"Ce n’est pas possible d’être aussi conne !", répète la petite voix qui résonne chez Mona Chollet comme chez chacune d’entre nous. Affronter les humiliations et les insultes dans la vie en société, on en a l’habitude, mais affronter cet ennemi intérieur qui nous sermonne et nous accable se révèle plus compliqué.
L’essayiste qui publie Résister à la culpabilisation - Sur quelques empêchements d’exister (La Découverte, collection Zones) a décidé de s’attaquer à cette voix qui, démontre-t-elle, est beaucoup plus bruyante chez les catégories dominées que sont les femmes, les enfants, les minorités sexuelles et raciales. D
Dans cet essai, écrit à la première personne, Mona Chollet puise aux origines de cette culpabilité, ce "noyau de haine" dont nous avons hérité de la religion chrétienne et de la culture patriarcale, et qui contamine notre existence. Et nous offre une prise de conscience salvatrice pour que nous réinventions l’amour de soi. Entretien.
Des stéréotypes ancrés dans la société à l'origine de cette culpabilité
Marie Claire : Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire ce livre sur la culpabilisation ?
Mona Chollet : C'était l’aboutissement de réflexions différentes parce qu’en écrivant sur le féminisme, on se cogne tout le temps à la culpabilité. Les femmes, comme toutes les catégories dominées dans la société, intègrent de nombreux stéréotypes négatifs sur elles-mêmes. Elles finissent par avoir l’impression que quoiqu'elles fassent, elles font mal parce que le problème, ce n'est pas ce qu'elles font mais finalement ce qu'elles sont.
Déjà, dans Beauté fatale, je parlais du culte de la minceur, l'obligation de prendre le moins de place possible pour une femme de la manière la plus littérale.
Mais ce livre, Résister à la culpabilisation, m'a aussi ramenée à mon enfance, à ma jeunesse dans la ville de Calvin en Suisse. Le protestantisme et plus largement le christianisme, une religion particulièrement marquée par l'obsession de la faute, l'obligation de l'examen de conscience régulier, m’a amenée à élargir la réflexion au-delà du féminisme.
Vous consacrez tout un chapitre aux violences sexuelles. Actuellement se tient le procès des accusés de Mazan. La victime, Gisèle Pelicot, a tout de suite dit, "la honte doit changer de camp", en refusant le huis clos pour ses violeurs. Elle n’est pas dans la culpabilité…
Oui, c'est vrai. Cela a été aussi l'occasion de rappeler l'histoire de Claudine Cordani, la première mineure en France à refuser le huis clos pour ses violeurs. C’était en 1984, ce n'est donc pas complètement nouveau. Heureusement que des victimes arrivent à se sortir de la honte qu'on leur renvoie, et à la rejeter sur les violeurs à qui elle revient.
Gisèle Pelicot a été quasiment obligée de se justifier, de prouver qu’elle n'était pas consentante.
Mais ce qui me frappe aussi dans ce procès de Mazan, c’est qu’à un moment Gisèle Pelicot a été quasiment obligée de se justifier, de prouver qu’elle n'était pas consentante. C'est quand même un procès où il existe des vidéos, où les preuves sont écrasantes, accablantes. Et malgré tout, il y a toujours un soupçon : était-ce vraiment un jeu sexuel ? Était-elle vraiment endormie ? Ne faisait-elle pas semblant ?
Il est terrible de voir la mauvaise volonté de notre société à admettre que des femmes puissent réellement être innocentes. Des préjugés profonds persistent sur le fait qu'elles seraient fourbes. Un journal anglais, The Telegraph, a titré sur ce procès : "Cette femme se venge des hommes qui l'ont violée sous la contrainte de son mari !"
L'image de la vengeresse est un des stéréotypes misogynes qui reviennent en force dès qu'il s'agit de contester le fait qu'une femme puisse être victime.
Une société qui fustige les "mauvaises mères"
Après avoir brisé le tabou des violences contre les femmes, reste à briser celui des violences contre les enfants. Vous notez ce reproche : "C'est la faute aux féministes si on a pris du retard, car elles ont donné la priorité à la défense du droit de ne pas devenir mère." Comme si la maternité avait été rejetée en bloc par les militantes…
C'est quelque chose que j'ai entendu parfois, y compris dans le milieu féministe. En fait, cette idée qu'il n'y aurait pas eu de place pour les mères dans le féminisme, que la maternité y serait perçue comme quelque chose de honteux, est un mythe.
L'écrasante majorité des femmes et des féministes sont mères. Ce n’est pas la maternité en tant que fait en soi mais en tant que fait social, c'est-à-dire la manière dont elle est organisée dans la société et dont elle pénalise les femmes, qui est critiquée.
Une critique à ne pas confondre avec une hostilité à l'égard des mères. Et j'entends dire aussi que cela aurait empêché de s'intéresser à la cause des enfants. Un contre-sens énorme. Et ce n'est pas non plus parce qu'on est mère qu'on se préoccupe forcément plus du bien-être des enfants.
