Dans ce joli café d'Erevan, sur la place Cascade, Siranouch Sargsian a commandé un expresso. "Être privée de café, c'est terrible. Ici, dès que j'entre dans un magasin, je revois les enfants affamés et ça me bouleverse", dit-elle les larmes aux yeux. Comme les 120 000 Arménien·nes d'Artsakh, Siranouch a subi le blocus de dix mois, puis l'exode sans retour de cette terre où ils et elles vivaient sans interruption depuis 3000 ans. Une épuration ethnique opérée dans le silence assourdissant de la communauté internationale.

Il faut connaître ses prémices pour comprendre cette tragédie : l'Artsakh, berceau historique de la Grande Arménie, a été rattachée à l'Azerbaïdjan par Staline en 1921. À la chute de l'Union soviétique en 1991, cette enclave chrétienne peuplée à 95 % d'Arménien·nes proclame son indépendance. Plusieurs guerres s'ensuivent avec l'Azerbaïdjan : victorieuse d'un premier conflit en 1994, l'Artsakh perd ensuite les trois quarts de son territoire à l'issue de la "Guerre des 44 jours" en 2020. Le corridor de Latchine, véritable ligne de vie pour les habitant·es de l'enclave, est alors placé sous la garde d'une force d'interposition envoyée par Moscou.

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"Je n'étais plus un être humain"

Rebecca Topakian / Marie Claire

"Des milliers de personnes ont été déplacées, mon immeuble à Stepanakert était peuplé de réfugiés, raconte Siranouch. À partir de 2021, plus aucun étranger ne passait la frontière, l'information était bloquée, on vivait dans un ghetto. Professeure d'histoire, j'ai décidé de devenir journaliste pour témoigner et oublier mon chagrin [elle a tenu son journal de guerre sur X (ex-Twitter), ndlr]".

La victoire ayant un goût d'inachevé, Ilham Aliev, le président azerbaïdjanais, envoie son armée verrouiller progressivement l'accès au corridor de Latchine en décembre 2022. "Ils ont coupé le gaz et l'électricité, poursuit Siranouch. On a survécu avec des bons alimentaires, sans essence, les gens se déplaçaient à cheval. Dès le premier jour, les Azéris nous ont terrorisés. Peu à peu privée de tout, je n'étais plus un être humain. Et puis le 19 septembre, le silence imposé par le blocus a été brisé par les explosions. Quand les soldats azéris sont entrés dans Stepanakert, j'ai dû partir, j'étais une cible."

Elle quitte à jamais son appartement et sa vie confortable, un sac sous le bras. "J'ai pris mon ordi, mes boucles d'oreilles, mes beaux vêtements, et des livres. Après trente heures d'enfer jusqu'à la frontière, je suis enfin arrivée en Arménie. Je n'avais rien avalé depuis trois jours, j'ai compris que j'étais devenue une réfugiée quand un humanitaire m'a tendu un repas." Elle ne le sait pas mais ce premier repas chaud a été préparé par la célèbre cheffe libano-arménienne Aline Kamakian.

La colère face à l'inaction 

"Dès qu'ils ont ouvert le corridor de Goris après les bombardements, je m'y suis précipitée, raconte cette dernière. Avec le World Central Kitchen (WCK) et l'Union générale arménienne de bienfaisance (UGAB), nous avons mis en place tout un système pour offrir plusieurs milliers de repas chauds par jour, des repas goûteux avec 150g de protéines minimum. J'ai craqué plusieurs fois en voyant des femmes enceintes maigres comme des cure-dents, des enfants affamés, déshydratés, dont certains pleuraient leur mère morte dans l'exode. Ces gens ont tout perdu : leur terre, leur histoire, leurs biens, même la tombe de leur fils mort au combat. Aujourd'hui, nous ne sommes plus dans l'urgence mais nous devons les aider jusqu'à ce qu'ils puissent s'intégrer."

Personne ne bouge, ni le Pape, ni l'Union européenne.

