Janvier 1999. Journaliste au mensuel Biba, je suis invitée comme d’autres consoeurs de la presse féminine, à un petit déjeuner de presse par la Secrétaire d’Etat aux droits des femmes Nicole Péry. Alors que nous échangeons, café en main, sur ses actions pour les femmes, le portable de Nicole Péry sonne : « Vous m’excusez... » Au bout de quelques minutes, la secrétaire d’État revient, décomposée, et se laisse tomber sur sa chaise : « Le Sénat va faire capoter le projet de révision constitutionnelle pour inscrire la parité femmes-hommes en politique dans la Constitution. Nous sommes vendredi, il y a un vote au Sénat mardi. Comment réussir à mobiliser en une journée, avec un week-end entre aujourd’hui et mardi ? C’est une catastrophe. »
Mission : impossible
À cette époque, les réseaux sociaux n’existent pas, mais les mails oui. J’ai une idée. « Tout n’est pas perdu Madame la ministre. Si on s’y met tout de suite, on peut envoyer des mails à tous les sénateurs et mobiliser toutes les associations féministes. J’ai pas mal de noms et d’assos dans mon carnet d’adresses, mais vous avez sans doute vous-même plein de numéros perso de journalistes, de personnalités, qu’on pourrait aussi contacter ». Nicole Péry reprend espoir, et se tourne vers sa conseillère : « Lucile [Bertin, ndlr], s’il vous plait, ouvrez votre carnet d’adresses à Corine. Si vous travaillez toutes les deux, en contactant le maximum de monde, on va peut-être réussir à empêcher le Sénat de torpiller la parité femmes-hommes. Mais quel message allez-vous envoyer ? C’est complexe à expliquer, cette histoire de révision constitutionnelle. Ce n’est pas évident de faire comprendre les enjeux… »
En contactant le maximum de monde, on va peut-être réussir à empêcher le Sénat de torpiller la parité femmes-hommes.
D’autant qu’à l’époque, les féministes ne se sont pas beaucoup mobilisées pour la parité femmes-hommes en politique, déjà votée en première lecture par l’Assemblée nationale. Elles s’intéressent beaucoup plus à l’égalité salariale, le divorce sans juge, ou encore le combat contre ce qui reste d’opposants à l’IVG. La parité femmes-hommes en politique mobilise surtout des élus et des femmes de gauche.
Par chance, j’ai quatre années de droit public à mon actif avant mes études de journalisme, et j’ai toujours adoré le « droit constit ». « Je vais essayer d’écrire un texte court et punchy pour résumer les enjeux Madame la ministre. Je propose un rassemblement devant le Sénat le jour du vote le 26. »
Moins de 11% seulement de députées à la veille de l'an 2000.
Je fonce chez moi et rédige un court texte, pour expliquer l’histoire : à la veille de l’an 2000, les femmes sont toujours sous-représentées dans les assemblées élues. 10,9% à l’Assemblée nationale à l’époque… Pour féminiser la politique, il faut soit autoriser les quotas de femmes, soit imposer la parité obligatoire, c’est-à-dire forcer les partis à proposer autant d’hommes que de femmes. Mais il y a un hic : depuis 1982, le Conseil constitutionnel a censuré à plusieurs reprises des textes proposant de placer des hommes et des femmes à parité sur des listes électorales. D’où la proposition du gouvernement Jospin de réviser la Constitution pour rendre la parité femmes hommes enfin possible.
C'est le moment d'être persuasive
Sauf que politiques et intellectuels sont très divisés sur la question, et ça débat sec même à l’intérieur des partis. Ce n’est pas un classique combat entre conservateurs de droite opposés à la parité et gauche féministe. D’un côté, on trouve toutes celles et ceux, de droite et de gauche, comme la philosophe Sylviane Agacinski, l'épouse de Lionel Jospin, et Elisabeth Guigou, la Garde des Sceaux, qui sont pour l’inscription de la parité dans la constitution, pour son effet « booster » : grâce à la parité, plus de femmes oseront enfin se lancer en politique. Et pas que des potiches ou des nulles qui vont prendre la place d’hommes compétents, comme le sous-entendent certains adversaires de la proposition.
