Lana Gogoberidze, 96 ans, s’est déplacée depuis la capitale géorgienne Tbilissi, ce samedi 5 avril 2025, jusqu’au cinéma Saint-André des Arts à Paris pour la projection de Mère et fille, ou la nuit n’est jamais complète*, dévoilé sur Arte le 14 avril prochain.
Face à un public conquis et ému, la réalisatrice se souvient : son tout premier film, Sous le même ciel, fut présenté à Berlin en 1961 avant la construction du mur, et celui-ci, son dernier, a été montré au public berlinois le jour où a été annoncée la mort d’Alexei Navalny en Sibérie, survenue dans la même colonie pénitentiaire où sa mère fut déportée. L’existence offre de drôles de coïncidences surtout lorsqu’elle court sur près d’un siècle en ayant traversé la Grande Terreur et les soubresauts d’un pays qui fut une république soviétique jusqu’en 1991.
Lana Gogoberidze, une icône en Géorgie
En Géorgie, où elle est née en 1928, Lana Gogoberidze est une icône. Elle a été une des réalisatrices de la Nouvelle Vague du cinéma géorgien, amie de Delphine Seyrig, a réalisé en 1978 le premier film féministe, Quelques interviews sur des questions personnelles, co-fondé et présidé l’Organisation internationale des femmes cinéastes avant d’être élue au Parlement de 1992 à 1995, puis nommée Représentante permanente de la Géorgie auprès du Conseil de l'Europe en octobre 1999.
Ma vie est le reflet de grands cataclysmes historiques, qui restent gravés comme des blessures dans notre pays.
"Les manuscrits ne brûlent pas. La dictature est éphémère, l’œuvre d'art est éternelle. C'est le fondement de mon optimisme. 'Vivre pour raconter', a écrit Garcia Márquez. J'ai vécu pour raconter. Parce que ma vie est le reflet de grands cataclysmes historiques, qui restent gravés comme des blessures dans notre pays. Il est caractéristique d'une blessure de parfois s'ouvrir et même de saigner… ", explique Lana Gogoberidze.
C’est à huit ans qu’elle vit son cataclysme intime. On est en 1937, temps de la grande purge, son père, premier secrétaire du parti communiste géorgien, est exécuté. "Quelques jours plus tôt, de retour à la maison, il nous avait rapporté les propos de Staline dont il était proche : 'Il paraît que tu as une belle voix et que tu chantes des chansons satiriques sur moi. Chante les pour moi'. Il a compris alors que c’était sa fin."
Sa célèbre mère envoyée au Goulag
Sa mère, Nutsa Gogoberidze, comme des millions d’autres femmes, est arrêtée dans la foulée comme membre de la famille d’un ennemi du peuple. Sans procès ni inculpation. "Elle a passé deux mois dans une cellule de condamné à mort puis a été envoyée au Goulag dans le nord de la Russie." Elle disparait dix ans. Elle est tout simplement effacée de la vie de sa fille unique mais aussi des studios de cinéma et des livres d’histoire.
Quand ma mère est revenue après dix années de déportation, (...) je ne l’ai pas reconnue, elle était comme une étrangère.
Car Nutsa, amie des poètes, membre éminente de l’avant-garde culturelle, est surtout la toute première femme cinéaste géorgienne. Elle réalise Buba (1930), un documentaire sur un village de montagne puis Ujmuri (1934), une fiction aussitôt interdite par le régime soviétique. Et comme elle, ses films disparaissent dans l’oubli.
"Quand elle est revenue après dix années de déportation, elle qui était d’une beauté spectaculaire, était devenue une vieille femme. Je ne l’ai pas reconnue, elle était comme une étrangère. Dans certaines familles, des filles n’ont jamais pu ou voulu reconnaître leur mère rescapée."
Le fil puissant qui relie Lana à sa mère est vite renoué et plus tard, Nutsa accompagnera sa fille devenue à son tour cinéaste, sur les plateaux de tournage. "Elle était très fière de moi, elle me donnait des conseils mais elle ne me parlait jamais de sa vie passée par orgueil ou par humilité."
Un documentaire pour "redonner vie à l'œuvre" de Nutsa
C’est au soir d’une existence passée à réaliser des films, que Lana Gogoberidze décide de partir à la rencontre de Nutsa. "Au début je me suis heurtée à la principale difficulté : comment représenter l'image visuelle de cette époque ? Je ne possédais de ma mère que quelques photos sur les tournages. Compte tenu du caractère intime du film, je souhaitais éviter la voie traditionnelle, celle des archives, explique la réalisatrice. Le film a pris forme grâce à de vieilles photos ayant survécu à la confiscation, à des collages représentant le passé, des épisodes de mes films précédents où je parle de ma mère, directement ou indirectement. Avec le commentaire d'aujourd'hui, j'ai tenté de leur attribuer la force d'un document réel. Comme si ma compréhension de la réalité était la réalité elle-même."
Et le résultat est bluffant de créativité, d’émotion et de poésie.
Dans cette quête du passé, il y eut un miracle. Quand le mur de Berlin puis l’empire soviétique s’effondrent, la réalisatrice se lance à la recherche du trésor perdu. Après avoir écumé pendant des années les archives de Film Studio et les Bandothèques géorgiennes, c’est à Belye Stolby, près de Moscou, dans une des plus vieilles cinémathèques du monde, qu’elle retrouve les bobines des films Buba et Ujmuri. "J’ai d’abord eu très peur de les visionner, j’avais peur qu’ils ne soient pas bons, ce qui était loin d’être le cas. J’ai redonné vie à l’oeuvre de ma mère qui fait aujourd’hui partie du patrimoine géorgien."
Quand sa mère disparait en 1966, sa fille cadette vient au monde : Salomé Nutsa Alexi, qui a étudié à la Femis, fait partie d’une dynastie, à ce jour unique au monde, de trois femmes cinéastes de mère en fille.
Lana Gogoberidze, férue de poésie - elle a traduit de nombreux poètes français - vient d’achever un autre documentaire. Son titre, Tu es ma récompense et ma punition, est un vers d’un poète géorgien évoquant sa patrie qui résonne plus que jamais dans ce pays en ébullition.
On a vu Lana Gogoberidze manifester à Tbilissi devant le parlement parmi ces milliers de Géorgiens et de Géorgiennes qui protestent chaque soir depuis octobre dernier contre le gouvernement pro-Poutine, qui après des élections législatives jugées truquées, a annoncé sa décision d’interrompre le processus d’adhésion à l’Union européenne. "Nous avions jusqu’alors le sentiment d’être libres et indépendants, or aujourd’hui, le film sur ma mère est hélas plus que jamais d’actualité. Nous sommes en danger, il faut tenir et il faut combattre!"
*Mère et fille ou la nuit n’est jamais complète, documentaire de Lana Gogoberidze (Géorgie, 2024, 1h29mn) - Coproduction : 3003 Manuel Cam. Diffusion lundi 14 avril 2025 à 00:40 sur Arte. Puis en replay sur arte.tv, jusqu’au 13 avril 2026.