C'était il y a un an. Pour quelques cheveux qui dépassaient de son voile, la police "des mœurs et de la vertu" iranienne embarquait Mahsa Amini, 22 ans, alors en vacances avec sa famille à Téhéran. Trois jours plus tard, le 16 septembre 2022, cette étudiante kurde iranienne était déclarée morte, après être tombée dans le coma au commissariat.

Sa disparition révoltante sonnait alors le début d'un soulèvement inédit en Iran, car mené par des femmes. En première ligne des manifestations contre le régime islamique et pour leurs droits, elles ont retiré leur hijab, qui leur ait imposé dans l'espace public, parfois l'ont brûlé... Ont défié la répression, au péril de leur vie.

Forcée à l'exil depuis 2019 et son refus de porter le voile lors d'une compétition d'échecs, Mitra Hejazipour, grand maître international féminin de la discipline, mesure le courage de ses concitoyennes. Elle observe, à son échelle, comme un basculement dans l'opinion en Iran : massivement injuriée et critiquée après s'être présentée cheveux découverts il y a quatre ans, elle reçoit aujourd'hui de nombreux messages de soutien.

Mais cet acte fort, aux prémices du soulèvement, lui a coûté sa place au sein de la fédération nationale d'échecs de son pays, qu'elle fut contrainte de quitter. À peine naturalisée française, Mitra Hejazipour, 30 ans, a remporté le championnat de France d'échecs féminin 2023, le 27 août dernier. Entre deux tournois, rencontre avec cette femme impressionnante de détermination devant l'échiquier comme dans sa lutte pour les droits des femmes. 

Une jeunesse en Iran

Marie Claire : Que vous inspirent les Iraniennes en première ligne de ce soulèvement contre le régime ?

Ça tourne !

Mitra Hejazipour : Voilà un an que Mahsa Amini a été tuée par des "gardiens de la paix" et que la révolte gronde, mais cela fait des années que des femmes en Iran se battent pour leurs droits, la liberté. Des années de travail et d'efforts pour être entendues, créer un mouvement d'opposition au régime iranien islamique.

Les Iraniennes sont très courageuses, se fichent de la police, malgré les risques, la répression. Depuis un an, mes amies n'hésitent pas à participer aux manifestations et retirer leur foulard. Je suis fières d'elles. Nous, Iraniennes exilées en dehors de pays, tentons de porter leur voix, en organisant, par exemple, des événements pour informer sur la situation actuelle en Iran. Car certains pays oublient vite... Et parlent désormais de l'Iran et du sort des Iraniennes seulement de temps à autre.

Quels souvenirs gardez-vous de votre jeunesse en Iran ?

Enfant, je voyageais déjà beaucoup pour participer à des tournois d’échecs. Je me souviens de mes retours à l’école, des camarades qui fêtaient avec moi mes victoires. Ce sont de chouettes souvenirs.

Nos droits humains, les plus basiques, sont divisés par deux simplement parce que nous sommes des femmes.

Avez-vous été marquée par la différence de traitement et de droits entre les filles et les garçons ?

Je suis née dans une famille très traditionnelle et religieuse. On portait le hijab et jouait entre filles, avec ma petite-sœur. Nous étions séparés des garçons et des hommes. À cette époque, une fille n'avait même pas le droit de parler à un garçon, et ce, jusqu'à ses 18 ans. Je trouvais cela très étrange, horrible. 

Il faut apprendre à vivre ensemble, connaître l'Autre, lorsqu'on est petit·e. Il y a d'ailleurs d'autres choses, très basiques, que nous aurions dû apprendre enfant, et que nous avons su trop tard, vers la vingtaine. Nous avons par exemple été privé·es d’un Internet libre. Nous n'avions accès qu'à très peu d’informations en ligne. J’aimerais pouvoir offrir cette liberté à tous les citoyens d'Iran... Même si aujourd'hui nous avons la connaissance pour utiliser un VPN ou Twitter [récemment renommé X, ndlr], le gouvernement use de multiples techniques pour restreindre notre utilisation d'Internet.

Un acte fort et ses conséquences

Les trois dates que vous choisiriez pour résumer votre parcours ?

D'abord, 2003, l'année où j'ai décroché la médaille d'argent et le titre de vice-championne du monde dans la catégorie des moins de 10 ans. Puis je pense à 2015, quand je suis devenue grand maître international féminin. Et bien sûr 2023, triplement : pour l'obtention de ma nationalité française, ma victoire au championnat de France, et notre médaille de bronze avec l'équipe de France au championnat du monde.

Que représente pour vous cette double nationalité ?

Je suis ravie, plus encore, honorée, de représenter lors des compétitions d'échecs la France, envers qui j'éprouve une grande reconnaissance. J’ai joué pendant vingt ans pour l’Iran, avec force et énergie. J’ai beaucoup donné pour mon pays... Mais bon, mon choix n'y est pas respecté.

En 2019, lors du championnat du monde de blitz (parties chronométrées) à Moscou, où vous représentez l'équipe nationale iranienne, vous décidez de concourir sans votre hijab. Qu'exprimiez-vous et que ressentiez-vous alors ?