C'est désormais à Erevan, dans de vastes locaux, que s'organisent la préparation et la distribution à la fois de repas chauds et de boîtes alimentaires dans les villes où ont été relocalisé·es les réfugié·es de l'Artsakh. Petite-fille de rescapé·es du génocide de 1915, au cours duquel un 1 200 000 Arménien·nes de Turquie furent exterminé·es, Aline Kamakian ne décolère pas : "J'ai grandi avec ce bagage d'histoires atroces pensant que sans télévision ni Internet, on avait pu ignorer ce qu'il se passait. Mais aujourd'hui, tout est en 'live' et personne ne bouge, ni le Pape, ni l'Union européenne dont la présidente Ursula von der Leyen achète du gaz aux Azéris, en fait le gaz russe bloqué par les sanctions économiques. Elle donne ainsi carte blanche à ce dictateur fou d'Aliev !".

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L'hypocrisie internationale

Rebecca Topakian / Marie Claire

Le lendemain, sur les hauteurs d'Erevan, au QG de VOMA ("L'art de la survie"), un des groupes paramilitaires qui forment des civils dans l'éventualité d'une guerre, Achkhen Vardanian partage la même indignation : "On a tellement espéré. Je suis souvent allée en Artsakh, sa perte est une douleur terrible... Après la guerre de 2020, je me suis juré d'être prête pour la suivante." 

Guide touristique, célibataire et sans enfant, Achkhen, 34 ans, s'entraîne tous les soirs avec des volontaires de tous âges. "C'est le seul endroit en Arménie où il existe une réelle égalité entre les hommes et les femmes. On suit le même entraînement, côte à côte. Je veux me battre mais je n'attends plus rien. Le monde arabe se mobilise pour la Palestine mais les chrétiens, eux, ne se mobilisent pas pour l'Arménie, premier pays chrétien."

Tigrane Yégavian, auteur de Géopolitique de l'Arménie (Éd. Bibliomonde), dénonce sans ménagement l'immense hypocrisie européenne et américaine : "Les Arméniens ont le malheur de pas être du bon côté. Ils sont chrétiens alors qu'en Europe, on se déchristianise, ce n'est pas une 'utopie mobilisatrice'. Ils ne sont dans aucun système d'alliance et ils dérangent. Il existe de gros projets de voies de communication qui passent par la vallée de l'Araxe pour relier les nouvelles routes de la soie, les hydrocarbures de la Caspienne et le marché chinois à l'Occident. Et malheureusement, les Arméniens sont des objets, pas des sujets, donc on fait sans."

Depuis qu'elle a déménagé à Erevan en 2015, la curatrice française d'origine arménienne Nairi Khatchadourian se démène via sa structure AHA Collective pour présenter la création contemporaine à différents publics d'Arménie. "Malgré les inquiétudes, il ne faut pas lâcher la création. En 1915, les premières cibles furent les intellectuels et les artistes arméniens à Istanbul. Ce sont eux qui développent une nation. Il faut être soudés comme en 2020 pendant la guerre. Quand le cessez-le-feu a été signé le 9 novembre, on savait que la région du nord-ouest de l'Artsakh allait passer sous autorité azérie, le monastère arménien médiéval Dadivank courait un grand danger. On y est allé avec des feuilles et des plaques d'argile, et on a réalisé 35 empreintes pour conserver une trace. Le monastère est toujours là mais pour combien de temps ? Une politique de destruction culturelle est menée depuis des années par l'Azerbaïdjan, qui transforme les églises en mosquées ou efface les inscriptions en arménien, les ornements, l'iconographie. Nous avons fait une exposition collective autour de la guerre au musée Cafesjian d'Erevan avec cette installation des 35 empreintes suspendues."

Aujourd'hui, elle mène un projet autour de tapis contemporains avec l'artiste David Kochunts et des femmes d'un atelier du tissage de la région du Syunik, au titre éloquent : Carpet Is Territory. "Le tapis est un territoire, un paramètre au contour très précis où on se sent en paix et joyeux. C'est aussi le foyer et la maison. Pendant le génocide mais aussi l'exode en 2023, des Arméniens sont partis avec des tapis sous le bras pour recréer un chez-soi...".

