Quitter l’Interstate 75, laisser derrière soi les néons gueulards de la zone commerciale et ses rangées de bornes de chargement Tesla, s’éloigner des toxicos qui zonent autour des motels, des sans-logis qui font la manche aux carrefours, traverser un bout de forêt subtropicale hérissée de petits palmiers vigoureux, un campus de briques rouges, encore des palmiers, une petite place pavée, un coffee shop, déco béton plantes vertes, c’est là. Gainesville, Floride centrale, cernée de marais et d’alligators.

La raison de ce voyage est une présence tranquille assise près de l’entrée, portable retourné sur la table. Lauren Groff. Romancière, blondeur WASP et livres sauvages, trois fois finalistes du National Book Award, élue l’une des 100 personnalités les plus influentes sur la liste 2024 du Time

Les Furies, son quatrième roman, figurait parmi les livres préférés de Barack Obama en 2015. Lit Proust et Duras en français, travaille sur un opéra qui sera joué à Aix-en-Provence, élève deux garçons, adore (dans le désordre) les chiens, les gens, la nature, son mari. Écrit quatre ou cinq heures tous les matins.

Lauren Groff, tête d’un réseau de résistance contre la censure. Depuis l’élection du gouverneur ultra-conservateur Ron DeSantis en 2018, et sous la pression des Moms for Liberty (mouvement de mères né en 2021 et soutenu par Trump), le "Sunshine State" est l’État qui bannit le plus de livres dans les bibliothèques scolaires américaines, 45% des mises à l’index, 4 500 titres en 2023-2024 selon Pen America, association de défense de la liberté d’expression. 

La Servante écarlate (Margaret Atwood), Le Journal d’Anne Frank en BD, Shakespeare, Toni Morrison, James Baldwin, George Orwell, Cormac McCarthy, mais aussi, dans le comté d’Escambia, les biographies de Beyoncé, Lady Gaga et Oprah Winfrey. Et le dictionnaire.

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Le rêve d'ouvrir une librairie

Zack WITTMAN - Marie Claire

L’autrice des Terres indomptées (éd. L’Olivier) nous met dans le bain direct, citant Heinrich Heine : "Là où l’on brûle les livres, on finit par brûler les hommes. "

Elle est en résidence à Berlin en 2023, l’année où 3 000 titres sont retirés des bibliothèques de Floride, quand elle décide d’entrer dans la lutte. "Les Allemands sont flippants quand ils vous disent très sérieusement : “Tous les génocidaires modernes ont commencé par censurer les livres, faites quelque chose." Vous les prenez très au sérieux."

Un vieux rêve, ouvrir une librairie, tourne à l’opération d’urgence. Clay Kallman, son mari, a grandi dans une famille de libraires de Gainesville. "Il sait, viscéralement, que les librairies sont des espaces politiques". Ensemble, ils vont transformer un hangar de South Main Street en un cœur battant, "un symbole et un lieu d’activisme", avec des rayons de livres interdits, des ouvrages LGBTQ+, des auteur·ices racisé·es, des féministes, des écrivain·es de Floride, bref une planque.

Son nom : The Lynx. Un chat sauvage endémique. "On voulait quelque chose d’un peu féroce", sourit l’autrice. À raison. Le jour de l’inauguration de la librairie, en avril 2024, des personnes ont glissé dans les livres relatifs à l’homosexualité des tracts religieux promettant l’enfer aux gays.

Tout le monde dans ce pays est terrifié. Nous voulons faire germer une graine. Tant de gens ont changé rien qu’en entrant dans la librairie.

Pour Lauren et Clay, la librairie et leur association, The Lynx Watch, Inc., est "un service public. Tout le monde peut venir lire sans acheter, mais on doit vendre des livres pour rester à flot". Des murs vert forêt, un café, des canapés, le mot de passe du Wi-Fi est : "timetobuyabook" ("c’est le moment d’acheter un livre").

À l’extérieur, une terrasse abritée, agora, lieu de débats. "Une partie du problème actuel vient d’une peur profonde. Tout le monde dans ce pays est terrifié. Nous voulons faire germer une graine. Tant de gens ont changé rien qu’en entrant dans la librairie, et en voyant, physiquement, tous ces livres mis au ban".

