Elle est devenue sage-femme l’année-même où l’Ocean Viking était affrété pour la première fois, en 2019. Déjà liés sans le savoir. Alors que le navire de près de 70 mètres de long parcourait la Méditerranée à la recherche de personnes ayant fui leur pays, Marylène arpente les couloirs de l’hôpital où elle travaille.
Grenoble, la Guyane, puis Marseille, où elle pose ses valises, un peu. Aux pieds de la Méditerranée. "J’ai découvert l’ONG [SOS Méditerranée, ndlr] par hasard, lors d’une conférence. Le contexte politique, les missions de leurs bateaux, les parcours migratoires des personnes rescapées… Je suis totalement tombée des nues."
La puissance des photos exposées, surtout, la fait vaciller. Ici, ce bébé né en pleine mer. Là, ces hommes et ces femmes qui arrivent à bord du mastodonte de métal, épargné.es. "J’ai appris l’histoire des sociétés et l’interculturalité à travers l’histoire des femmes et des naissances que je croise dans mon métier. Ça me passionne." En Guyane, des femmes issues du Suriname ou du Brésil. À Marseille, ces femmes venues du Nigeria, du Mali ou de Syrie. Mais la vision de leur histoire reste parcellaire pour la sage-femme. "De leur trajet migratoire, je ne connaissais que du flou."
"Cinq jours pour apprendre à travailler ensemble"
Marylène postule dans la foulée comme bénévole pour SOS Méditerranée. Mais l’équipe médicale a besoin d’une sage-femme. Rapidement. La soignante n’hésite pas une seconde, signe un premier contrat de 6 à 8 semaines. L’Ocean Viking sait rarement où il va accoster. Ni quand. À l’automne 2022, la jeune femme monte à bord du navire pour une première "rotation", comme on dit."
L’équipe médicale est composée de quatre personnes, une sage-femme, une infirmière, un ou une médecin et une personne qui coordonne cette petite troupe. Un effectif réduit, des professionnel.les des quatre coins du monde, et donc des manières différentes de travailler. "Avant le départ, on a cinq jours pour apprendre à travailler ensemble et les protocoles à bord. Cinq jours pour être coordonnés et efficaces. On se parle anglais, évidemment."
J’ai accueilli une femme qui avait accouché à 7 mois d’un bébé mort, dans un centre de détention, quelques jours avant de prendre la mer. On a beaucoup parlé.
Giorgia Meloni vient d’arriver au pouvoir en Italie, elle refuse le débarquement du navire et les 234 personnes rescapées à son bord. "On a fait des ronds dans l’eau pendant 21 jours", se souvient la sage-femme. Exceptionnellement, le navire accostera à Toulon.
Des soins post-accouchement au soutien psychologique
Sur le bateau, Marylène est responsable des femmes et des enfants, minoritaires, mais avec leurs problématiques propres. Les femmes représentent à peine 15 % des rescapé.es. Soins post-accouchement, allaitement, nourriture, repos, jeux, la soignante est polyvalente. Le plus gros de son travail est l’écoute active. Les femmes ont toutes subi des violences sexuelles, notamment en Libye.
Pas de dépistage à bord faute de moyens, alors il faut penser traitement des IST, certificats médicaux et soutien psychologique. Encore de l’écoute, beaucoup. Vivre en vase clos crée des liens de confiance. Il en faut pour évoquer les violences subies, qui traversent les frontières. "Il faut un cadre intimiste pour recueillir la parole. Ce sont des moments très forts."
Il y avait des Iraniennes, des Afghanes, des Ouzbeks… Toutes ces personnes avaient vécu d’autres types de violences. Mais là aussi, des violences sexuelles.
Souvent, la médecine générale reprend le dessus, il faut parer au plus pressé. "On soigne aussi des brûlures importantes. On change les pansements, chaque jour." Sur les canots pneumatiques inadaptés à de tels périples, les femmes sont placées au milieu, pour les protéger d’une éventuelle chute. "Mais avec la houle, les bidons d’essence et l’eau salée se mélangent, formant une flaque au milieu du bateau, creusé par le poids." Le mélange est corrosif, les brûlures impressionnantes.
