"Ici, on est sûres qu'elles seront vues, qu'en dis-tu ?" demande Rula Daood à Héli Mishael. Sur ce mur qui borde l'escalier entre le port et la vieille ville de Jaffa, un graffeur a dessiné un gigantesque œil d'Horus bleu, ce talisman millénaire en Orient, signe de chance et de protection. C'est là que Rula l'Arabe et Héli la Juive, leaders du mouvement Standing Together ont choisi de coller leurs affiches écrites en arabe et en hébreu appelant au retour des otages de Gaza, au cessez-le-feu et au dialogue entre les deux camps gangrenés par la défiance et la violence.

Un discours à contre-courant qui, en ces temps de polarisation extrême et d'abyssal traumatisme depuis les attaques terroristes du 7 octobre et les bombardements meurtriers sur Gaza, est souvent inaudible d'un côté comme de l'autre.

À soixante-dix kilomètres à peine de là, Gaza est sous le feu. Les kibboutz de Be'eri et de Kfar Aza, attaqués le 7 octobre, portent encore les stigmates des massacres commis par le Hamas. Et tout proche, dans une unité intensive de l'hôpital Ichilov, les rescapé·es de l'attaque terroriste du festival de musique Tribe of Nova sont toujours soigné·es.

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"Standing Together" et ses 5 000 membres juifs et arabes israéliens

Mathias DEPARDON

Ce matin, les rues sont encore désertes. Les deux jeunes femmes ne risquent pas d'être prises à partie par ceux et celles qui tentent de les intimider et les faire simplement taire parce qu'elles affichent leur amitié. Dans le contexte, toute velléité de rapprochement et d'empathie pour les victimes de l'"autre camp" est taboue, voire suspecte.

"Nous sommes régulièrement insultées, parfois menacées, sur les réseaux sociaux ou lors des rassemblements, on a l'habitude, soupire, sans se démonter, Rula, d'origine palestinienne. Mais l'enjeu est plus important que le découragement ou la peur." Héli pointe le QR code sur l'affiche : "C'est un outil effcace, rapide et discret à flasher avec un smartphone, il nous permet de compter sur de nouveaux soutiens, dans les deux communautés, qui, jusque-là n'avaient pas osé rallier nos idées."

Avec cinq mille membres permanents, juifs et arabes israéliens, et des milliers d'autres sympathisant·es sur Instagram et TikTok, Standing Together, qui réunit une direction égalitaire d'une soixantaine de coordinateurs juifs et arabes, ne se veut ni ONG ni parti politique mais un lobby social. Il apparaît, en ces temps de guerre, comme le mouvement pro-dialogue le plus novateur et rassembleur. Dans leur Q.G. en centre-ville de Tel-Aviv, les murs sont couverts d'affiches et de stickers en arabe et en hébreu.

Les volontaires – issu·es des deux communautés – s'affairent à enregistrer des vidéos et des "stories instagram" diffusées en flux tendu. Ils se relaient pour aller couvrir d'autres murs d'affiches, organiser des convois humanitaires à la frontière de Gaza et réclamer la libération des otages. Ils tiennent aussi des réunions publiques dans toutes les villes du pays comme la semaine précédente à Haïfa, la grande ville israélienne du nord à portée de missiles du Hezbollah libanais, qui a réuni plus de cinq cents participant·es, juif·ves et musulman·es.

Sur la photo : Dans les rues de Jaffa, Rula et Héli collent des affiches en hébreu et en arabe pour appeler a` rejoindre leur mouvement qui prône le dialogue entre les deux camps ennemis.

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Sortir de la peur de l'autre

Mathias DEPARDON

À l'heure de la pause, attablées à un café sur la digue de Jaffa, face à une Méditerranée d'huile qui, un bref moment, pourrait faire oublier les ravages de la guerre, Rula et Héli se racontent. La première est née dans un village arabe dans le Nord. Son amie est la petite fille d'un Juif religieux d'Hébron, ville symbole des tensions violentes entre colons et habitant·es arabes. Les deux jeunes femmes ont, l'une comme l'autre, attendu d'être étudiantes à la fac pour rencontrer leurs premiers "Israéliens et Arabes".