Si vous faites partie d'une équipe nationale iranienne, ou simplement si vous êtes une femme qui souhaite faire carrière en Iran, réussir, il faut suivre les règles islamiques, garder le bon hijab.

En Iran, les femmes passent au second plan. Nos droits humains, les plus basiques, sont divisés par deux simplement parce que nous sommes des femmes. Avec le gouvernement islamique, il n'existe pas d’avenir pour nous. Il ne nous respecte pas, ne nous laisse aucune liberté de choix. Et moi, je ne voulais pas travailler dans ces conditions. Depuis toujours je suivais ces règles, car toutes les femmes autour de moi les suivaient, mais depuis plusieurs années, je me disais qu’il faut oser parler.

Vous n’avez pas eu peur ? 

Non, je n'ai pas eu peur. Il y a eu d'importances conséquences, bien sûr. Par exemple, je ne peux pas revenir dans mon pays, alors que j’y avais construit toute ma vie. Ma famille entière vit encore en Iran. Je n'ai pas reçu d'interdiction formelle, mais ce serait dangereux pour moi, d'autant que je n'hésite jamais à m'exprimer librement sur le non-respect des droits des femmes en Iran. Retourner en Iran ? Ce serait peut-être un aller simple...

J'aurais même dû oser faire ce geste plus tôt, lorsque j'étais encore plus jeune.

Et puis, je gagnais ma vie avec les échecs, avec l'équipe nationale d'Iran dont je fus renvoyée après ce geste. J'ai donc aussi perdu mon travail. 

Mais je suis très contente de mes choix. Si je revenais dix fois en arrière, j'agirai dix fois de la même manière. J'aurais même dû oser faire ce geste plus tôt, lorsque j'étais encore plus jeune.

À cette époque, des Iraniennes vous ont-elles partagé leur soutien ?

Je suis la première athlète d’une équipe nationale iranienne à avoir refusé de porter le voile. C'était en 2019, donc aux prémices du mouvement. À cette époque, j'ai reçu plusieurs messages sur les réseaux sociaux d'internautes qui affirmaient que mon geste n'était pas respectueux envers les femmes et l'islam. Beaucoup d'insultes aussi. Quelques femmes m'ont écrit pour me soutenir. Aujourd'hui, les messages d'encouragements sont bien plus nombreux... 

Rêves et espoir

À quel rêve aspirez-vous aujourd'hui ?

Après avoir remporté le championnat de France, je rêve de me surpasser à celui d'Europe, puis le mondial. 

Aussi, je viens de terminer mes études en ingénierie du logiciel [un master décroché à l'EFREI, la grande école du numérique de l'université Paris Panthéon-Assas, ndlr]. Je souhaite développer ma carrière dans le milieu de l'informatique, d'ailleurs encore très masculin, même si les choses avancent dans le bon sens. J'ai beaucoup appris lors de cet apprentissage. Les mathématiques m'aident à mieux réfléchir devant l'échiquier. L'inverse me semble aussi juste. Je pense que les échecs aident à réussir ses études, car la discipline nous enseigne la réflexion et la logique. En fait, les échecs ressemblent à la vie réelle : il faut se montrer stratégique et réfléchi·e, savoir prendre des décisions, gérer son temps, avoir confiance en soi...

La plus grande leçon de vie que vous apprennent les échecs ?

Il faut se battre, jusqu’à la fin. Aux échecs, même lorsque vous vous trouvez dans des situations gagnantes, il faut faire attention. Jusqu’au bout. Rester attentif jusqu’au dernier geste. Avant celui-ci ne faut jamais se penser victorieux·se. Ainsi, ce jeu apprend l'humilité.

Les Iraniennes en première ligne de cette révolte sont impressionnantes. Cette nouvelle génération est tellement différente de celles de nos aîné·es...

Qui sont vos rôles modèles féminins ?

Maryam Mirzakhani, disparue en 2017 [à seulement 40 ans, après s'être battue contre le cancer, ndlr], m'inspire énormément. Cette Iranienne fut la première femme à remporter la médaille Fields [depuis sa création en 1924, ndlr], l'équivalent du prix Nobel qui n'existe pas pour cette discipline. Elle était tout simplement la meilleure mathématicienne...

Je pense aussi à Vida Movahed. En décembre 2017, cette militante iranienne contre le port du voile obligatoire est montée sur une armoire électrique dans la rue, cheveux découverts, son foulard blanc attaché au bout d'un bâton [elle fut arrêtée pour ce geste puis libérée, et imitée par de nombreuses femmes, ndlr]. Pour la première fois, une femme retirait son voile dans l'espace public à Téhéran.

De nombreuses Iraniennes ont reproduit ce geste ces derniers mois. Êtes-vous optimiste sur l'issue de cette révolte ?

Les Iraniennes en première ligne de cette révolte sont libres, impressionnantes. Je ne suis pas politicienne, je ne peux pas deviner l’avenir du pays, mais je suis très optimiste, car cette nouvelle génération est tellement différente de celles de nos aîné·es... Même si les autorités utilisent les armes pour les réprimer, je pense que leur courage ne pourra éternellement être ainsi contenu. Il est trop grand, trop puissant. On ne pourra pas les arrêter.