Il est minuit, un soir de novembre, à l'extrême sud de la Louisiane. Dans le vacarme d'un générateur de lumière entouré d'une nuée de moustiques, Susie Chaisson lance son filet à plombs dans l'eau saumâtre du bayou. La peau écaillée par le soleil et l'iode, cette mère de sept enfants, au jean et à la chemise à carreaux usés, espère amasser une dizaine de kilos de crevettes. Comme chaque soir. Jusqu'à épuisement.

"Avant, on pêchait des huîtres à cet endroit, mais elles ont disparu. L'eau salée qui entre de plus en plus dans le bayou a même détruit mon potager, lâche-t-elle, abattue. Ici, il ne reste plus que les crevettes pour vivre." Ici, c'est l'Isle de Jean-Charles, un bout de terre à 130 km au sud de la Nouvelle-Orléans. Réduite à 3 km de long, offerte aux ouragans, on estime qu'il lui reste cinq décennies avant d'être engloutie dans le golfe du Mexique, et ses habitants deviendront les premiers réfugiés climatiques officiels des Etats-Unis. Ironie du sort pour la première puissance économique mondiale, dont le président Donald Trump tient des positions climatosceptiques. Pour l'heure, ce bout de terre a des airs de lieu fantôme d'un conte gothique.

Ça tourne !

« Ma maison a été propulsée dans le ciel »

Le long de l'unique route qui le traverse, au milieu des mauvaises herbes, des squelettes d'arbres morts et des chênes à la mousse ruisselante, subsistent quelques baraques en bois, posées à même la terre ou sur pilotis. Celle d'Edison et Elizabeth Dardar, la soixantaine, a été retrouvée de l'autre côté de la route après le passage de l'ouragan Rita, en 2005. Elle repose aujourd'hui sur une armature bancale de piliers de bois. Tout autour de la maison du couple, le paysage aussi a changé. "Quand on était enfant, de nos fenêtres, on voyait la forêt. Il y avait plein d'arbres, partout. En regardant l'horizon, on n'arrivait même pas à voir l'océan. Maintenant, juste derrière nos maisons, il y a déjà de l'eau, rien que de l'eau", décrit Elizabeth, impuissante.

Plus loin, de part et d'autre de la route, des maisons abandonnées, ensevelies sous d'immenses ronces, des carcasses de voitures, des ponts en bois qui craquellent, et quelques mobile homes, comme celui de Theresa Handon. "Ma maison a été propulsée dans le ciel puis pulvérisée au sol par l'ouragan Gustav. Je n'étais pas assurée, alors depuis je vis dans un camping-car dans mon jardin", raconte cette femme de 56 ans, assise sur un canapé en velours bordeaux décrépit au-dessus duquel trône un fanion des Saints, l'équipe de football américain de la Nouvelle-Orléans.

L'Isle de Jean-Charles a déjà perdu 98 % de sa surface depuis 1955

En cause, les ouragans, puis la montée du niveau de la mer et l'érosion côtière causées par le réchauffement climatique. Mais aussi l'industrie pétrolière. La Louisiane est le quatrième État producteur de brut des États-Unis et il suffit de regarder les environs de l'île pour s'en rendre compte. Alors que Susie lance son filet de pêche, sa lampe frontale éclaire aléatoirement de grands panneaux plantés dans l'eau. Les injonctions sont sans appel : "Warning – Do not anchor or dredge – Crude oil pipeline passing" (attention, ne pas jeter l'ancre ou draguer, présence de pipelines de pétrole brut). L'île est tailladée de pipelines qui acheminent le pétrole depuis les quatre mille plateformes qu'abrite le golfe du Mexique.

Perforé de toutes parts, le sous-sol s'affaisse, précipitant l'engloutissement des terres. Et la plus grande marée noire de l'histoire du pays, causée par l'explosion de la plateforme Deepwater Horizon le 20 avril 2010, semble n'y avoir rien changé, dans cette région où le sort de l'Etat et celui du pétrole sont scellés par une funeste mais juteuse union. Résultat, la Louisiane perd l'équivalent d'un terrain de foot chaque heure. Alex Kolker, pro-fesseur de géologie côtière à l'université marine de Louisiane, est catégorique : "L'Isle de Jean-Charles a déjà perdu 98 % de sa surface depuis 1955. Si rien n'est fait, elle aura disparu d'ici deux générations."

Il s'est pourtant succédé une dizaine de générations sur l'Isle de Jean-Charles. Son histoire commence avec un Français, Jean-Marie Naquin, répudié par sa famille pour s'être marié au début des années 1800 avec Pauline Verdin, une Indienne, malgré les interdits. Le jeune insoumis s'installe alors avec son épouse sur l'île jusque-là inhabitée et lui donne le prénom de son père, Jean-Charles. Puis leurs enfants se marient avec des membres des tribus indiennes biloxis, chactas et chitimachas voisines, jusqu'à former une communauté d'Indiens francophones mêlés aux Cajuns. Au plus fort de son peuplement, le territoire abritait plus de cinq cents âmes, et comptait une école, une église, une épicerie et même un dancing.

