Crystal Pérez Lira ne sort jamais sans le petit foulard de coton vert qu'elle porte noué serré au poignet. Elle affiche d'emblée le symbole de la "Marea Verde" (la "vague verte"), ce mouvement pro-choix qui regroupe des millions de femmes en Amérique latine. Fondatrice des "Bloodys Red Tijuana", influent groupe féministe de Tijuana, dans l'État de Baja California, Crystal est l'une des plus farouches combattantes au Mexique du "droit des femmes à disposer elles-mêmes de leur corps".

Dans un petit restaurant de la ville frontière, avec vue plongeante sur le haut mur de séparation qui serpente pour délimiter le Mexique des États-Unis, cette femme de 38 ans aux longs cheveux bruns et à la détermination palpable se raconte. "Il y a dix ans, j'ai été confrontée à une grossesse non désirée, explique-t-elle, voix douce mais ferme. Il m'était impossible d'avoir recours à l'IVG dans mon pays, c'était interdit. J'étais désespérée, je ne savais pas quoi faire. Alors je suis partie à San Diego, en Californie, de l'autre côté du mur. J'ai obtenu la pilule abortive auprès d'une clinique du Planned Parenthood, mais aussi les conseils et le soutien psychologique crucial dont j'avais besoin."

Crystal n'a jamais oublié. Ni la solitude abyssale ressentie ni le réconfort, ensuite, apporté par cette solidarité transfrontalière. "Tant de Mexicaines, dans la même situation difficile, faisaient le même parcours que moi à l'époque, poursuit-elle. C'était l'unique solution pour nous d'obtenir une IVG médicamenteuse ou médicale dans un cadre sans danger." Et sans risquer alors jusqu'à 30 ans de prison pour avoir avorté au Mexique.

[Édit : depuis la rédaction et la publication de cet article, le Mexique a dépénalisé l'avortement dans tout le pays début septembre 2023]

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Soutenir les "Estadounidenses"

Marie Baronnet / Marie Claire

Cruel renversement de situation pour les Américaines : depuis l'annulation historique aux États-Unis, en juin 2022, de l'arrêt Roe vs Wade, leur accès légal à l'avortement s'est réduit comme peau de chagrin. Le Mexique, à l'inverse, l'autorise désormais officiellement depuis fin 2021 dans plusieurs États [aujourd'hui. l'IVG est légale dans tout le pays, ndlr], dont ici à Tijuana, devenant une véritable planche de salut pour les Américaines qui bénéficient d'un soutien sans faille de la part des féministes mexicaines, à l'image de Crystal.

J'ai voulu rendre l'aide que des femmes m'ont apportée aux États-Unis quand l'IVG était interdite dans mon pays.

"J'ai voulu rendre l'aide que des femmes m'ont apportée aux États-Unis quand l'IVG était interdite dans mon pays, souligne la jeune femme. C'était une évidence pour moi dès que j'ai appris l'interdiction de ce droit dans tant d'États là-bas. Parce que j'ai été dans leur cas, mais aussi parce que le droit à l'IVG est un droit universel, un combat qui ne s'arrête pas aux frontières, qui nous concerne toutes quelle que soit notre nationalité. Ce qui s'est passé aux États-Unis est sidérant, c'est un tel retour en arrière ! Cela démontre combien l'accès à l'avortement est aussi un enjeu sociétal, politique et moral. Et qu'il ne faut pas baisser la garde."

Crystal, à l'instar de nombreux groupes féministes mexicains réunis en réseaux, apporte un soutien crucial aux "Estadounidenses", ainsi qu'on nomme au Mexique les citoyennes des États-Unis, qui souhaitent obtenir des boîtes de Misoprostol et de Cyrux, utilisés pour l'IVG médicamenteuse, disponibles en vente libre dans les innombrables pharmacies de Tijuana. "Depuis un an, de nombreuses Américaines vivant dans des États où le droit a été supprimé, ou l'accès drastiquement réduit, nous contactent via les réseaux sociaux ou notre ligne de téléphone dédiée, explique-telle. Nous leur offrons d'abord une écoute, un espace de confiance. Ensuite nous leur permettons d'avoir accès aux médicaments abortifs. Certaines ont les moyens de payer, d'autres pas, et font de petits dons. Nous restons en contact avec elles, elles savent qu'elles peuvent nous appeler pour des questions sur différents symptômes après la prise de la pilule abortive."

