Les insomnies et les crises d'angoisse rythment de nouveau les nuits et les jours de Caroline Darian alors que la date du procès se rapproche. À partir de ce lundi 2 septembre 2024 et jusqu'au 20 décembre, son père, Dominique Pelicot, sera jugé par la cour d'assises du Vaucluse, pour avoir drogué sa mère, Marie(2), à des fins sexuelles.
Pendant au moins huit ans, de 2013 à 2020, ce retraité amateur de vélo sur les routes de Provence a mis du Temesta dans le repas de son épouse afin de la livrer inconsciente à des hommes contactés sur Internet.
Il s'agira d'un procès hors norme pour une histoire hors norme, je ne sais pas ce qui m'attend.
L'enquête a comptabilisé une centaine de viols dans la chambre conjugale et plus de 80 agresseurs. Une trentaine n'a pas été retrouvée mais cinquante d'entre eux comparaîtront aux côtés du principal accusé. Âgés de 22 à 71 ans, issus de toutes les classes sociales, "un panel sordide de la population, résume, grinçante, Caroline Darian. Il s'agira d'un procès hors norme pour une histoire hors norme, je ne sais pas ce qui m'attend. C'est un peu comme un accouchement, je n'ai pas de référentiel."
Quand la réalité devient insoutenable, cette femme de 46 ans fait du VTT "à fond" dans la forêt de ce coin de la région parisienne où elle vit, avec son mari et leur fils, Tom(2), 10 ans.
Tenir le coup face à l'insoutenable
Encadrée dans son salon, une photo de son beau petit garçon, en pleine action sur un terrain de rugby, rappelle que les actes monstrueux commis par le grand-père n'ont pas stoppé l'élan vital. "Le procès, ça va être chaud, je vais y aller avec ma mère, toutes les deux, et on va essayer de ne pas dévisser", reprend-elle, tout en proposant du chocolat.
La quadragénaire parle cash, dit ses peurs et ses colères, le regard planté dans celui de son interlocutrice.
De la même façon, elle a lu l'ensemble du dossier judiciaire, "voulu voir les images des sévices" extraites de vidéos que son père réalisait de sa mère, lu ses commentaires orduriers et... a examiné les deux photos d'elle que les policiers ont trouvées. Elles ont été prises dans deux lits différents, de nuit, avec une même culotte que Caroline Darian ne reconnaît pas. "Ces clichés ne font pas débat : je ne dors pas." C'est donc que son sommeil à elle aussi était artificiel.
Depuis, une question terrible la tourmente : "M'a-t-il fait quelque chose ?" Elle la posera directement à son père au tribunal.
Elle ajoute que ce qui n'anéantit pas fortifie à jamais, même si elle a "déjà dévissé", selon son expression consacrée. En novembre 2020, trois jours après que la police de Carpentras lui a révélé la part obscure de son "géniteur", comme elle le nomme désormais, elle a été brièvement hospitalisée en psychiatrie.
Pour tenir le coup, au début, elle a pris des notes. Ce journal de bord a donné lieu à une publication, Et j'ai cessé de t'appeler papa (3). Très vite, elle a voulu donner "un mouvement plus vaste" à ce cataclysme familial, "aller au-delà de la dimension personnelle" : "Je me suis dit que ça arrivait forcément à d'autres."
De victime à lanceuse d'alerte sur la soumission chimique
De victime, elle est également parvenue à endosser le rôle de lanceuse d'alerte sur la soumission chimique. Les professionnels de santé connaissent très mal les effets de cette pratique qui passe largement sous les radars.
Marie P., 72 ans aujourd'hui, a ainsi vécu des années d'errance médicale. Maladie d'Alzheimer, tumeur ou dépression ont été envisagées pour expliquer ses absences et fatigues mystérieuses. Le parcours judiciaire des victimes de soumission chimique est à construire : dépôt de plainte, conservation des preuves - analyse des urines, prise de sang. Il faut faire savoir que l'analyse séquentielle de cheveux permet de trouver trace de substances chimiques de nombreuses semaines après leur administration...
Responsable de communication chez Axa, Caroline Darian a mis son efficacité professionnelle au service de son engagement et a fondé l'association M'endors pas(4). La médiatisation du procès de son père contribuera à faire connaître la soumission chimique au grand public.
Dans la représentation collective, l'administration illégale de substances psycho-actives à l'insu des victimes se limite généralement à celle de "la drogue du violeur" versée dans un verre en soirée. Alors que souvent, comme l'illustre le mode opératoire de Dominique P., l'agression a lieu à domicile ; les auteurs utilisent les médicaments à disposition dans les armoires à pharmacie familiale – somnifères, antihistaminiques, hypnotiques...