En face les « universalistes », en première ligne le duo culte, Elisabeth et Robert Badinter. Ce couple emblématique de gauche est vent debout contre la parité femmes-hommes dans la Constitution. Bien sûr, ils sont eux aussi pour plus de justice et d’égalité pour les femmes en politique. Mais ils sont contre une révision qui « écorne le principe d'universalité inscrit dans la Constitution en y substituant des mesures discriminantes », comme le dira Elisabeth Badinter au journal Libération. Autrement dit, en politique, il n’y a pas d’hommes et de femmes, de jeunes ou de vieux, d’ethnies et de religion, il y a juste des citoyens, et c’est aux partis de prendre des mesures de parité lors des élections.
Tu t'occupes des enfants, fais comme si j'étais au Pérou !
Pour une fois, je pense que les Badinter se trompent, même si je comprends et respecte leurs arguments. Si on compte sur la bonne volonté des partis pour voir plus de femmes dans les travées de l’Assemblée nationale et du Sénat, on en sera toujours au même point dans 100 ans. Mais pas une minute à perdre. Rentrée chez moi, je préviens mon mari : « Tu t’occupes des enfants. Là tu me vois, mais fais comme si j’étais au Pérou. Il faut que je réussisse à empêcher le Sénat de torpiller la parité femmes hommes ! » Je me rue sur mon iMac orange, et j’envoie des mails en rafale « Alerte ! ! ! », à tout mon carnet d’adresses féministes. « Faites tourner !! » ! Les heures passent, et la nuit. Je bois des cafetières en mobilisant les copines des Internénettes, la première assoce de femmes travaillant sur le Web.
Je demande aussi à tout le monde, le cœur gros, d’inonder la boîte mail de mon cher sénateur Robert Badinter avec mon message. J’ai un infini respect pour celui qui a fait abolir la peine de mort, mais sur ce coup-là, nous ne sommes pas dans le même camp. Deux jours et deux nuits ont passé. J’envoie toujours des mails, je suis en pyjama, je n’ai pas pris de douche. Pas le temps. Des personnalités comme Yvette Roudy, ancienne ministre des droits des femmes, me contactent, me demandent qui je suis.
“Parité” écrit sur des assiettes en carton
Le 26 janvier, par un matin frais mais ensoleillé, j’arrive devant le Sénat et découvre, ravie, une petite foule de femmes, qui ont écrit « parité » sur des assiettes en carton blanche, (qui a eu cette bonne idée ?) qu’elles brandissent devant les caméras. Des journalistes tendent le micro aux leaders féministes présentes, dont la célèbre Maya Surduts, porte-parole de la Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception, la Cadac, ainsi que du Collectif national des droits des femmes, le CNDF. Une figure du féminisme (disparue en 2016). Deux sénatrices de gauche sortent du Sénat pour nous remercier de notre présence, et nous confirmer que cette mobilisation est nécessaire.
Vous savez pourquoi ça a marché ? Parce que personne ne vous connaît.
J’écoute les interviews des unes et des autres. La première cybermobilisation féministe a marché. Je suis fière, un peu sonnée d’avoir réussi à faire venir tout ce monde. Quasiment personne ne sait que c’est moi qui suis à l’origine de ce rassemblement. Sauf une journaliste qui me glisse : « Vous savez pourquoi ça a marché ? Parce que personne ne vous connaît. Donc les féministes n’ont pas perdu de temps dans les habituelles querelles d’égo pour savoir qui appelle officiellement à la mobilisation. Il y avait juste urgence. » 15 jours plus tard, une copine m’appelle : « Tu as vu qu’on parle de toi dans Le Monde » ? C’est un papier de Pascale Robert-Diard, titré « Une mobilisation par voie de presse… ou de Web ». Mon article dans Biba est également cité : « Il faudra vite faire de nouvelles lois, pour forcer la mafia des hommes à nous faire la place. »
Épilogue
Le 28 juin 1999, le parlement se réunit en congrès à Versailles. La parité femmes-hommes est inscrite dans la Constitution. « La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et aux fonctions électives » et prévoit que les partis doivent « contribuer à la mise en œuvre » de ce principe. Champagne ! Et en ce 8 mars, parce qu’il ne faut rien lâcher, j’avais envie de raconter cette histoire aux femmes, aux filles, à mes enfants.
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