"Je suis désolée, je ne peux pas sourire. Je sourirai quand Hersh sera de retour à la maison. Et vous reviendrez nous voir", promettait Rachel Goldberg-Polin, cette matinée de juillet. La 289ème depuis que "[son] fils [lui] a été volé", nous indiquait le numéro épinglé sur son T-shirt. Ce symbole discret au-dessus de son cœur, remplacé quotidiennement, "met mal à l’aise, avait-elle observé, parce qu'il oblige à se rappeler que les familles d’otages mènent un nouveau combat chaque jour."
Mais le 2 septembre dernier, au Mont des Répits à Jérusalem, le rabbin a déchiré selon le rite funéraire juif le t-shirt de Rachel, qui affichait alors "332". Le décompte d’espoir s'est brusquement arrêté pour la famille israélo-américaine. Hersh et cinq autres captifs - Eden Yerushalmi, Carmel Gat, Alexander Lobanov, Almog Sarusi, et Ori Danino - ont été exécutés à bout portant par leurs ravisseurs du Hamas quelques heures avant que leurs corps ne soient retrouvés par l’armée israélienne dans un tunnel à Rafah.
Prier ciel, remuer terre
Durant près de onze mois, la quinquagénaire "religieuse et progressiste", comme elle se décrit, a "prié comme si tout dépendait de Dieu et agi comme si tout dépendait d’elle", selon la formule chrétienne murmurée par un révérend américain qui avait souhaité la rencontrer.
Les yeux gonflés par la douleur, mais le regard éclairé par la détermination, elle nous confiait : "Avec mon mari, nous dormons très peu, jamais plus de quatre heures, toujours à l'aide de somnifères. Au réveil, nous revêtons ces costumes d’humains que nous prétendons encore être, et parlons à n’importe qui - des personnes visibles ou invisibles, connues ou inconnues -, car nous ne savons pas quelle sera la pierre qui renversera la situation."
Jour 47 : témoignage auprès du Pape, au Vatican. Jour 67 : discours aux Nations Unies, à Genève. 320 : intervention à la Convention nationale démocrate, à Chicago, sa ville natale. Celle qui figure dans la liste des 100 personnalités les plus influentes de 2024 du TIME a aussi échangé avec Joe Biden, comme avec des centaines de milliers d’internautes qu’elle a su fédérer autour de sa bataille pour le retour de son "sweet boy" de 23 ans et l’arrivée de la paix.
Chaque famille d'otages agit à sa manière, (...) fidèlement à sa souffrance et son intuition, mais il y a entre nous un respect mutuel. Nous sommes toutes plongées dans une telle agonie qu’il ne peut y avoir de jugement.
"Les gens me demandent souvent combien de temps je peux encore tenir ainsi. C'est une question ridicule, que je ne comprends même pas, nous avouait-elle. Puisque je n'ai pas d'autres choix. J'agis comme agirait n'importe quel être humain, et même n'importe quel animal, lorsqu'il sait sa progéniture en danger. Il est naturel, inné, primaire, de faire tout ce qui est en son pouvoir pour le sauver. Mon époux et moi n'avons qu'une envie : nous rouler en boule, nous effondrer sur le sol, pleurer. Mais si nous nous comportons ainsi, nous ne pouvons le sauver, ni lui ni personne", martelait celle qui, malgré le deuil de son fils, donne désormais de la voix et de l'énergie sur les réseaux sociaux pour le retour des 101 personnes toujours retenues à Gaza.
Traumatisme inhabituel
Les autres mères et familles d'otages ne sont jamais loin d'elle, de ses pensées et ses réponses. "Chacune agit à sa manière, différemment, fidèlement à sa souffrance et son intuition, mais il y a entre nous un respect mutuel. Nous sommes toutes plongées dans une telle agonie qu’il ne peut y avoir de jugement."
C'est fidèle à son chagrin comme à sa foi que le couple Goldberg-Polin a organisé une "semaine de la bonté", achevée le jour de notre échange. "Nous avons pensé que nous devions insuffler un peu de positivité dans notre monde fracturé, brisé. Nous ne savons pas comment fonctionne l'univers, mais nous savons que cela ne peut faire de mal d'y mettre plus de bonté. Il souffre tellement..., soupire Rachel, qui a créé un site et demandé aux internautes de partager leurs idées de bonnes actions.
L'énième initiative des parents d'Hersh, face à l'insupportable attente, a réuni de nombreux anonymes : "L'un d'eux a donné un rein, un second s'est inscrit à un programme de bénévolat pour conduire à leur chimiothérapie des malades qui ne peuvent pas s'y rendre par eux-mêmes..." Un autre encore a adopté un lapin, raconte Rachel, le cœur et la voix un temps réchauffés par ces divers élans.