Du drame familial qui a percuté son existence en 2020, Caroline Darian a fait un combat collectif. C'est sa façon à elle de tenir, "sinon, [elle s'] effondre". "L'action [lui] permet d'être dans une énergie salvatrice" ; elle a tapé à toutes les portes scientifiques, associatives, amicales pour être aidée dans son entreprise de lanceuse d'alerte.
Mon objectif ultime était de faire de la soumission chimique un sujet politique pour améliorer la prise en charge des victimes, ça y est, nous y sommes !
"Caroline a cette capacité impressionnante d'embarquer tout le monde dans ce bateau où elle-même n'a pas choisi de monter, et voilà, tout le monde a pris une rame. Elle seule pouvait faire de cet enfer une lutte", résume une de ses amies, Arielle Schwab, directrice générale adjointe de Havas Paris, qui a apporté son soutien à la campagne.
Totalement transparente, Caroline Darian convient que son côté fonceur masque "une forme de fragilité qu'[elle] essaye de camoufler", mais que le qualificatif de "tank" lui va bien. Sa mère a aussi dit à sa fille qu'ado, elle était comme ça, "un tank" quand elle avait pris une décision. Comme celle de rejoindre depuis la région parisienne un petit copain à Montpellier en montant un gros bobard à 15 ans. "Joyeux luron", cette grande sensible a collectionné les heures de colle en troisième, classe souvent séchée et finalement redoublée.
"Caro a toujours été très engagée, elle a beaucoup d'humour, avec une grande aisance orale, la bonne cliente pour faire les discours", complète Inga, une des quatre amies d'une bande soudée depuis la cinquième. Si son entourage est impressionné par sa combativité, il redoute aussi qu'elle ne s'oublie.
Faire de la soumission chimique un sujet politique
En mai dernier, Caroline Darian se félicitait : "Mon objectif ultime était de faire de la soumission chimique un sujet politique pour améliorer la prise en charge des victimes, ça y est, nous y sommes !"
Cet après-midi-là, elle avait mis un léger fard doré sur ses paupières, posé sa journée auprès de son employeur, elle était d'attaque : "Enfin, on avance, concrètement."
Dans une salle de réunion de l'Assemblée nationale démarrait la mission gouvernementale sur la soumission chimique, conduite par Sandrine Josso, députée qui a été droguée en novembre dernier par un de ses pairs, et la sénatrice Véronique Guillotin. Des victimes, femmes et hommes, témoignaient.
Las, même pas trois semaines après, la dissolution de l'Assemblée nationale a stoppé net les travaux. "Ça fait suer, nous nous étions démenées pour obtenir cette mission", commente Caroline Darian, dépitée.
Elle est, bien malgré elle, familière des contrariétés politiques. En juillet 2023, elle était parvenue à décrocher un rendez-vous avec le ministre de la Santé de l'époque, François Braun... écarté deux semaines plus tard lors du remaniement ministériel. Tout était à refaire.
Le 20 novembre, sa mère l'appelle : "Allume la télé tout de suite, regarde C à vous ! Sandrine Josso ne peut pas travailler sans toi !" Encore traumatisée, la députée de Loire-Atlantique est en train de raconter qu'un sénateur, un de ses amis proches, a mis de l'ecstasy dans son verre lors d'une soirée chez lui. La rencontre entre les deux femmes a eu lieu peu après.
"Sandrine Josso a cette capacité politique que je n'ai pas", se réjouit Caroline Darian. Elle est la pièce politique qui lui manquait pour faire avancer sa cause." Caroline m'a beaucoup appris, elle avait des années d'avance sur la connaissance de ce fléau et une générosité naturelle", déclare l'élue devenue depuis la marraine de l'association M'endors pas.
La poursuite de la mission est désormais suspendue à une décision gouvernementale. Caroline Darian s'impatiente : "L'équipe est sur le pied de guerre, on ne peut pas s'arrêter comme ça, la vie des victimes ne s'arrête pas, elle, il y a tant de choses à faire !"
1. Dominique P. est aussi mis en examen pour l'agression d'une jeune femme de 19 ans en 1999, et le meurtre et le viol de Sophie Narme en 1991.
2. Prénom modifié.
3. Aux éd. JC Lattès.
4. mendorspas.org
Ce portrait a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 865, daté octobre 2024.
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