Espace politique, espace de transformation, si la littérature a un pouvoir, c’est bien celui-là. Le 5 novembre 2024, jour de l’élection de Trump, des centaines de personnes ont rallié Le Lynx pour pleurer. "Je pleurais aussi, dit Lauren. Mais ça faisait du bien d’être ensemble, dans cet endroit sûr, pour trouver un moyen de s’en sortir. C’est ce que nous faisons ici, nous bâtissons une communauté. Car la communauté est une résistance."

 Le lynx, animal solitaire. Parfois, il se regroupe, formant une chaîne, la version lynx de la meute. La résistance s’organise.

En photo : L’équipe de la librairie Le Lynx autour de sa fondatrice, Lauren Groff, en février dernier. De g. à d.: Grant Huchingson, Lauren Groff, Palace Niekerk, Gina Marks.

2/6

"Regardez-nous, on mord aussi"

Zack WITTMAN - Marie Claire

Lauren Groff croit au rayonnement de la tolérance et de l’amour, ce qui cadre bien avec cette ville où les hippies ont débarqué en masse dans les années 70.

Peace and love, et tout ira bien ? Pas exactement, comme l’indique le mojo de la librairie, "Watch us bite back" ("Regardez-nous, on mord aussi"). Elle est écrivaine, et "doit" prendre position. "Nos hommes politiques sont tellement effrayés qu’ils ne s’expriment pas. Mais qui défend les gens, qui ?"

 En 2024, l’association a donné plus de 30 000 $ (28 000 €) de livres bannis à des profs d’établissements. À des refuges de femmes et enfants victimes de violence domestique. À des groupes d’immigrants. À des prisons. À des assos LGBTQ+. "The Lynx", mot de passe d’un réseau au taquet. Ceux qui le murmurent sont queers ou Noirs ou Blancs ou gays ou hétéros, ou un peu tout à la fois, et forment ce qui ressemble à une utopie.

Les premiers maillons de la chaîne sont les employés de la librairie. Certains jours, bien sûr, l’inquiétude submerge Grant Huchingson, qui s’est tatoué le visage de Virginia Woolf sur le bras, Palace Niekerk, qui, chaque jour, lit un poème de Langston Hughes, Gina Marks, qui a laissé tomber l’enseignement, Jackie Davison, qui vous cite le passage de La Servante écarlate où la Constitution a été suspendue. 

En photo : La librairie Le Lynx, sur South Main Street à Gainesville, en Floride, vend les livres interdits et célèbre des ouvrages LGBTQ+ et des auteur·ices racisé·es féministes. 

3/6

Le basculement ultra-conservateur contre les livres pour enfants

La censure est le thème du débat de ce samedi soir au Lynx. Stephana Ferrell a créé le Florida Freedom to Read Project, une micro-association qui documente chaque cas de censure en Floride. Cette mère de deux enfants, basée près d’Orlando, devait y intervenir. Malade, elle nous parle en visio.

Avec une loi sur les droits parentaux interdisant d’aborder tout sujet lié à l’orientation sexuelle ou l’identité de genre en classe, la Floride s’est dotée d’un arsenal législatif portant atteinte directe à la liberté d’expression. Estampillé "don’t say gay" ("ne pas dire gay") par ses détracteurs, ce texte n’interdit pas les livres. Il donne les pleins pouvoirs aux parents de les contester, et d’obtenir, dès la contestation, leur retrait des bibliothèques scolaires.

En 2021, ça s’est aggravé, j’ai vu le basculement en direct.