Les photos craquelées du temps heureux

Du haut de sa maison surélevée de 5 m, Maryline Naquin, 73 ans, se balance sur son rocking-chair, le transistor branché en permanence sur 94.9, la fréquence de Radio Gumbo. "J'aime les chansons anciennes qu'ils passent, surtout les chansons d'amour. Ça me rappelle les samedis soir où on allait au dancing pour écouter de la musique française et du swamp pop (blues rock typique de Louisiane). On s'amusait tellement. On était tous là, rassemblés. Les soirs d'été, Mark jouait des chansons d'Hank Williams à la guitare sur le porche des maisons, avec son chapeau et sa chemise de cow-boy. On l'appelle d'ailleurs toujours comme ça, Hank Williams. Même s'il ne joue plus. Parce que pour qui jouerait-il maintenant ? Il n'y a plus personne ici", confie-t-elle, nostalgique.

L'intérieur des maisons rappelle aussi l'épaisseur de ce passé commun, du temps où l'île était le lieu-racine d'une communauté entière. Dans le salon de Maryline, comme dans presque chaque foyer, les murs sont tapissés de photos craquelées qui racontent tout un monde : on y voit de grandes tablées d'hommes, de femmes et d'enfants, de jeunes hommes posant fièrement avec des alligators fraîchement capturés, des femmes assises telles des pin-up sur le capot d'une Chevrolet, ou encore de jeunes couples déambuler main dans la main sur la route principale désormais déserte. Aujourd'hui, l'île abrite moins d'une centaine de résidents. La plupart sont partis, épuisés par les inondations, sans travail depuis que la pêche ne nourrit plus les hommes. Ils se sont installés plus au nord, à Pointe-aux-Chênes, Montegut ou encore à Houma, bourgade du pays cajun de trente mille habitants, pour travailler dans l'administration, la construction navale ou l'industrie pétrolière. Dans l'un des Etats les plus pauvres des Etats-Unis, où le pétrole nourrit de nombreuses familles, on s'accommode du paradoxe de vivre d'une activité qui détruit son propre environnement. Au fil du temps, les lieux de vie collective aussi ont disparu.

Il faudra me tuer pour me faire partir. Ici, c'est ma terre. J'y suis né, j'y ai grandi, je m'y suis marié et j'y ai élevé mes trois enfants

La petite épicerie Chez Tisson s'est envolée avec l'ouragan Katrina en 2005 et, avec la dépopulation de l'île, l'église et le dancing ont fermé. Les derniers habitants du coin sont ceux qui n'ont pas pu partir faute de moyens, ou ceux qui s'y sentent foncièrement attachés. "Il faudra me tuer pour me faire partir. Ici, c'est ma terre. J'y suis né, j'y ai grandi, je m'y suis marié et j'y ai élevé mes trois enfants. Jamais je ne quitterai l'île", affirme, déterminé, Edison Dardar.

« L'eau avance un peu plus chaque jour »

Chaque jour, cet ancien pêcheur continue inlassablement de lancer son filet épervier. Le rituel est rodé : dans son jardin, après la pêche du matin, il étale les crevettes sur une bâche bleue pour les faire sécher au soleil. Les têtes serviront d'appâts pour les sorties suivantes, et le reste sera mis sous vide et vendu aux passants, ou glissé dans le repas du soir.

Ma mère, mes frères et mes sœurs ont tous quitté l'île. Moi, je m'y suis réinstallée parce que s'en aller, c'est la faire disparaître avant l'heure

D'autres ont même fait le choix du retour, comme Erin Naquin et ses trois enfants. "Ma mère, mes frères et mes sœurs ont tous quitté l'île. Moi, je m'y suis réinstallée parce que s'en aller, c'est la faire disparaître avant l'heure." Alors, pour la maintenir en vie, tous les matins de la semaine, un bus scolaire jaune vient chercher la petite dizaine d'enfants de l'île et les y ramène en fin de journée. Quand certains résistent, d'autres font le constat de l'irrémédiable, dans la résignation. Maryline ajoute : "Il n'y a pas d'autres choix que de partir. L'eau nous encercle, et elle avance chaque jour un peu plus. Alors on fait surélever nos maisons, mais dehors tout rouille. Et quand Island Road sera sous l'eau, on sera totalement isolé, au milieu de l'océan."

Island Road, c'est l'unique route qui relie l'Isle de Jean-Charles au reste du continent américain, telle une ligne de goudron posée sur l'eau. Le gouvernement américain a décidé récemment de ne plus financer son entretien : trop coûteux pour le faible nombre d'habitants concernés. Alors au prochain ouragan, la route sera impraticable et les habitants de l'île seront définitivement obligés de quitter leur territoire. En 2016, ils ont remporté un appel à projets de 48 millions de dollars de l'Etat fédéral américain pour être relocalisés vers des terres plus pérennes.

Un champ de canne à sucre a été trouvé à 60 km au nord de l'île, qui devrait accueillir près de cent maisons et un centre communautaire. Lors d'une visite du terrain, Chantal Comardelle, une ancienne de l'île qui représente les habitants auprès des autorités, s'inquiétait de la lenteur des travaux. "Les agents de l'Etat et les architectes s'affairent, mais la nouvelle localité n'est toujours pas construite. Certains se sentent laissés pour compte."

Alors, tels des Sisyphes modernes, les derniers habitants de l'Isle de Jean-Charles s'accrochent à leur terre ancestrale, réparant leurs habitations après chaque ouragan. Les maisons vacillent mais résistent, autant que les femmes et les hommes qu'elles abritent.