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Étape clé, la pharmacie

Marie Baronnet / Marie Claire

Chaque lundi, Crystal se rend dans une pharmacie du centre-ville de Tijuana "parce que c'est le jour des promotions sur les stocks de Misoprostol et de Cyrux", souligne-t-elle. Elle les enverra par courrier aux États-Unis. Parfois, des activistes qui ont la double nationalité ou une carte verte, et sont donc autorisées à franchir la frontière ultra-surveillée entre Tijuana et la Californie du sud, acheminent et distribuent des boîtes sur le sol américain.

Quand ce ne sont pas des Américaines elles-mêmes qui font un aller-retour rapide dans la ville et n'ont que l'embarras du choix pour se procurer les médicaments interdits dans leur État, dans l'une des nombreuses gigantesques pharmacies de "downtown Tijuana".

Sur Avenida Revolución, par exemple, un pharmacien nous propose de nous "faire un rabais" si nous achetons une dizaine de boîtes de Misoprostol et de Cyrus. Chacune d'entre elles nous reviendra à 40 dollars au lieu de 45, explique-t-il (entre 35 et 40 euros environ). Quand on lui demande s'il n'y a aucun risque à passer avec tant de boîtes à la douane américaine au poste frontière géant, il répond : "Aucun problème !".

L'homme à la blouse blanche, derrière le comptoir, assure que "de plus en plus de clientes américaines, depuis un an, viennent nous en acheter et passent la frontière sans souci". Mêmes commentaires dans plusieurs autres pharmacies de la ville, y compris dans la petite officine qui jouxte la cathédrale Nuestra Señora de Guadalupe, qui vend, elle, les pilules abortives au tarif de 60 dollars.

En mai 2022, 25 % de nos patientes étaient Américaines, souligne-t-elle. Aujourd'hui, elles représentent 50 % de notre patientèle.

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Une patientéle à 50 % américaine

Marie Baronnet

La détresse des femmes américaines interdites de droit à l'IVG, Luisa García, l'accorte directrice de la clinique Profem, installée dans un petit immeuble discret du centre-ville de Tijuana, y est confrontée au quotidien. Justement, elle vient de recevoir un message WhatsApp sur l'un de ses quatre téléphones mobiles. Une jeune Américaine lui a écrit en anglais : "J'ai besoin de prendre la pilule abortive, pouvez-vous m'en fournir ? Est-ce que le médecin parle anglais ou aurai-je besoin d'un traducteur ?". Luisa montre une autre conversation WhatsApp : "Hola, j'ai regardé le site web de votre clinique, je suis intéressée par la pilule abortive ou par une IVG médicale. Je suis à Arlington, Texas."

Sur un autre message, une Américaine se renseigne sur le tarif d'une IVG médicale par aspiration ou curetage, et s'inquiète de savoir si le personnel de la clinique parle anglais. "En mai 2022, 25 % de nos patientes étaient Américaines, souligne-t-elle. Aujourd'hui, elles représentent 50 % de notre patientèle. Depuis la fin de Roe, nous comptabilisons notamment 20 % de femmes qui viennent pour des IVG jusqu'à douze semaines avec aspiration. Elles sont âgées de 16 à 40 ans, beaucoup sont mariées et ont déjà des enfants. Les mineures doivent venir avec leurs parents ou accompagnées d'un adulte. Elles sont issues de tous les milieux sociaux, et viennent du Mississippi, du Texas, d'Oklahoma, du Tennessee, du Kentucky, d'Arizona... Partout où l'IVG est interdite ou sévèrement restreinte depuis un an."

J'ai encore en tête la voix de cette Américaine qui ne savait dire en espagnol qu'"aidez-moi, aidez-moi".

Lors du premier contact, Luisa García les assure de la sécurité des soins apportés et de la discrétion dont elles seront entourées, et leur explique longuement les procédés médicamenteux ou d'interventions médicales possibles. "Ici, nous délivrons des pilules abortives Mifépristone jusqu'à huit semaines de grossesse, plus fiables à 99 % et avec moins d'effets secondaires que le Misoprostol, qui n'est efficace qu'à 70 %, explique-t-elle.