Dans notre société, on fustige les "mauvaises mères" mais rarement les "mauvais pères’". Grâce notamment à la Commission indépendante sur l'inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CIIVISE), on admet aujourd’hui qu'un homme violent ne peut pas être un bon père.
C’est incroyable comme la figure du bon père de famille est persistante. Le père est forcément respectable, rationnel, alors que la mère est soupçonnée d'être plus ou moins hystérique, abusive, manipulant l'enfant.
Ces stéréotypes subsistent dans le monde de la justice. Sans compter que les femmes s'appauvrissent très souvent dans un mariage hétérosexuel. Elles lèvent le pied sur leur travail salarié pour s'occuper des enfants, beaucoup plus que leur conjoint.
Elles sont donc globalement perdantes sur le plan financier, et en cas de séparation, ce dernier a plus de moyens pour se payer une bonne défense. Il est perçu comme plus respectable parce que plus riche, donc mieux à même de prendre en charge les enfants.
Et puis dans les cas de maltraitance, quand les femmes marquées par des violences psychologiques, physiques, en portent les séquelles, c'est utilisé contre elles pour les discréditer. C’est une double peine constante.
Culpabillité et surmenage vont de pair
Vous démontrez qu’une société injuste vis-à-vis des femmes et des classes sociales défavorisées génère de la culpabilité et du surmenage. Avec cette pression de "Il faut que je travaille deux fois plus que les autres"…
Oui, et c’est pour cela que j'aime beaucoup la remarque de Fatima Ouassak du collectif Front de mères que je cite dans mon livre. Elle refuse de dire à ses enfants, issus de l’immigration, qu'ils doivent travailler deux fois plus alors qu’ils font déjà face déjà à des discriminations et à du racisme. Pour elle, le problème est la manière dont la société défavorise ses enfants. C'est cela qui doit changer. Ce n'est pas à eux de se sur-adapter à un système qui les maltraite.
On explique aux femmes comment vaincre leur complexe de l'impostrice. Or ce ne sont pas elles le problème, ce sont les discriminations et les préjugés qu’elles subissent.
En fait, on stigmatise beaucoup, on explique par exemple aux femmes comment vaincre leur complexe de l'impostrice. Or ce ne sont pas elles le problème, ce sont les discriminations et les préjugés qu’elles subissent, la culture dans les entreprises qui n’est pas accueillante. Je ne voulais pas faire un livre qui dise encore aux lectrices, "Vous avez un problème" mais opérer un retour à l’envoyeur, suivre le fil de cette culpabilité, voir jusqu’où elle remonte et quel pouvoir elle désigne, un pouvoir qui nous fait nous sentir mal.
Vous racontez une anecdote : lors d’un dîner, une femme a peur de faire une gaffe devant vous et vous, vous craignez de dire quelque chose de stupide ou de maladroit. Être à la hauteur de sa réputation, ne pas être une "féministe de carton" serait un stress supplémentaire…
Oui parce que je suis connue comme autrice féministe, si je dis une bêtise, cela va prendre des proportions… C’est du stress de mon côté mais aussi du côté de mes interlocutrices. C’est quelque chose qui commence à être discuté au sein du féminisme.
Elsa Deck-Marsault a consacré un livre vraiment très bien à ce sujet Faire justice. Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes (La Fabrique). On fait des efforts pour être à la hauteur de ses convictions, pour vivre selon ses idées, mais la perfection n'est pas de ce monde, il faut être aussi douce avec soi-même et avec les autres…
Est-ce le danger d'être trop pure et dure quand on est féministe ?
Cela dépend de ce qu'on entend par pure et dure. C’est difficile parce qu'en même temps, je pense que la colère, quand on est féministe, est très justifiée. Je n'ai pas du tout envie de rajouter au discours qui dit : "Tu es agressive." Il y a ce proverbe : "On parle toujours de la violence du fleuve en cru, mais on ne parle jamais de la violence des rives qui l’enserrent". Je crois que la douceur marche très bien aussi parfois. Ce n'est pas forcément moins radical.
Il ne s'agit pas de jeter l’anathème sur certains comportements mais de plaider pour que que les féministes puissent puiser dans un éventail de comportements plus variés. Des offenses sont réelles, des manières de parler sont insultantes, mais j'ai parfois le sentiment qu’on ostracise une personne qui ne possède pas les codes. C'est dommage parce que même si elle n’est pas au même niveau de prise de conscience que nous, elle peut être pleine de bonne volonté.
Je sais que j’ai moi-même commis plein de maladresses et de gaffes. On m’a offert des deuxièmes chances et j'en suis très reconnaissante. Je suis donc bien placée pour plaider pour les deuxièmes chances…
- Votre magazine en version numérique en avant-première (+ les anciens numéros)
- Tous les contenus du site en illimité
- Une lecture zen avec publicité réduite
- La newsletter spéciale abonnées qui vous fera part :
- Des jeux-concours exclusifs
- De nos codes promos exclusifs
- Des invitations aux événements Marie Claire
VOTRE PACK BEAUTÉ & BIEN-ÊTRE
- 10 € de réduction sur la Box Beauté Marie Claire du moment
- 3 mois gratuits sur Le Tigre : Yoga, pilates, relaxation ... sans modération !