Notre traumatisme est inhabituel, il ne s’intègre dans aucune réalité et n’a été pensé dans aucun livre de conseils.
Durant ces éprouvants mois, la professeure spécialisée en soutien psychologique aux élèves en difficulté n’a pu s’appuyer sur ces compétences en matière de santé mentale, tant ce "traumatisme est inhabituel", "ne s’intègre dans aucune réalité" et "n’a été pensé dans aucun livre de conseils", pointait-elle.
"Quand un camion vous percute et vous met à terre, il s’agit d’un traumatisme 'normal', puisque l'engin se retire ensuite. Là, c'est comme si le camion était toujours sur les familles d’otages. Et nous avons dû déterminer comment vivre sans qu’il ne nous écrase, agir sans qu'il ne nous tue", illustre celle qui pense alors au père d'Almog Meir Jan, victime d’une crise cardiaque fatale la veille de la libération de son jeune fils, début juin 2023.
L'engagement d'Hersh, moteur de Rachel
"OK, mon garçon, pars maintenant pour ton voyage. J'espère qu'il sera aussi bon que les voyages dont tu as rêvé parce qu'enfin, mon petit garçon, enfin, enfin, enfin, enfin, tu es libre." Ses cordes vocales se déchirent sur le dernier "enfin" : l'éloge funèbre de Rachel s'est achevé dans un incoercible cri d'arrachement et de soulagement à la fois.
Quelques semaines avant son adieu relayé des centaines de fois sur Instagram avec le hashtag #MomsForRachel, la mère nous rembobinait ces pérégrinations qu'Hersh aimait tant. "Il se préparait à une grande aventure. Il avait réservé un billet pour le 27 octobre, pour un voyage de deux ans autour du monde. Il était de retour depuis seulement quinze jours. L'été 2023, il était parti seul en Europe pendant neuf semaines, pour participer à six festivals et rencontrer des gens du monde entier."
Hersh avait déjà des amis à Brême, en Allemagne, des supporters du club de football avec qui il s'engageait depuis huit ans en faveur de la coexistence des peuples. Sur son bureau trônait ce dessin sur lequel "Jérusalem appartient à tous" se lisait en anglais, arabe et hébreu. Et au niveau de son étagère, sur laquelle la mappemonde a cessé de tourner, il avait fixé une affiche qui ordonnait : "Fight racism".
"Portée par l'espoir et l'engagement d'Hersh", Rachel a récité un poème pour une mère à Gaza aux Nations Unies. "J'ai essayé d'imaginer une époque où elle et moi serions de vieilles dames, ensemble, et nos fils, des hommes, ensemble. Est-ce un fantasme ? Un rêve ? Les fans de Brême sont les plus ardents défenseurs d'Europe d'Hersh et des otages. Ils ont diffusé mon témoignage dans les stades, collé partout des affiches... Qui aurait cru il y a 80 ans que ces Allemands non-juifs essaieraient de sauver la vie de ce garçon juif ? Je ne veux pas abandonner l'idée que ce même paradigme puisse se produire ici. Je ne veux pas y renoncer."
"Si dur, si profondément et désespérément"
Dans ses prières répétées, Hersh apparaissait d’abord avec son sourire du 6 octobre et son sac sur le dos, l’embrassant et lui lançant "Je t’aime, on se voit demain", après avoir dansé avec elle autour de la Torah à la synagogue - tradition de la fête juive célébrée ce soir-là - puis dîné chez des amis de la famille, et juste avant de prendre la route direction le festival Nova, avec Aner Shapira, son meilleur copain depuis le CE2, tué sur place. "Mais au jour 201, le Hamas a diffusé une vidéo de mon fils en combinaison marron, l'avant-bras gauche arraché [par une grenade jetée dans l’abri où il se réfugiait le 7 octobre, ndlr], le crâne rasé, le visage très pâle, et je ne le vois plus qu’ainsi", livrait-elle, de sa voix toujours douce (sauf au jour 328, lorsqu’elle criait à la frontière avec Gaza dans l’espoir qu’il l’entende). Et de nous demander : "Qu’est-ce qu’un bras amputé si je le retrouve en vie ?"
"Je t’aime, je suis désolé", écrivait une dernière fois Hersh à Rachel, ce "shabbat noir" à l'aube, depuis l'abri antiaérien. "Nous avons essayé si dur, si profondément et désespérément. Je suis désolée", lui adressait en retour la mère encore debout lors des funérailles. "Hersh, désolé", répétait les jours suivants la rue bondée de Tel Aviv.
Ce portrait a initialement été publié, dans une version plus courte, dans le magazine Marie Claire 866, daté novembre 2024.
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