Avant de le délivrer, une infirmière fait une échographie de la patiente pour s'assurer qu'elle n'a pas dépassé huit semaines de grossesse et qu'elle ne fait pas de grossesse extra-utérine. Et nous lui réexpliquons en détail les modalités de prise des comprimés et le processus qui va s'enclencher. Bien sûr, nous restons en contact avec elles après, elles peuvent nous appeler à leur retour en cas de question ou de problème." Il leur en coûtera 220 dollars (environ 200 euros).

Aider après avoir été aidée

"Nous sommes une clinique, il y a donc un aspect commercial", n'élude pas la directrice de Profem qui, chaque semaine, s'approvisionne en Mifépristone à México City car il est introuvable à Tijuana. Mais "l'aspect solidarité compte aussi beaucoup. J'ai encore en tête la voix de cette Américaine qui ne savait dire en espagnol qu''ayuda me, ayuda me' ['aidez-moi, aidez-moi', ndlr], poursuit-elle. Leur désespoir est poignant. Pour l'avoir vécu, nous savons, nous Mexicaines, combien elles ont besoin de soutien et de solutions concrètes aujourd'hui. À notre tour de les aider."

C'est la promesse que s'est aussi faite Vanessa Jimenez, activiste féministe qui, avec sa compagne Sandra Cardona, participent à Monterrey, ville de l'État de Nuevo León (à trois heures d'avion de Tijuana), à cette chaîne de solidarité transfrontalière. "Depuis février 2022, le nombre d'Américaines qui nous contactent a considérablement augmenté. Nos registres attestent que nous en accompagnons chaque mois entre cinquante et soixante-dix. Beaucoup nous demandent de leur envoyer les médicaments et nous les aidons par téléphone ou en visio pendant tout le processus de prise des comprimés, d'autres viennent les chercher et retournent avorter chez elles. Pour celles qui ont la possibilité et les moyens financiers de venir au Mexique, nous les accueillons dans notre maison où elles avortent de façon médicamenteuse."

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Une sororité sans frontière

Marie Baronnet / Marie Claire

Une solidarité sans faille que salue Kathy Kleinfeld, directrice d'une clinique à Houston (notre grand reportage "Texas : Les pro-IVG entrent en résistance"), qui depuis un an a été obligée de cesser les IVG médicamenteuses et médicales. "C'est une période désespérante pour les femmes américaines, surtout pour celles des États du sud", nous confie-t-elle. Impossible cependant, selon cette dernière, d'estimer précisément le nombre de ses compatriotes qui ont recours aux réseaux mexicains : "Tout se passe dans une discrétion absolue, de façon très privée. La majorité des Américaines qui se tournent vers le Mexique obtiennent les médicaments abortifs par envoi postal. Seule une minorité d'entre elles se rend sur place."

Sur le pont qui surplombe le gigantesque passage frontalier de San Ysidro entre le Mexique et les États-Unis, avec vue sur le haut mur qui serpente entre les deux pays, Crystal et son amie Minerva García Quesada ont déployé les drapeaux vert et violet, symboles de la lutte pour les droits des femmes. Juste avant, elles distribuaient sur la Calle Segunda, en centre-ville de Tijuana, des flyers d'information sur l'aide que les Bloodys Red apportent en cas de grossesse non désirée. Dans cette rue bondée en ce samedi d'été, une femme mexicaine pro-life a violemment interpellé Crystal en hurlant et en l'accusant de "vouloir tuer des enfants".

Il y a un an tout juste, de l'autre "côté", aux États-Unis, les lobbies pro-life américains, avec les mêmes arguments culpabilisants, ont célébré la décision de la Cour suprême américaine d'annuler le décret Roe vs Wade. Depuis, Crystal et tant d'autres Mexicaines, maillons d'un formidable réseau d'entraide et d'une communauté féministe, se sont juré qu'elles seraient toujours là pour les Américaines.

Cette interview a été initialement publiée dans le magazine Marie Claire numéro 853, daté octobre 2023.

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