Durant plusieurs heures ce lundi 9 décembre 2024, dans la 15ème chambre du tribunal de Paris, Adèle Haenel a écouté patiemment Christophe Ruggia, l’homme qu’elle accuse de l’avoir agressée sexuellement pendant trois ans alors qu’elle était mineure.

Elle l’a soutenu du regard longuement pendant la lecture des faits, a plusieurs fois hoché vigoureusement la tête en l’écoutant et a même laissé échapper un cri de surprise lors d’une déclaration du réalisateur à la barre. Lorsqu’est venu son tour de s’exprimer, la comédienne de 35 ans a bondi du banc des parties civiles, semblant prête à livrer enfin sa vérité.

C’est l'enquête de Marine Turchi de Mediapart qui a lancé l’affaire en novembre 2019. L'actrice racontait comment, après le tournage de son premier film Les diables en 2001, le réalisateur Christophe Ruggia l’a agressée sexuellement lorsqu’elle se rendait de façon quasi hebdomadaire chez lui, de ses 12 à ses 15 ans.

Un procès qui fera date ?

Cinq ans plus tard, alors que le procès des viols de Mazan a secoué la société française, Adèle Haenel continue de vouloir donner une dimension politique à ce qu’elle a vécu. Une heure avant l’audience, elles étaient d’ailleurs quelques dizaines de féministes venues manifester sur l’esplanade du tribunal, à l’instar de Claire* : "C'est important d’être là pour la soutenir, mais le sujet, ce n’est pas qu'Adèle Haenel, elle l’avait d’ailleurs dit à l’époque : on parle de pédocriminalité, de 160 000 enfants victimes d’inceste et de violences sexuelles chaque année. C’est important de le remettre en avant."

Un procès qui fera déjà date ? Claire l’espère : "C’est comme si la société avait besoin d'affaires aussi violentes, comme Adèle Haenel, comme Gisèle Pélicot, pour redécouvrir à chaque fois ce que les féministes répètent. Mais commençons par écouter les victimes !"

"Il fallait lancer un MeToo en France" : Christophe Ruggia nie et attaque Adèle Haenel

S’il a affirmé avoir "pris conscience que le film a été douloureux à vivre", Christophe Ruggia a continué durant l’audience de nier les faits dont il est accusé. "Il fallait lancer un MeToo en France, c’est tombé sur moi."

À la barre, il a asséné que l’actrice ment, qu'elle s’est "radicalisée" et vit encore sous l’emprise de la réalisatrice Céline Sciamma, son ex-compagne présente dans la salle en soutien. Une déclaration qui a provoqué un rire gêné du public.

Que faisait un homme de 40 ans à passer ses samedis après-midi avec une enfant de 13 ans ?

Lui a persisté à se positionner comme une victime d’un complot : "Ça commence avec moi, et après c’est les César et Roman Polanski, ensuite le soutien à Adama Traoré… Elle n’a pas de limites." Adèle Haenel a selon lui "reconstruit", "réinterprété" des gestes d’affection. "Mais une main sur son sexe, sur son sein, c’est des mensonges, ça n’est jamais arrivé."

"Que faisait un homme de 40 ans à passer ses samedis après-midi avec une enfant de 13 ans ?" À de nombreuses reprises, le président de la 15ème chambre a tenté d’obtenir des explications sur ses comportements à l’égard d’Adèle Haenel alors enfant, sa tendance à la sexualiser, à la sensualiser, la proximité physique et émotionnelle qu’il a entretenu, son comportement d’amoureux éconduit quand en 2005, Adèle Haenel décidait de ne plus le voir. Des comportements sur lesquels le réalisateur est resté flou et s’est finalement peu remis en question.

Adèle Haenel décrit avec précision l'emprise

La comédienne a dû revenir sur ces goûters chaque samedi, Fingers blancs et Orangina que Christophe Ruggia impose en rituel, puis les gestes du réalisateur sur son corps, lui qui se prenait pour son Pygmalion. Elle, tétanisée, le corps recroquevillé, y retournait chaque samedi. Pourquoi ? s’est enquis le juge : "Il normalisait la situation, je me sentais obligée d’y aller. Sans lui, j’allais retomber dans une forme de néant. Je lui devais, je me sentais redevable".

Pourquoi ne pas avoir porté plainte ? C’est à cette question qu’Adèle Haenel a aussi dû répondre : "Je ne vais pas vous l’apprendre, face au nombre de classements sans suite, je ne voulais pas rajouter de la violence à de la violence".

Il me disait que les autres ne pourraient pas comprendre, il le dit encore aujourd’hui. Il me disait que j’étais tellement mature pour mon âge.

À la barre, elle a décrit avec précision l’installation d’un climat d’emprise dans le contexte de la préparation d’un film comportant des scènes de sexe et qui nécessitait un fort engagement d’acteurs mineurs et peu expérimentés : "ll n’y avait plus de cadre sur la sexualité, sur l’intimité. Je suis filmée nue en train de me toucher. Lui prétend que c’est improvisé, c’est impossible !"

L’émotion l’a souvent étreinte, mais Adèle Haenel est restée droite, mains dans le dos, prenant souvent le temps d’une respiration pour reprendre le fil de sa pensée, notamment pour revenir sur l’ascendant exercé par Christophe Ruggia. "Il me disait que les autres ne pourraient pas comprendre, il le dit encore aujourd’hui. Il me disait que j’étais tellement mature pour mon âge."