Début 2023, le décret Piantedosi est venu bouleverser les missions du navire de sauvetage. "Maintenant, lorsqu’on fait un sauvetage, on nous attribue d’emblée un port où accoster. On doit y aller immédiatement, sans secourir d’autres canots." L’Italie commence à assigner des ports très éloignés du lieu où se trouve le bateau. "C’est comme si on disait à une ambulance marseillaise : "va donc déposer ton patient à l’hôpital de Lille" !"
Le droit maritime international est pourtant formel : tout bateau se doit de secourir une embarcation en détresse. Ce que fait l’Ocean Viking, quitte à être "puni" par la suite, et bloqué dans un port. Parfois, sur le navire, une insouciance éphémère prend le dessus sur les traumatismes. "Je me souviens de cette balançoire qui avait été installée sur le pont. Tous les enfants se bousculaient pour y aller. À bord, la vie est souvent ramenée par les enfants."
Souvenir d'une mission extrêmement difficile
Marylène n’est pas inquiète des refus d’accostage. Ni du mal de mer. Pour ça, il y a des médicaments. La mer l’apaise. Elle aime naviguer. Perdre de vue la terre ferme pendant des semaines ne l’angoisse pas. "Et en même temps, la mer tue des gens... Finalement, mon rapport à l’océan est assez conflictuel", s’avoue la jeune femme. Au quotidien, il n’y a pas trop le temps de réfléchir de toute façon, il faut aussi rassurer les familles restées sur terre, tenter de les joindre, les rassurer, leur dire que sur le bateau, leurs proches sont en sécurité.
Fin 2022, la seconde mission est chaotique. Le bateau tangue sous six mètres de creux, la mer est déchaînée, les rescapé.es en hypothermie. L’Ocean Viking croise des embarcations vides. "C’était vraiment dur. J’ai accueilli une femme qui avait accouché à 7 mois d’un bébé mort, dans un centre de détention, quelques jours avant de prendre la mer. On a beaucoup parlé."
La sage-femme a dû penser aux risques d’hémorragie et d’infection, l’accompagner dans ses montées de lait douloureuses. "Rien n’est anecdotique en fait dans ces situations extrêmes. La précarité menstruelle, les infections urinaires parce qu’elles retiennent d’aller aux toilettes dans les centres de rétention par peur de se faire agresser, les problèmes gynécologiques, le cycle déréglé par le parcours migratoire..."
"Women Shelter" : à bord, un espace dédié aux femmes
Sur l’Ocean Viking, pour la première fois depuis des mois ou des années, les femmes ont un espace à elles, en non-mixité. L’abri des femmes, ou women shelter, où aucun homme n’a le droit de venir. "Il faut qu’elle puisse se sentir enfin en sécurité. Pendant leur parcours, elles n’ont jamais été qu’entre femmes."
En octobre 2023, lors de sa troisième mission, Marylène et l’équipage secourent un voilier de plus de 10 mètres en mer Adriatique. Soixante-quinze personnes montent à bord du navire de sauvetage, des nationalités d’ordinaire peu croisées par l’Ocean Viking.
"Il y avait des Iraniennes, des Afghanes, des Ouzbeks… Toutes ces personnes avaient vécu d’autres types de violences. Mais là aussi, des violences sexuelles. Et puis des lynchages, des violences homophobes…"
SOS Méditerranée propose des suivis psychologiques aux membres de son équipage. Marylène, elle, dort énormément à son retour en France. "Je suis épuisée en revenant. Je dors pendant près de 15 jours. On ne peut pas s’habituer à ça, c’est impossible."
Alors elle se rappelle les moments de vie permis par ce navire-cocon, "ces bulles intemporelles de quelques minutes". Comme ces trois Iraniennes débarquées du grand voilier, qui, à l’abri des regards des hommes dans le women shelter, la veille de retrouver la terre ferme, au son de la musique, avaient enlevé leur voile et s’étaient mises à danser.
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