Il trône en bonne place dans le salon, écrit en lettres colorées sur une boîte lumineuse : "Ce n’est pas parce qu’on est invisible qu’on ne sert à rien." En découvrant ce mantra, Morgane, 50 ans, enseignante, a pensé très fort à sa fille, Maële*.

L’ado­lescente de 17 ans, actuellement en première à Strasbourg, revient de loin. Et TikTok, l’application chinoise aux 21 millions d’utilisateur·ices en France, dont 72 % ont moins de 24 ans, aurait contribué à accentuer son mal-­être à tel point qu’elle a voulu mettre fin à ses jours plusieurs fois.

Tout commence en classe de 4e. Ses parents lui offrent enfin un téléphone à Noël. "Elle trépignait", se souvient sa mère. Mais son humeur devient maussade. Des idées sombres la submergent. Après une accalmie, le début de la 2nde vient la mettre à terre. Maële doit être hospitalisée. Les médecins ne prennent pas au sérieux ses appels à l’aide et ses évocations d’en finir.

Morgane ne pense pas encore à l’aspect délétère de TikTok : pour elle, l’applica­tion "était surtout débile et vide de sens", mais pas dangereuse. Ce n’est que beaucoup plus tard qu’elle comprend ce que sa fille y voit défiler.

Déjà fragi­lisée par une dysrégulation émotionnelle enfin diagnostiquée, elle se nourrit, malgré elle, de contenus morbides. "TikTok n’a pas tué notre fille mais lui a maintenu la tête sous l’eau", analyse-­t­elle.

"Nous avions toujours pensé que TikTok jouait un rôle dans son mal-être, mais nous n’avions pas compris que les contenus eux-mêmes encourageaient les pensées suicidaires et le passage à l’acte." Morgane, mère de Maële

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Julia a tenté de mettre fin à ses jours et sombré dans l'anorexie : l'appel de sa mère, Éléonore

Louisa Ben

L’histoire de Maële ressemble beaucoup à celle de Julia*. En 2023, à la rentrée de 5e, cette adolescente de 12 ans obtient un téléphone. "Elle était très responsable, se rappelle sa maman, Éléonore*, 50 ans, coach professionnelle auprès de jeunes artistes. Elle avait même écrit une charte pour réguler son utilisa­tion des applications, incluant un contrôle parental."

Ses parents optent donc pour un forfait sans Internet hors de la maison, un Wi­Fi coupé à partir de 21 heures et un contrôle parental. "Pas strict", précise Éléonore qui ne ressent pas encore de "ter­reur" face aux applications.

Sa prise de conscience des dangers de TikTok n’intervient qu’après avoir traversé des montagnes d’angoisse et de peur : en cours d'année, Julia commence à se scarifier. C’est sa professeure de danse qui l’en informe. Certes, plusieurs membres de la famille traversent eux­ mêmes l'épreuve d’une maladie grave, mais pour­ quoi Julia ne reprend-­elle pas pied ?

En 4e, elle ingère dix Doliprane pour tenter d’en finir. Sa mère est convaincue que c’est sur TikTok que sa fille a appris quelle était la "bonne" dose à prendre. En quelques mois, elle perd 15 kg, et est hospitalisée.

Le témoignage d'Éléonore : 

"Aujourd’hui, notre fille va mieux. Mais au plus fort de l’anorexie, elle ne pesait plus que 35 kg, une limite vitale. Dès qu’elle a eu son téléphone, elle a installé TikTok, car toutes ses copines l’avaient. Très vite, elle a vu passer les publications partagées par l’un de ses camarades – aux 15 000 followers à 12 ans ! – qui avait évoqué ses scarifications. Au bout d’une semaine, elle n’avait plus que des contenus sur le thème des pensées suicidaires et de l’anorexie. Un véritable enfermement mental.

Je m’interrogeais sur l’impact des réseaux sociaux, mais je n’ai pas su tout de suite à quel point ils étaient dangereux. Même les médecins et psychiatres de ma fille ne se posaient pas cette question ! Quand j’ai entendu parler du collectif Algos Victima, j’ai découvert un endroit où mes peurs étaient partagées par d’autres parents. Je me suis dit que je n’étais pas folle : il y a de quoi s’inquiéter.