"On aide des parents mal à l’aise face à ces politiques à se sentir assez forts pour dire : "Pas en mon nom".  Cette histoire de censure dure depuis 2017 (premier mandat de Trump, ndlr). Ça a commencé avec des retraités ultraconservateurs qui taxaient de “pornographie” toute représentation LGBTQ+ dans les livres pour enfants : l’histoire de deux vers de terre qui s’aiment, un couple de pingouins mâles qui adoptent un bébé pingouin, l’histoire d’une petite fille transgenre. En 2021, ça s’est aggravé, j’ai vu le basculement en direct. J’assistais à un conseil d’éducation – l’instance qui définit les politiques éducatives – du comté d’Orange. Un homme se lève pour lire un extrait hors contexte de Gender Queer – une BD dont l’auteur est non-binaire –, et dénoncer la pornographie du livre. Ce n’est pas vrai, personne n’a lu cette BD en entier, mais elle a été retirée des bibliothèques de lycées. À cause de cet homme, tous les enfants en sont privés. Il pourrait l’interdire juste à son enfant. C’est un Proud Boy (groupe d’extrême droite qui avait mené l’assaut contre le Capitole le 6 janvier 2021, ndlr), qui agit dans différents comtés. Les Moms for Liberty font pareil."

Le remarquable documentaire The Librarians montre comment ces "tradwives" infiltrent les conseils scolaires. Stephana Ferrell, elle, est traitée de gauchiste, de mauvaise mère, on la menace de saisir la protection de l’enfance. Elle continue. Sa plainte contre un district scolaire pour violation de la loi sur les droits parentaux a été déboutée. Elle continue. 

En photo : Jackie Davison, 40 ans, ancienne avocate, est responsable des opérations au Lynx. 

4/6

La chasse aux sorcières

Zack WITTMAN - Marie Claire

Ce week-end, le Centre communautaire des fiertés de Floride centrale et du Nord (Pride Community Center of North Central Florida) fête la réouverture de la bibliothèque LGBTQ+. Après pas mal de tours sur un parking labyrinthe, on repère des T-shirts "Pride Power" sur une terrasse, au premier étage d’un centre de dialyse. C’est là.

À 12 ans, on m’a fait jeter au feu mes Harry Potter devant toute l’église, une femme hurlait “le démon !” en pointant le bleu dans les flammes.

Il y a du monde, des vieux qui ont tout connu de la pénalisation de l’homosexualité, des luttes des années sida, il y a des trans et des non-binaires, des couples avec enfants. Le retour en arrière, tou·tes l’ont toujours redouté. "À 12 ans, on m’a fait jeter au feu mes Harry Potter devant toute l’église, une femme hurlait “le démon !” en pointant le bleu dans les flammes."

Roisin, mère transgenre de 29 ans, raconte cette séance d’exorcisme dans un coin rural de Floride. J. K. Rowling a, depuis, été accusée de transphobie. Qu’importe. Pour les chrétiens fondamentalistes, ce qui compte, c’est la chasse aux sorcières, et ça passe par l’effacement des livres sur l’occulte et la magie.

Comme Roisin, des milliers d’enfants ne sauront pas qu’un monde sans dieu ni diable est possible. Ashley Jackson, 22 ans, voit les livres comme de "minuscules espaces de sécurité mobiles, vous vous sentez vu, compris, même lorsqu’aucun espace physique sûr n’existe". Alors, cette bibliothèque, c’est un espace de liberté et de résistance. C’est aussi un refuge.

En photo : Ashley Jackson, 22 ans, membre bénévole du Centre communautaire des fiertés de Floride centrale et du Nord, lors de la réouverture de la bibliothèque LGBTQ+.

5/6

Le blanchiment de l'histoire

Zack WITTMAN - Marie Claire

Dans son florilège de lois liberticides et discriminatoires, la Floride a tenté, en 2022, d’imposer une loi sur la liberté individuelle labellisée "Stop Woke Act" ("stop au woke") visant à réprimer l’expression et la représentation de populations historiquement marginalisées, à encadrer l’enseignement des sujets relatifs à la race, au genre et aux privilèges sociaux. Ce texte a été bloqué par un juge en 2024. Mais le pli est pris.

TehQuin Forbes, enseignant à l’université de Floride (UF), dénonce le blanchiment de l’Histoire. "De plus en plus de manuels de primaire apprennent aux enfants que les Africains n’étaient pas des esclaves, mais des serviteurs sous contrat. Ce n’est pas vrai."

C’est même du révisionnisme. Les États-Unis ont-ils basculé dans le fascisme ? On pose la question à Jason Stanley, professeur de philosophie à l’université Yale, et auteur de Les Ressorts du fascisme (éd. Eliott) et Erasing History (non traduit). Claque un oui catégorique. 

