Depuis quelques mois, Marguerite Lions fait un détour pour acheter ses cigarettes. Le bureau de tabac où elle se rend désormais n’est pas dans son quartier, ni près de son cabinet, mais l’avocate de 58 ans prend le temps.
Elle affronte les embouteillages du centre d’Aix-en-Provence, décale ses rendez-vous. Elle ne le fait pas pour changer d’air, mais parce que l’une de ses clientes vit là, à quelques rues. "Ça me fait une excuse pour aller la voir, prendre un café avec elle, discuter", dit-elle.
Vingt ans à défendre des coupables
Cette cliente, Marion*, n’a que 15 ans. Déscolarisée, victime de viol, elle a été enrôlée dans un réseau de prostitution pendant de longs mois, l’année dernière. "Je sais qu’elle n’est pas prête à témoigner, mais je viens pour l’écouter, l’encourager. Jusqu’au jour où, peut-être, on pourra traîner ses proxénètes devant la justice". Pour Marion, le chemin est encore long. Mais l’adolescente sait que quand elle se sentira prête, elle aura une alliée de taille à ses côtés.
Pendant longtemps, Marguerite Lions a défendu des coupables. Cette Aixoise pure souche a consacré vingt ans au pénal et aux criminels, le plus souvent des escrocs ou des trafiquants de drogue : "À mon sens, c’était la manière la plus concrète d’exercer mon métier".
Mais le milieu du pénal n’est pas tendre avec les femmes : "C’est un monde très misogyne, il faut asseoir son autorité, être plus rigoureuse et plus compétente que tous les hommes", raconte-t-elle. L’avocate rend coup pour coup, élève des jumeaux au milieu de ses dossiers, est souvent réveillée dans la nuit pour des gardes à vue ou convoquée le dimanche en prison. Jusqu’à ressentir, il y a dix ans, une certaine lassitude.
Elle comprend finalement que c’est le sort des victimes qui la touche désormais, et passe peu à peu du côté de la défense des parties civiles, un exercice délicat et humainement lourd. "On est un peu des éponges émotionnelles, on n’est pas là pour réclamer une peine mais pour faire entendre une voix".
On est un peu des éponges émotionnelles, on n’est pas là pour réclamer une peine mais pour faire entendre une voix.
2019, le tournant
En 2019, pour la première fois, l’avocate est contactée par une mère en détresse. Sa fille mineure, en fugue, est sous l’emprise de proxénètes qui la forcent à se prostituer. Quand la jeune fille est finalement retrouvée, interpellée au cours d’un contrôle d’identité, l’avocate accompagne la mère et la fille, et mène le dossier jusqu’au procès.
"Un seul des proxénètes a pu être identifié par la police, ma cliente s’est constituée partie civile, j’ai plaidé et cet individu n’a été condamné qu’à deux ans de prison, avec un très large sursis. Avec les remises de peine, il n’a même pas fait un an". Dans le Sud particulièrement, le phénomène n’est pas rare : les associations estiment désormais entre 10 000 et 15 000 par an le nombre de jeunes filles victimes de ces réseaux qui exploitent les mineures.
Des chiffres en constante augmentation depuis environ dix ans, mais qui ont connu une nette accélération ces dernières années au fur et à mesure que les jeunes proxénètes ont cessé de recruter uniquement dans les foyers de l’Aide sociale à l’enfance pour se tourner vers les réseaux sociaux.
Les associations notent aussi le déplacement d’activités de certains trafiquants de drogue. "Dans le Sud, les trafiquants peuvent prendre trois ans pour un go fast, ça peut monter jusqu’à cinq ou dix pour un trafic bien installé. Alors ils se tournent vers le proxénétisme : c’est moins risqué", explique Marguerite Lions.
Vêtue d'une chemise colorée, l’avocate allume une cigarette dans son bureau. Les dossiers concernant des mineures prostituées se sont multipliés depuis qu’elle a commencé, il y a un an et demi, à collaborer avec l’association ARPD (Assistance et recherche de personnes disparues), constituée de bénévoles. Jean-Claude, le référent pour les affaires de ce type dans la région, peut le confirmer : "Par ici, la plupart des fugues d’adolescentes pour lesquelles on est saisi sont en lien avec la prostitution des mineures".
Sarah*, 46 ans, est la mère d’Anna*, 14 ans. Elle a fait appel à Marguerite Lions à l’automne 2023, alors que sa fille était introuvable. Depuis, l’ado, amoureuse d’un proxénète qui la manipule et la menace, a fait plusieurs allers-retours et vient d’être encore une fois ramenée chez elle après une fugue de plus de six mois.