"Comme tant de Juifs et Arabes, nous avons chacune été élevées dans des systèmes éducatifs différents, dans des mondes parallèles qui s'ignorent, explique Rula. Dans des idéologies ou des narratifs qui maintiennent la peur et le rejet de l'autre camp." "Et nous devrions nous résoudre à accepter de n'avoir comme avenir sur cette terre qu'un inlassable cycle de violence de part et d'autre ?" interroge Héli, attablée à cette terrasse de café de Jaffa où, chaque fin de semaine, une foule mixte, des deux confessions, se presse.

D'un point de vue sécuritaire, sociétal et économique, on a tous objectivement intérêt au dialogue, à l'égalité et à la paix.

Pour autant, il ne faudrait pas se fier à l'apparente tranquillité qui règne sur le front de mer. À plusieurs reprises, on observe un badaud israélien, un cornet de glace dans une main et l'autre posée sur son arme à la hanche, une scène classique dans ce pays qui a délivré des dizaines de milliers de nouveaux permis de port d'armes depuis le 7 octobre. On leur fait remarquer qu'on n'a pas repéré sur les terrasses des groupes de Juifs et Arabes à la même table.

Les deux amies se défendent de toute naïveté et d'angélisme. Leur réponse fuse : "On ne dit pas qu'on va tous être amis du jour au lendemain. On n'est pas obligés d'être amis pour faire la paix. Nous sommes des pragmatiques, des réalistes, au contraire, souligne Rula. Le 7 octobre, nous avons été, Héli et moi, tétanisées. C'est justement parce qu'il y a eu le 7 octobre et la guerre à Gaza qui a suivi, que notre combat prend tout son sens. Il y a deux peuples sur une seule et même terre. On n'a pas le choix, on doit vivre ensemble. D'un point de vue sécuritaire, sociétal et économique, on a tous objectivement intérêt au dialogue, à l'égalité et à la paix."

Sur la photo : la vieille ville de Jaffa.

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Le poids étouffant de la charge mentale

Mathias DEPARDON

Enceinte de cinq mois de son premier enfant, Héli avoue, dans un souffle, le poids étouffant de la charge mentale que "tous vivent ici, ne sachant pas s'ils seront vivants demain, tués par une roquette ou dans un attentat. Est-ce une solution pour les parents israéliens d'envoyer leurs fils et leurs filles à l'armée pour garder une poignée de colons fous en Cisjordanie ou dans des combats qui font rage à Gaza ? Est-ce qu'on va continuer à redouter un nouveau 7 octobre et des guerres meurtrières sans fin ?"

Dépasser la défiance mutuelle, c'est aussi le pari de Shahar Shillo, 25 ans, Juive élevée au sein d'une colonie "dure" en Cisjordanie, et d'Aleen Haddash, 22 ans, Arabe grandie dans un village palestinien du nord. Rendez-vous a été donné devant la cafétéria du campus de l'université de Tel-Aviv, la plus grande du pays, qui compte trente mille étudiant·es, dont 16 % d'Arabes. À l'heure de la pause, entre deux cours, étudiants juifs et musulmans se délassent sur les larges pelouses et dans le hall bruissant de conversations et de rires dans une atmosphère détendue. Certaines des étudiantes arabes sont voilées. De rares Juives orthodoxes arborent un long foulard noué en turban. La majorité ne porte rien sur leur chevelure.

"On aurait tort de prendre cette jeune génération de militants du dialogue pour une poignée d'utopistes minoritaires." - Tsvia Walden, psycholinguiste et écrivaine, fille de Shimon Peres

Hier soir, après les cours, Shahar, leader des groupes étudiants Standing Together, et Aleen ont organisé une réunion réunissant des jeunes issus des deux communautés. Nous n'avons pu y assister. "Certains souhaitent rester anonymes et ne se seraient pas sentis à l'aise en présence de journalistes", expliquent-elles. Preuve que revendiquer un rapprochement mutuel à visage découvert demeure un tabou plus fort que jamais.