Un rapport de l’Unicef sur la santé mentale des jeunes filles montre que les hospitalisations pour automutilations ont bondi de 64 % entre 2020 et 2024 ! Comment ne pas faire le lien avec les écrans ?

J’ai eu envie que l’on se constitue partie civile, car c’est une question de santé publique. Le problème n’est pas ces jeunes qui vont mal. Le problème, c’est l’algorithme et l’absence de modération sur TikTok. J’ai cru, parce que mes enfants étaient très responsables, que tout irait bien. Mais il ne s’agit pas d’être raisonnable : face aux algorithmes, on ne peut pas l’être. Ils sont faits pour nous sucer le cerveau."

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Marie n'a pas survécu : l'appel de sa mère, Stéphanie

Louisa Ben

Marie, elle, n'a pas survécu au raz-de-marée. En septembre 2021, cette adolescente originaire de Cassis, dans les Bouches­-du-­Rhône, se pend chez elle. Elle allait avoir 16 ans.

"Elle avait subi du harcèlement sur son poids, y compris en ligne, de la part d’autres élèves, et du 'revenge porn'", précise Stéphanie, 51 ans, sa mère. "L’école n’a pas réagi. Cela a plongé Marie, très idéaliste, altruiste, dans un grand désarroi, elle avait perdu foi dans les adultes. Mais c’est TikTok qui l’a achevée", affirme l’hôtesse de l’air qui, bouleversée, n’a pas pu voler depuis trois ans.

La chambre de Marie est restée intacte, avec des photos d’elle souriante, ses parfums, des mots des copines et des bougies qui brûlent à sa mémoire. Transformant sa colère en moteur, Stéphanie prend la parole dans les médias, inter­ pelle des député·es, "pour que Marie ne soit pas oubliée". Et que d’autres soient épargné·es.

"Ma fille était une guerrière, une jeune fille pleine de vie." Stéphanie

Le témoignage de Stéphanie : 

"Ma fille était une guerrière, une jeune fille pleine de vie. Alors si TikTok a réussi à faire croire à Marie que la meilleure solution pour elle, c'était d'en finir, cela montre sa violence. Elle a fait une 'dépression souriante' : elle a tout gardé pour elle jusqu'à la décompensation. Je n'ai pas vu le drame arriver. Quand Marie est partie, j’ai découvert dans son téléphone des choses inimaginables : des chansons qui prônent le suicide, des vidéos de scarifications, des contenus qui normalisent la dépression, qui considèrent le suicide comme une libération. Elle répondait à des filles désespérées, essayait des les aider. Les enfants se retrouvent dans des groupes de dépressifs et ne peuvent plus en sortir. C’est monstrueux."

"On sait aujourd’hui que les réseaux sociaux captent l’attention de nos enfants, dans une course folle au profit. Si des mesures ont été prises sur l’alcool, sur les drogues, pourquoi pas sur les réseaux sociaux, qui entraînent aussi une addiction ? Aujourd’hui, il suffit d’une autre adresse mail pour détourner un verrouillage. J’ai envie de fédérer les parents autour de cette cause, d’appeler au boycott des réseaux jusqu’à16 ans. Cela commence à se faire en Espagne. Si tout le monde s’y met, on peut stopper le phénomène, mais il faut faire cesser l’impunité. Cela pose aussi la question de la société que l’on veut : Marie ne supportait plus le monde, violent, superficiel, mortifère, tel qu'il était représenté sur TikTok."

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Le témoignage de Morgane, mère de Maële

Louisa Ben
"Au bout de quelques mois d’utilisation, Maële a commencé à triste. Rétrospectivement, je me dis que c’est logique. L’algorithme est terrible : quand elle « likait » le contenu de quelqu’un qui allait mal pour lui donner du courage, cela alimentait en fait l’algorithme, comme un encouragement à se suicider. Quand elle regardait ces vidéos, en réalité, elle avait le sentiment de retrouver une communauté : d’autres jeunes qui, comme elle, allaient mal. Et quand on va mal, pourquoi arrêter un truc qui soulage ? Elle fait plusieurs tentatives de suicide. Elle rejoint enfin une clinique à 200 km de la maison.
 
