Un droit de plus qu'elles voient s'écrouler. Une nouvelle restriction qui s'ajoute à la terrible liste. En Afghanistan, les directeurs d'écoles qui forment infirmières et sages-femmes "ont été informés lors d'une réunion" que les étudiantes - déjà bannies depuis deux ans des universités par les autorités talibanes - ne pourront désormais "plus étudier dans leurs instituts". "Ordre du guide suprême", indique à l'Agence France-Presse une source au sein du ministère de la Santé. Une nouvelle étape dans leur effacement de la sphère publique, qualifiée d'"intolérable et injustifiable" par la France, qui la condamne, ce jeudi 5 décembre 2024, "dans les termes les plus fermes".

Quelques jours auparavant, de l'autre côté de l'écran et de l'Atlantique, Kathera Amine, Afghane de 30 ans exilée aux États-Unis depuis fin 2023, nous retraçait sa réalité de jeune femme célibataire et sans enfant, mais aussi, diplômée, formée au journalisme, la politique, la diplomatie, et engagée pour les droits des femmes, l'égalité et la paix, depuis la prise de Kaboul en 2021 et le retour des talibans.

À son CV qui pourrait résumer tout ce que ces derniers traquent ou isolent, on pourrait ajouter : footballeuse sélectionnée en équipe nationale de la République d’Afghanistan, enseignante en secret pour des classes de fillettes, fille d'un père qui travaillait au sein des service de renseignements sous l'ancien régime et d'une mère journaliste... L'interviewée est aussi autrice. Elle publie en avril 2023 Je vous écris de Kaboul...  (aux éditions Albin Michel, et puis en version poche chez Litos, en septembre dernier). Un puissant et bouleversant échange épistolaire avec la reporter française (devenue au fil des missives son amie) Maureen Bajac, débuté lorsque Kathera Amine, qui tente de fuir, se retrouve bloquée à Kaboul par les terroristes, et appelle les médias à l'aide.

Devant la webcam, son sourire raconte son espoir encore vibrant et sa fierté émue de poursuivre son combat d'où qu'elle soit, quand il peine à dissimuler ses craintes pour le sort des Afghanes et de leurs filles après elles.

Contrainte à l'exil 

Marie Claire : Vous avez été contrainte à la clandestinité avec votre famille. Que représentiez-vous pour les talibans ? 
 
Khatera Amine : Les talibans s'en prennent toujours aux femmes qui, comme moi, défendent leurs droits en Afghanistan, s'expriment avec force, et s'opposent aux discriminations.
 
Dès mon plus jeune âge, puis lorsque j'ai vécu dans une région rurale et reculée du pays, j'ai œuvré pour les droits des femmes afghanes. J'ai donc toujours été prise pour cible.
 
Après vous être réfugiée avec votre famille dans un village reculé car votre père était recherché, vous avez été vous-même menacée par téléphone, traquée par les talibans, et avez donc dû fuir votre pays. Comment avez-vous vécu, et vivez-vous aujourd'hui encore, cet exil ?
 
Ce fut un moment très triste pour moi. Déchirant... Je n'avais jamais imaginé devoir fuir mon pays. Je l'aimais et souhaitais y rester et me battre pour sa stabilité. Je percevais cet engagement comme un devoir en tant que personne éduquée... Prendre cette décision m'a véritablement brisé le cœur.
 
Vous savez, sous le régime des talibans, vous n'avez plus rien. (...) Vous finissez par penser que vous n'êtes même plus un humain.

En quittant mon pays, j'ai eu le sentiment de quitter tous mes combats, mes espoirs, et ceux des filles de tous âges - certaines mariées de force - qui venaient à mon école clandestine [où elle leur dispensait des cours d'alphabétisation, d'hygiène et de contraception, en prétextant leur enseigner la cuisine, ndlr]. Leurs espoirs de devenir un jour des citoyennes aussi. Je n'ai pas accompli ma mission, celle de leur créer plus d'écoles, de leur donner plus d'espoir dans cette situation si critique pour les femmes et les filles afghanes. 
 
J'ai éprouvé avant elle ce qu'elles peuvent aujourd'hui ressentir. Vous savez, sous le régime des talibans, vous n'avez plus rien. Vous perdez votre emploi, votre maison, vos loisirs... Vous finissez par penser que vous n'êtes même plus un humain, que vous n'avez plus le droit de respirer.
 
Quel lien entretenez-vous aujourd'hui avec les villageoises de votre école et les Afghanes auprès de qui vous vous battiez pour les droits des femmes ?
 