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Une protection supplémentaire

Rebecca Topakian / Marie Claire

Le soir à Erevan, la vie paraît douce dans les bars à vins bondés et les restaurants branchés. La guerre semble loin. "Les apparences sont trompeuses, analyse Chouchan Kechichian. Erevan n'est pas l'Arménie. Partout, la tristesse est palpable face à un avenir très incertain." Cette jeune Libano-Arménienne a créé le Hub Artsakh à Stepanakert après la guerre en 2021. Un espace de coworking pour celles et ceux qui créaient le changement. "J'étais étonnée par la résilience des Arméniens d'Artsakh, et par la créativité et la soif d'apprendre de sa jeunesse." 

Et puis, il a fallu tout laisser derrière soi. "On a abandonné nos locaux, 15 000 euros d'équipement. On s'est installé de nouveau ici grâce aux financements de la diaspora." La priorité aujourd'hui est d'aider les réfugié·es à s'intégrer. "C'est compliqué pour les plus vulnérables, les veuves, les vétérans, les femmes sans aucune formation professionnelle comme celles qui travaillaient dans la ferme familiale. On a créé une hotline et une base de données pour les aider à trouver un emploi. Les obstacles restent nombreux, la mentalité et le dialecte sont différents, le trauma puissant."

L'angoisse du lendemain n'est pas propre aux réfugié·es. Jusqu'où ira l'appétit des Azéris ? Vont-ils continuer à grignoter le territoire arménien ou tout avaler d'un coup ? "Je crains que les Azéris cherchent à provoquer un conflit qu'ils gagneront haut la main en coupant l'Arménie en deux, répond Tigrane Yégavian. Ils veulent renégocier une paix de capitulation, sur la base de nouvelles concessions territoriales avec une Arménie dévitalisée, et avec un autre enjeu : l'eau. L'Arménie en a, pas l'Azerbaïdjan qui voudrait prendre le lac Sevan. Son intérêt n'est pas forcément de lancer une attaque massive mais de poursuivre une guerre hybride, par des incursions. En fait, la grande question est l'instauration ou pas de sanctions contre l'Azerbaïdjan. Ils se sont quand même comportés comme des terroristes. Les Français disent, officiellement, que sanctionner n'est possible qu'au niveau européen. En attendant, il y a une absence de dissuasion."

"La déportation forcée est un crime contre l'humanité"

C'est tout l'enjeu de la mission de l'avocate internationale américaine Anoush Baghdassarian. Chercheuse de terrain à l'University Network for Human Rights, elle recueille des témoignages sur les exactions commis es à l'encontre des Arménien·nes de l'Artsakh. Le 13 octobre 2023, l'Arménie a officiellement adhéré à la Cour pénale internationale (CPI), fondée par le Statut de Rome. Ce qui pourrait lui offrir une protection supplémentaire face à son puissant voisin.

"À Goris, des réfugiés m'ont raconté que lorsqu'ils quittaient leurs villages pour se rendre à Stepanakert, ils devaient traverser deux ou trois check-points militaires azéris. Ce qui démontre une sorte de planification, d'anticipation ou d'organisation de cet exode massif. 64 personnes seraient mortes sur la route. J'ai parlé avec au moins trois personnes dont des membres de la famille sont morts de faim, de stress, de désespoir. La déportation forcée est un crime contre l'humanité. Cette affaire sera donc probablement portée devant la Cour pénale internationale." Les Arméniens l'espèrent car ils redoutent que si l'Europe et l'Occident ne sanctionnent pas les responsables de cette épuration ethnique, orchestrée de longue date, le génocide n'appartienne plus au passé.

Ce reportage a été initialement publié dans le magazine Marie Claire numéro 856, daté janvier 2024.

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