Rares sont les parfumeurs intégrés à une maison de luxe et Francis Kurkdjian est le seul à accéder à ce Graal en dirigeant sa propre marque. Hyperactif, il n'est pas moins généreux et épicurien, de ceux qui envoient chaque année à leurs proches un bouquet de mimosa ou de pois de senteur pour fêter les saisons, et accepte pour la première fois de partager pour une interview l'intimité d'un repas dans son appartement parisien du 18e arrondissement, sur sa terrasse emplie de lavande et de jasmin, préparant devant nous des bricks au fromage d'après une recette de sa grand-mère.

Marie Claire : votre parcours est atypique et vous n'êtes pas du sérail grassois, qu'est-ce qui vous a mené à la carrière de parfumeur ?

Francis Kurkdjian : Je suis issu d'une famille d'immigrés arméniens. Ma grand-mère est arrivée en France en parlant cinq langues, fuyant le génocide et quittant un milieu aisé mais riche d'un bagage culturel. Le niveau d'exigence était poussé. Mon père jouait de la guitare, ma mère chantait très bien et jouait de la mandoline. Nous écoutions Radioscopie sur France Inter et nous regardions Au théâtre ce soir et les autres émissions de Jacques Chancel.

Nous devions pratiquer une activité artistique au même titre qu'il fallait viser de bonnes notes à l'école. J'ai dansé tous les soirs à partir de 5 ans et j'ai appris le solfège et le piano dès 7 ans. Danser est une discipline exigeante. Elle te donne de la maturité parce que l'on te traite comme un adulte, elle t'enseigne à supporter la douleur et le dépassement de soi. Tu as des courbatures et tu retournes au combat.

À l'adolescence, je me suis blessé et j'ai surtout compris que je ne serai jamais le plus grand des danseurs. J'avais des bras trop grands pour les portés et déjà une sorte d'urgence à faire les choses. À 13 ans, j'ai d'abord voulu être couturier, puis parfumeur. Après un bac scientifique puis l'Isipca (école référence de parfumerie, ndlr), je suis rentré chez Quest et à 24 ans, j'ai créé Le Mâle de Jean Paul Gaultier. Un tel succès si jeune était inhabituel. Mon angoisse était de ne faire qu'un parfum. On m'a envoyé à la filiale de New York pendant trois ans pour poursuivre mon enseignement car je n'étais pas armé.

Devenir directeur de la création d'une maison est une consécration. Qu'est-ce qui vous a motivé alors que vous aviez déjà votre marque qui fonctionnait bien ?

Maison Francis Kurkdjian avait 12 ans, je commençais un peu à m'ennuyer. Je suis sans doute hyperactif, même si à mon époque ça ne se diagnostiquait pas, et la stimulation intellectuelle de travailler avec de multiples marques la même année me manquait.

J'essaie que chaque parfum se pose sur la peau et puisse se porter comme un vêtement dans lequel on se sent bien.

Ma quête a toujours été de m'affranchir de ce que je sais déjà faire. J'avais une foule de souvenirs olfactifs liés à Dior : sentir le fabuleux Poison en 85 sur les Champs-Élysées, Eau Sauvage que portait mon père comme tous les hommes de sa génération, Fahrenheit, la création de J'Adore sous mes yeux à New York par Calice Becker... Et puis la meilleure amie de maman avait été modéliste quatre ans aux côtés de Christian Dior et ses anecdotes sur cet atelier talentueux m'avaient fait rêver dans mon enfance. Elle en parle encore à 87 ans.

Vous avez donc aussitôt accepté de relever ce défi ?

On ne m'a pas appelé, c'est moi qui ai levé la main ! Avec une forme de starification, on peut penser que tout nous est dû, sous prétexte qu'on est dans le top 10 dans son domaine, mais il faut constamment se battre. Je suis fier de dire que ce poste n'a pas été un cadeau. Je me sens moins redevable car j'ai présenté un projet de vingt pages, comme une lettre de motivation, de tout ce dont je rêvais pour Dior. Moi qui aurais aimé être couturier, je ne peux qu'être ébloui devant l'amplitude du style de cette maison porté par Christian Dior, Marc Bohan, Gianfranco Ferré, John Galliano ou Maria Grazia Chiuri.