Durant un certain temps après avoir quitté l'Afghanistan, je n'ai eu aucun contact avec elles. J'avais beaucoup de mal avec ma nouvelle vie. Puis j'ai créé un groupe WhatsApp, et j'ai essayé de motiver celles qui voulaient écrire des romans, pour qu'elles les partagent avec d'autres femmes, et surtout pour les tenir occupées. 
 
Parfois, elles essaient de se décrire, mais sous un autre nom, et en créant des images. Car on ne peut pas raconter son histoire aux autres, ni exprimer ce que l'on ressent. Il est des émotions qu'il ne vaut mieux pas partager... Parce qu'elles sont perçues comme vraiment honteuses, pas acceptables pour cette société.
 

Souvenirs cauchemardesques 

 
Faites-vous des cauchemars en repensant à votre vie en Afghanistan depuis le retour des talibans au pouvoir ?
 
Bien sûr... Avant de m'endormir, il m'arrive de repenser à mon parcours, et d'avoir de nouveau peur. Récemment, j'ai rêvé de ma traversée de la frontière [avec le Pakistan, avec un Afghan inconnu qu'elle a fait passer pour son époux, ndlr], cela a été très difficile pour moi... Oh mon Dieu, c'était un moment si dangereux...
 
J'essaie toujours de convaincre les gens d'écouter les Afghanes, de leur tendre un micro ou un siège, je me bats pour ça. Mais j'ai souvent été rejetée. 
 
Mon véritable cauchemar aujourd'hui, c'est ma réalité de jeune leadeuse d'Afghanistan. À chaque fois que je perçois une opportunité professionnelle dans un autre pays que le mien, je pense à cette jeune génération d'Afghanes qui ne peut pas aller à l'école et qui est privée de ses droits fondamentaux.
 
 
 
 
Depuis août, les Afghanes ont l'interdiction de chanter en public ou de voyager seules. Et depuis fin octobre, elles n'ont plus le droit d'être entendues en public en train de parler. Quelle est la prochaine étape qui pourrait être franchie et qui vous effraie ?
 
J'ai vraiment peur pour les petites filles à naître.
 
Je crains qu'en ces jours noirs pour les filles et les femmes, avec toutes ces interdictions, les parents refusent d'en avoir. Il y a aussi tant d'histoires de mariages d'enfants et de mariages forcés dans l'histoire des femmes afghanes...
 
Je suis inquiète à l'idée que le régime actuel finisse par tuer ou par forcer à tuer un nouveau-né si c'est une fillette.

Témoigner et mobiliser 

Quel fut, à ce jour, le moment le plus heureux de votre vie ?
 
Le jour où j'ai publié mon livre. Assurément le moment plus heureux, et le plus mémorable. C'était mon rêve d'écrire un livre, de partager mes pensées et mon engagement. 
 
Écrire ce témoignage, vous remémorer la menace et la peur, les confier à la journaliste Maurine Bajac... Ça n'a pas été trop compliqué émotionnellement ? 
 
Me remémorer mes mauvaises expériences n'était bien sûr pas facile... J'en ai ressenti les effets sur ma santé mentale et sur mon corps. Mais cela m'a permis de témoigner du vécu et des souffrances des femmes afghanes. Ce qui est vraiment dur.
 
J'essaie toujours de convaincre les gens d'écouter les Afghanes, de leur tendre un micro ou un siège, je me bats pour ça. Mais j'ai souvent été rejetée. Parler du sort de ces femmes est devenu ma mission. Désormais, les Afghanes peuvent plus facilement demander l'asile dans les pays d’Europe, et cela me rend fière. 
 
Je ne peux pas dire que c'est seulement grâce à mon témoignage, mais je crois qu’il a, parmi d’autres actions, permis aux lecteurs de comprendre, à travers mon histoire, notre culture, nos vécus et nos ressentis de femmes afghanes. Aujourd’hui, vous n’avez plus besoin d’autres documents que ceux qui prouvent que vous êtes une femme afghane pour demander l'asile.
 
Les changements arriveront par les mains et l’énergie des femmes afghanes.
  
Vous employez souvent ce mot, "espoir". En avez-vous encore ?
 
Bien sûr, j'ai toujours cet espoir en moi. Je crois que si la communauté internationale écoute et soutient les Afghanes, mais aussi les jeunes personnes engagées du pays, nous nous en sortirons.
 
Dans l'histoire du pays, les femmes afghanes ont eu un impact puissant sur tous les changements politiques. Elles ont aussi permis la paix et la stabilité politique en Afghanistan. Je le crois profondément : les changements arriveront par les mains et l’énergie des femmes afghanes.