C’est aussi la honte, la culpabilité, l'isolement dans lesquels elle a vécu, devenus intolérables, qui l’ont poussé à prendre la parole : "Longtemps, j’ai pensé que la justice ne s’intéresserait jamais à mon histoire" a-t-elle reconnu. "Vous m’avez demandé si j’ai pensé à lui quand j’ai témoigné pour Mediapart ? Mais je n'ai jamais fait que ça, je n’ai même pas pensé à moi, que j’avais le droit de me défendre, que c’était pas ok de me faire toucher comme ça. Personne ne m’a aidée à penser que je valais quelque chose."

Animée de vengeance comme le clame encore le réalisateur ? "C’est le portrait que Monsieur Ruggia fait de moi. Moi, je pensais que la justice s’en foutait." C’est aussi avec une certaine colère qu’elle constate aujourd’hui que les adultes ne sont pas intervenus alors que tout était pourtant sous leurs yeux, qu’elle n’a pas été protégée : "Je pense que c’était visible. Une enfant qui va tous les samedis après-midi chez quelqu’un, c’est possible de le voir."

Adèle Haenel explose en audience

Plus tard, ce mardi 10 décembre, deuxième et dernier jour d’audience, la voix d’Adèle Haenel a explosé dans la salle d’audience. Un "FERME TA GUEULE" brutal et cinglant comme s’il était remonté du plus profond de son âme, alors que le prévenu était à la barre, racontant comment il lui avait proposé de prendre un pseudonyme pour se protéger de figurer dans un film montrant des scènes de sexe.

Quelques minutes plus tôt, la comédienne avait raconté comment elle avait été marquée par son rôle dans Les Diables : "Lui dit que c’est de l’art, mais à part pour lui et pour quelques cinéphiles, les gens disent “mais t’es une actrice porno ou quoi” ?"

Face aux justifications plus teintées de cinéphilie que d’empathie ("je lui propose de prendre un nom de scène, elle m’a parlé de son grand-père Haenel, ça faisait Adèle H., comme le film de François Truffaut"), la comédienne n’a plus pu se contenir et a quitté la salle à grandes enjambées après son cri. Face à elle, Christophe Ruggia n’a toujours pas montré de signe d’émotions.

Un réalisateur "enkysté" dans ses mensonges

Dans sa plaidoirie, Me Anouck Michelin a rappelé chaque moment où Adèle Haenel a tenté de parler. "Certains ont entendu, mais il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre", a-t-elle pointé : "Monsieur Ruggia ne veut pas entendre ce qu’on lui dit, il va nous dire que c’est elle qui reconstruit l’histoire. Mais qui est le scénariste ici qui reconstruit l’histoire ?"

Un réalisateur "enkysté" dans ses mensonges, poursuit-elle. "Vous avez sali ce qui aurait pu être beau, vous avez sali une enfant. Vous l’avez sali jusqu’à provoquer son exaspération, jusqu’à salir son nom !" assène-t-elle en référence à l'incident qui s’est déroulé un peu plus tôt.

Me Yann Le Bras a quant à lui salué la "constance absolue" des déclarations d’Adèle Haenel, face auxquelles il qualifie de "classique", "banal" le mode de défense du prévenu, à savoir "la dénégation pour ne pas se confronter à la réalité de ce qu’on a commis sur un enfant." Il a souligné un grand absent de l’audience, le cinéma français, "peu présent ni pour vous soutenir, ni pour la soutenir. Comme si on était au début d’un tabou qui se brise."

Un prévenu cloué au pilori dès 2019, a dénoncé la défense de Christophe Ruggia, Me Orly Rezlan, un "coupable châtié sur le champ" et condamné à une mort sociale dans la foulée de l’enquête de Mediapart. Selon elle, Adèle Haenel n’a jamais parlé, ni décrit par écrit d’agressions sexuelles, avant de s’entretenir avec la journaliste Marine Turchi et s’est posée d’emblée en lanceuse d’alerte, propulsée en icône féministe.

"On a compris qu’Adèle Haenel n’a pas supporté le film, ni le tournage, a eu honte de certaines scènes et n’en a rien dit, a-t-elle conclu. Christophe Ruggia a effectivement commis des erreurs notamment en maintenant des relations dans un cadre on ne peut plus flou." Un Christophe Ruggia excessif, en adulation pour son actrice, en admiration totale pour son jeu et son charisme magnétique… Mais pas amoureux, a défendu Me Fanny Colin, pour qui la fiction est partout dans ce dossier. "C’est le seul MeToo… où il n’y a pas de MeToo", a-t-elle maintenu : pas d’autres accusations n’ont émergé après les révélations de Mediapart ou le début de l’instruction. "En 40 ans, il n’y a personne pour dire qu’il aurait eu un comportement inadapté. Cela montre qu’il n’a pas le profil."

Décision attendue le 3 février 2025

Comment caractériser des faits qui se sont produits il y a 20 ans, mais aussi, quel sens donner à ce procès ? "L'audience doit rappeler qui était l’adulte et qui était l’enfant, et remettre le monde à l’endroit", a souligné la procureure, requérant une peine de cinq ans d’emprisonnement dont trois assortis du sursis probatoire avec interdiction d’entrer en contact avec la victime et l’obligation de l’indemniser.

Le parquet a demandé l’aménagement à domicile sous surveillance électronique pour la partie ferme et a requis l’interdiction d’exercer une profession avec des mineurs pendant dix ans ainsi que l’inscription au fichier des auteurs d'infractions sexuelles (Fijais). La décision sera rendue le 3 février 2025.

*Edit* : Le lundi 3 février 2025, le tribunal correctionnel de Paris a condamné Christophe Ruggia à une peine de quatre ans de prison, dont deux ans ferme aménagés sous bracelet électronique.

*Le prénom a été changé.