Son frère à l'idée de désinstaller TikTok. Son état s'améliore doucement grâce à son hospitalisation. Mais c’est seulement en mars dernier, après avoir entendu Me Boutron-Marmion les évoquer, que ma fille me dit : 'Ces contenus, je les ai vus.' Ce qu’elle n’avait jamais déclaré jusque là.
 
En clair, nous avions toujours pensé que TikTok jouait un rôle dans son mal-être, mais nous n’avions pas compris que les contenus eux-mêmes encourageaient les pensées suicidaires et le passage à l’acte. Sous mes pieds, une faille sismique s’est ouverte à ce moment-là.
 
Depuis, elle apprend à maîtriser ses émotions. Elle s’est notamment mise au crochet : nous avons créé ensemble le compte Instagram Les Chuchoteurs, où nous postons des scènes à la Amélie Poulain avec des personnages que réalise Maële. Un moyen de parler d’autre chose que de la maladie. Aujourd’hui, Maële a droit à trente minutes de TikTok par jour, mais elle est désintoxiquée : il lui arrive souvent de ne pas regarder du tout et quand elle voit une vidéo problématique, elle la signale."
 
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Des familles réunies en collectif face au géant chinois

Louisa Ben

Le point commun de ces familles ? Avoir rejoint le collectif Algos Victima, créé par l’avocate Laure Boutron­-Marmion en mars 2024, qui représente des familles victimes des entre­ prises de réseaux sociaux, dont TikTok.

À son contact, toutes ont ressenti une "claque", une "révélation" : enfin, le mal-être de leur enfant s’expliquait. "L’algorithme de TikTok est le plus puissant, le plus viral et le plus rapide", estime­-t-­elle, même si on connaît encore très mal le cœur du réacteur.

D'après l'expérience menée par la journaliste Elisa Jadot, le contenu mor­tifère arrive, sur un compte vierge, en quatre minutes. "L’utilisateur est confronté à des contenus qu’il ne demande pas à voir", explique-­t-­elle. "On voit des choses qui peuvent nous trau­matiser", reconnaît Maële.

"Un ado qui va mal reste beaucoup plus longtemps qu’un ado qui a des activités, qui sort. Et TikTok n’est rien sans ses utilisateurs qu’il doit tenir en haleine. Il existe malheureusement une économie du désespoir." Me Laure Boutron­-Marmion

Des vidéos où l'on apprend à se scarifier, à faire des nœuds coulants... Une banalisation de la mort qui passe par des codes pour contourner la censure : le drapeau suisse pour parler de suicide, des zéros à la place des "o" pour écrire "otomutilation" ou encore le zèbre comme symbole des scarifications. "Ce sont des codes bien connus, et force est de constater que TikTok ne réagit pas, sans quoi il n’y aurait pas autant de vidéos de cet acabit sur la plateforme", précise l’avocate.

Après avoir analysé les comptes des adoles­cent·es, elle est convaincue que l’application ne modère ni ne censure les contenus problématiques, malgré ses déclarations.

La faute à des mesures inefficientes. "Or un ado qui va mal reste beaucoup plus longtemps qu’un ado qui a des activités, qui sort. Et TikTok n’est rien sans ses utilisateurs qu’il doit tenir en haleine. Il existe malheureusement une économie du désespoir."

Aux États-Unis, des documents internes à TikTok ont fuité qui faisaient état de la dangerosité de l’application et affirmaient qu’il ne serait pas intéressant financièrement de modifier ses paramètres. Car techniquement, ce serait possible, assure l’avocate. "En Chine, elle est limitée à des contenus plus pédagogiques. C’est une question de volonté." Une volonté qu’elle souhaiterait faire infléchir avec son recours groupé.

Le géant chinois devrait répondre à l’assignation d’ici au printemps. L’avocate s’attend à ce qu’il se réfugie derrière le fait qu’il n’est qu’un "simple hébergeur de contenus". Mais les familles attendent de pied ferme que la justice "reconnaisse la responsabilité de TikTok dans la dégradation de l’état de santé de leur enfant et une réparation des préjudices subis."

Sur la photo : Stéphanie, mère de Marie. 

*Les prénoms ont été modifiés.

Cet article a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 870, daté mars 2025.

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