"Je ne connaissais rien à ce milieu et j’étais totalement désemparée quand j’ai rencontré maître Lions, se souvient-elle. C’est elle qui m’a expliqué, avec beaucoup d’empathie, comment marchent ces réseaux, l’endoctrinement... Pendant tous ces mois où personne ne voulait me croire, elle a fait partie des seules personnes qui m’ont vraiment écoutée".
"J’ai beau porter une robe, je ne suis pas juge"
Écouter sans juger, c’est le cœur de l’activité de l’avocate. Aux ados méfiantes, c’est ce qu’elle dit en premier, comme un joueur de poker qui dévoilerait ses cartes : "J’ai beau porter une robe, je ne suis pas juge. Même si j’ai trente ans de plus qu’elles et qu’il m’est arrivé de devoir demander à mes enfants la traduction d’une expression, elles finissent par me tutoyer assez vite, et on crée un lien de confiance.".
Mais dans ces affaires où des filles ont été endoctrinées très jeunes, il est souvent difficile pour elles de se considérer comme des victimes. Comme pour la jeune Anna, qui a commencé à se prostituer à 12 ans, l’emprise est coriace. "Il leur faut toujours du temps pour avoir un déclic et réaliser qu’elles ont été manipulées. Qu’elles n’étaient pas indépendantes, libres, que l’argent qu’on leur promettait, elles n’en ont jamais vu la couleur, qu’il y avait contrainte psychologique, voire physique..."
Louise*, 18 ans, a fini par avoir ce déclic après avoir fait, elle aussi, de nombreuses rechutes pendant quatre ans. L’hiver dernier, l’adolescente et l’avocate, tel un tandem prêt à en découdre, se sont retrouvées au tribunal face à deux proxénètes. À la barre, lors d’une audience publique, Louise a tout déballé sans jamais baisser les yeux : les passes, la violence, la manipulation... "Elle a eu un courage inouï, souffle son avocate. Elle voulait permettre à d’autres filles d’ouvrir les yeux et leur éviter de vivre la même chose".
De leur côté, les deux jeunes hommes, confrontés aux faits, n’ont fait preuve d’aucune empathie. "Pour eux, les filles sont un produit à vendre. Ils ont un sentiment d’impunité, car elles sont venues d’elles-mêmes".
Pour eux, les filles sont un produit à vendre. Ils ont un sentiment d’impunité, car elles sont venues d’elles-mêmes.
Faire comprendre la réalité aux magistrates
C’est justement là que se situe toute la difficulté du combat de maître Lions : faire comprendre la réalité aux magistrat·es. "Plusieurs ne comprennent pas pourquoi ces filles replongent souvent. Ils considèrent que si elles ne sont pas enfermées à double tour ou surveillées avec une arme, alors ce n’est pas de la séquestration. Mais il y a l’emprise, les drogues, et les menaces souvent proférées à l’encontre de leurs familles..."
Les proxénètes de Louise ont été condamnés à quatre ans de prison, un record pour ces affaires. "C’était vraiment une grande victoire : pour Louise, dont le statut de victime a été reconnu, et pour moi, car l’attitude des magistrats commence à changer". Louise a demandé un euro symbolique de dommages et intérêts. Si les victimes de ces réseaux ont droit à beaucoup plus, elles associent souvent cette compensation à l’argent sale des passes. "Elles pensent que l’argent les a déjà polluées, elles n’en veulent plus. Et surtout, elles veulent passer à autre chose".
Il y a quelques mois, Marguerite Lions a reçu un coup de fil de sa toute première victime de proxénétisme, défendue en 2019. Celle-ci avait repris sa vie en main, elle avait un travail, attendait un bébé. "Elle m’a demandé d’effacer toutes les traces de son affaire, pour oublier".
L’avocate, elle, n’oublie pas toutes les adolescentes qu’elle a vu être traitées comme des parias, par des policiers trop occupés ou des pouvoirs publics qui n’ont rien prévu pour les aider à se remettre dans le droit chemin. Toutes celles qu’elle a écoutées et défendues restent un peu avec elle.
"Aujourd’hui, je voudrais vraiment que les choses changent : d’un côté, qu’il y ait une plus grande sévérité dans les condamnations, et de l’autre, qu’on se donne les moyens d’aider ces jeunes femmes qui ont besoin d’une prise en charge psychologique, médicale, d’une réinsertion complète. Parce que pour l’instant, tout le monde s’en fout".
(*) Le prénom a été modifié.
Cet article a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 868, daté de janvier 2025.
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