Trump est soutenu par les hommes les plus riches du monde, ils ne vont pas abandonner facilement. On n’est même pas sûrs que nos institutions résisteront.

"Quand on veut détruire la démocratie, l’évidence, c’est de s’attaquer à l’école. Trump a explicitement dit qu’il voulait remplacer l’éducation par un enseignement patriotique. Il veut que la nation soit glorifiée. Les Blancs ont infligé de telles choses aux Noirs, qu’enseigner l’histoire africaine-américaine pose un problème, l’Amérique devient tout de suite moins belle. Le fascisme a besoin d’ennemis. C’est le “nous” contre “eux”, les Noirs et les LGBTQ+. Il lui faut des boucs émissaires, ça unifie les gens."

Lutter contre les discriminations est le combat quotidien de TehQuin Forbes. "Ce que je fais au Comité des droits humains du Conseil municipal et au Centre communautaire des fiertés n’aura aucun impact sur les lois. Mais ça va changer la vie de quelqu’un ici, à Gainesville."

"Combien de temps encore vais-je pouvoir enseigner ?", demande Darlena Cunha, qui donne un cours "Médias et politique" à l’université de Floride. Cette ancienne journaliste de 42 ans a du coffre, de ces voix qui réussissent à entraîner du monde en manif. "Il y en a une demain, organisée par des vieilles dames aux cheveux blancs, il faut y aller."

Conjuguer les forces est, pour elle, la seule façon de s’en sortir. "Trump est soutenu par les hommes les plus riches du monde, ils ne vont pas abandonner facilement. On n’est même pas sûrs que nos institutions résisteront. La seule façon de l’arrêter est de nous rassembler et de ne pas jouer selon leurs règles. Des règles, il n’y en a plus."

En photo : TehQuin Forbes, 30 ans, professeur à l’université de Floride, promeut l’action locale comme facteur de changement. 

6/6

La librairie est devenue un camp de base

Zack WITTMAN - Marie Claire

Les anciens hippies de Gainesville, génération Bernie Sanders, ont gagné des rides, mais rien perdu de leurs idéaux. Les voilà, à peine deux cents, à huer Musk et Trump. L’occasion d’apprendre que même l’église du coin a sa bibliothèque de livres bannis.

Sherry Roberts a foi en la démocratie. Elle veut montrer à sa fille et à ses petites-filles "qu’elles ont une voix. Nos droits sont en train d’être supprimés, on ne va pas s’asseoir et attendre qu’on nous gifle, il faut agir". La censure du poème d’Amanda Gorman The Hill We Climb la révolte. "Mais pourquoi ont-ils si peur que nous, les Afro-Américains, on connaisse notre histoire ?"

N’ayez pas peur. N’ayez pas peur et ne les laissez pas faire.

Sans reprendre son souffle, elle enchaîne. "Le savoir, c’est le pouvoir." On en profite pour lui donner l’adresse du Lynx. Plus tard, elle nous enverra un mot, émue qu’un tel endroit existe.

Sur les tables, des piles et des piles d’ouvrages célèbrent le Mois de l’histoire noire. La librairie est devenue un camp de base. On y retourne pour capter le Wi-Fi et acheter des livres. Lauren passe comme une fusée, une visseuse à la main.

À quoi va ressembler l’avenir ? "J’imagine que le sexe pourrait être interdit dans les livres. Les écrivains auraient des comptes à rendre, les librairies n’auraient pas le droit de les vendre." Attention, le lynx est féroce, on le regarde mordre : "Je vais mettre plein de sexe dans mes livres, et ça va tellement bien se vendre. Et si je me fais arrêter ? Tant mieux ! J’ai une bonne voix et un micro puissant."

Et de conclure : "N’ayez pas peur. N’ayez pas peur et ne les laissez pas faire."

En photo : Sherry Roberts avec sa fille Shree et sa petite-fille Zyla (à g.) et sa petite-fille Lamya (à d.) à la manifestation du Presidents Day.

Reportage publié dans le magazine Marie Claire 873, daté juin 2025

 

 

 

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