand tant de gens sont en prison."

Une autre loi censée protéger les valeurs familiales, calquée elle aussi sur la législation russe, interdit désormais toute propagande LGBT alors que l'homosexualité n'est pas illégale en Géorgie. "Mais notre société orthodoxe reste très homophobe. Des manifestants ont été battus et traités de “pédés”. Les flics les insultaient, jurant qu'il n'y aurait jamais de révolution gay en Géorgie."

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"Pas de retour en arrière"

Justyna Mielnikiewicz

À Tbilissi, l'engagement a plusieurs visages. Certains sont célèbres, comme celui de Tekuna Gachechiladze(7), cheffe qui a révolutionné la cuisine locale, rendue populaire par une émission de télévision. À la tête d'une école de cuisine, Culinarium, et de lieux emblématiques, elle a fermé ses restaurants au plus fort des manifestations et, tout en continuant à payer ses 80 employé·es, a servi 350 litres de soupe tous les soirs avenue Rustaveli.

"Je ne suis pas une politique, j'ai cuisiné pour tous les Premiers ministres et les dignitaires en visite, je suis dans l'action sociale. Lors des bombardements de Gori, en 2008, des inondations à Tbilissi en 2015, j'ai cuisiné pour la population. Face aux Soviétiques, on a protégé nos traditions dans tous les milieux, de peur de perdre notre identité. Si le gouvernement pro-russe gagne, je partirai à l'étranger, je veux que ma fille de 14 ans ait un avenir. Nous ne sommes pas l'Iran, les femmes ne veulent pas d'un retour en arrière dans une société fermée."

 Sur cette photo : la cheffe Tekuna Gachechiladze a fermé ses restaurants tout en continuant à payer ses 80 employé·es, pour servir des soupes aux manifestant·es.

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Des valeurs européennes

Justyna Mielnikiewicz

Même si l'esprit de résistance n'a jamais été aussi fort, confronté aux lendemains incertains, la tentation de l'exil existe. Les plus pessimistes évoquent même un scénario à la biélorusse : en 2020, après la réélection frauduleuse d'Alexandre Loukachenko, les manifestations avaient été sévèrement réprimées avec le soutien de Moscou.

À la tête de Droa ("Il est temps"), le parti d'opposition qu'elle a créé en 2021, Elene Khochtaria n'y croit pas : "Non, la Géorgie ne finira pas comme la Biélorussie, parce que ses racines historiques et ses valeurs sont européennes. Le gouvernement, contrairement à celui de Loukachenko, est vulnérable aux sanctions et nous bénéficions d'un soutien sans précédent des États-Unis, de l'Union européenne et de la France. Nous ne nous battons pas seulement pour la Géorgie, il n'est pas dans l'intérêt de l'Europe d'avoir plus d'influence russe dans la région. Nous protesterons aussi longtemps qu'il le faudra."

Au premier étage d'une maison Art nouveau au charme fou, une affiche annonce le Museum of Resistance. L'appartement prêté par un Géorgien exilé en Floride sert de galerie à l'artiste conceptuelle Eteri Chkadua(8). Avec les étudiantes rebelles de l'Académie des Arts de Tbilissi et des artistes rencontrées lors des manifestations, elle y organise des expositions à l'humour burlesque teinté de poésie. Comme ce zèbre qui grimpe une ânesse à moitié zébrée à côté de pingouins dans un congélo.

"L'oligarque Ivanichvili a créé son zoo à côté de son jardin tropical. La femelle zèbre est morte, ils ont dû peindre une ânesse pour que le mâle se reproduise, et construire un vaste frigo pour les pingouins importés, s'amuse Eteri Chkadua. Quant aux symboles phalliques devant une bouteille de lait, c'est pour rappeler le délire homophobe de ce gouvernement qui a déclaré qu'avec l'influence LGBT, les hommes finiraient par avoir du lait ! Nous ignorons comment tout cela va finir, mais nous devons garder notre enthousiasme et notre sens de l'humour." 

Et l'espoir. Celui porté par Salomé Zourabichvili qui, la nuit glaciale du 15 décembre, a tweeté : "Nous vivons un hiver russe inhabituel en Géorgie, mais nous aurons un printemps géorgien !!!"

Sur cette photo : Symboles de la lutte contre le gouvernement pro-russe, les drapeaux de l'UE et de la Géorgie sont partout dans Tbilissi.

1. marieclaire.frMarie Claire n° 838. 
2. À louer sur on-tenk. com/fr 
3. Entre 1921 et 1941, 72 000 personnes ont été exécutées et 200 000 déportées par les Soviétiques. 
4. transparency.ge/en 
5. gyla.ge/en 
6. Instagram : @not_so_virgin_mari 
7. Instagram : @tekunia 
8. Instagram : @eterichkadua

Ce reportage a initialement été publié dans le magazine Marie Claire, daté avril 2025.

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