La complicité est palpable entre les deux étudiantes autant que leur énergie à vouloir construire des ponts et des liens dans la nouvelle génération, juive comme arabe. Elles ont souhaité que nous nous installions dans l'abri anti-missiles de l'université pour "parler tranquillement". D'une même voix, elles insistent pour souligner ce qui les rapproche : "Notre engagement féministe et nos aspirations à vivre une vie normale, sans bombes ni attentats. Il faut comprendre que le peuple israélien n'est pas Netanyahou et le peuple palestinien le Hamas."

Sur la photo : Shahar Shillo à gauche et Aleen Haddash à droite.

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"La promesse d'un avenir"

Mathias DEPARDON

Elles témoignent du harcèlement dont elles sont la cible lors de leurs prises de position sur les réseaux sociaux, vécues comme des trahisons envers leurs "camps" respectifs, mais aussi de crispations dans leur entourage. Shahar avoue "souvent (se) sentir seule" mais "garder courage grâce à l'amitié d'Aleen et à leur engagement à l'unisson".

Elle raconte que ses prises de position ne sont pas audibles dans sa famille "qui vit dans une colonie dans les territoires occupés". Aleen souligne, elle, "être une privilégiée, car élevée dans une famille palestinienne communiste qui comprend mon engagement. Ce n'est pas le cas de nombreuses autres filles arabes palestiniennes qui ne connaissent pas d'Israéliennes car elles vivent dans la bande de Gaza ou dans des villages arabes entourés de colonies extrémistes."

Dans le quartier traditionnel arabe d'Ajami, aujourd'hui en voie de gentrification et prisé des Israéliens, nous rencontrons M., 25 ans, qui ne veut pas que son identité soit révélée. "J'ai de la famille à Gaza, explique cet entrepreneur dont la société de traiteur qu'il a montée fournit des plats certifiés casher à sa clientèle mixte. Je me sens complètement palestinien même si je suis pour la cohabitation entre les deux peuples. Je parle arabe et hébreu, j'ai des amis juifs, mais ne le dirais pas publiquement. Je serais accusé d'être un traître à la cause, de manquer de respect aux victimes civiles palestiniennes des bombardements." Mais même sous couvert d'anonymat, il tient à nous dire "qu'il n'y a aucune autre solution réaliste que trouver des moyens de vivre ensemble !".

Un mouvement émergent comme Standing Together pourrait-il dessiner de nouvelles bases de dialogue dans ce climat de tension extrême ? De cela, la psycholinguiste et écrivaine Tsvia Walden, fille de Shimon Peres, ex-Premier ministre et ex-président israélien et prix Nobel de la paix – l'un des artisans des accords d'Oslo –, est convaincue.

"On aurait tort de prendre cette jeune génération de militants du dialogue pour une poignée d'utopistes minoritaires, analyse-t-elle. Au contraire, ce qu'ils proposent est articulé. C'est la promesse d'un avenir entre les deux peuples. C'est du sérieux, qui repose sur la structure même de ce type de mouvement au fonctionnement égalitaire entre juifs et arabes mais aussi entre hommes et femmes. Ces militantes de Standing Together, dénigrées par les extrémistes des deux bords, ont un immense courage. Leur discours est pragmatique et réaliste, notamment à travers leurs arguments économiques et leur volonté de lutte contre la corruption. Les leaders israéliens comme palestiniens feraient bien d'explorer la voie qu'elles proposent. Elles montrent le seul chemin possible pour ces deux peuples sémites qui, comme le prouvent leurs actions, ont plus en commun que veulent nous le faire croire les extrémistes."

Rula, Héli, Shahar et Aleen, et celles et ceux qui les rejoignent, refusent de se taire. Malgré l'ampleur de la fracture, elles continuent de parler à contre-courant, veulent croire à l'émergence "de nouveaux leaders politiques israéliens comme palestiniens, qui interrompront le cycle infernal des massacres et des bombardements, et travailleront à des solutions de paix concrètes". Paroles de femmes juives et de femmes arabes qui refusent d'être à vie des ennemies jurées.

Sur la photo : à l’université de Tel-Aviv.

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