J'étais clair sur deux points, je tenais à continuer à travailler pour Maison Francis Kurkdjian et à ne pas être seul. J'ai pu monter mon studio de création épaulé par deux femmes parfumeuses, l'une dédiée aux matières et l'autre à s'assurer qu'une formule pourra être fabriquée dans la durée. Parce que les volumes sont conséquents, j'ai le luxe d'avoir accès aux plus beaux ingrédients, de pouvoir commander un jasmin spécifique, à telle intensité, comme un couturier peut faire tisser le motif qu'il veut.

Il n'y a pas de contraintes de prix. Ce que je peux faire ici, c'est puissance 10 de ce que j'ai pu faire ailleurs. Ma seule limite, c'est ma créativité. Pour la nourrir, je me baigne dans les archives, je m'imprègne des citations, je tire le fil historique pour qu'un J'Adore qui a 25 ans puisse toujours être aussi moderne. Cela me passionne tant que je suis au bureau de 7 heures à 21 heures.

Qu'avez-vous appris en un an et demi ?

À penser différemment. J'ai toujours adoré les fleurs, j'en ai constamment chez moi mais la base de mon inspiration n'était pas la nature. Comme Christian Dior donnait des noms de fleurs à ses robes, les parfums de la maison les transcendent.

Ma seule limite, c'est ma créativité.

En sentant pour la première fois de ma vie un champ de roses à Grasse, à l'ombre d'un figuier, j'ai trouvé l'accord si beau que j'ai reconstitué ce duo en revenant au bureau. C'est devenu Dioriviera. Puis je me suis attelé à J'Adore parce que c'est une icône florale. Sa formule originelle est colossale. Elle contient plus de quatre-vingt-dix ingrédients, comme un grand motif de fleurs en touches pointillistes. Inspiré par une toile de Damien Hirst, où les fleurs de cerisiers sont peintes avec un esprit impressionniste mais au large pinceau, j'ai eu envie d'épurer et de zoomer en même temps. Et puis quand tu chauffes un bain d'or, le superflu s'évapore et tu ne conserves que l'essentiel. L'Or de J'Adore se révèle plus rond, voluptueux, solaire et sensuel.

Vous êtes l'un des rares à avoir démocratisé la haute parfumerie au fil de créations et d'expériences singulières. D'où est née cette envie ?

La Patinoire de Brookfield Place à Manhattan dont la glace était parfumée au sapin de Noël, les Bulles de savon senteur poire de ma marque, le Jardin du Parfumeur à Versailles... L'idée de ces réalisations est de travailler le parfum comme une discipline artistique et de toucher différemment des gens qui n'ont pas forcément les moyens de s'offrir un parfum coûteux. L'olfaction est un moyen de m'exprimer, comme mes expériences culinaires.

Revendiquez-vous un style particulier ?

J'essaie que chaque parfum se pose sur la peau et puisse se porter comme un vêtement dans lequel on se sent bien. Même si c'est un artifice, j'aime qu'il ne masque pas une personnalité et donne même l'illusion que la personne transpire cette odeur. C'est justement parce qu'il évoque cet échauffement que j'adore le cumin.

Et puis il faut que cette senteur diffuse pour qu'on la reconnaisse dans la rue. Cette puissance, même dans la fraîcheur, est une obligation. 'Que vous sentez bon !' est le plus beau compliment que l'on puisse recevoir d'un chauffeur de taxi ou d'un passant.

Y a-t-il des parfums que vous admirez et que vous auriez rêvé de créer ?

Il y en a plein et cela m'a même bloqué à mes débuts. J'ai dû leur trouver des défauts, et casser les miens pour me projeter tout de suite sur celui d'après. Je continue pourtant de trouver Fracas de Piguet absolument génial. Difficile de s'affranchir d'une telle tubéreuse.

Est-ce qu'un nez affûté exige une discipline spéciale ?

Je ne me parfume pas, mes produits d'hygiène sont inodores et je me douche deux fois par jour, sans savon, pour ne pas avoir à porter de déodorant. Pour le reste, je ne dors que cinq heures par nuit et je voyage beaucoup sans me soucier de prendre froid. Je n'ai plus le temps de faire du sport mais j'aime marcher. C'est propice à l'inspiration.