Elle répète les mots à voix haute, la mine sérieuse, ses deux billes noires braquées sur la Seine filant à ses pieds. "L'hiver... est la saison... du froid... et des bonshommes de neige." Un vent frais secoue les cerisiers, tout juste fleuris, et les pages raturées qui jalonnent le banc où Morsal révise.

"Ici tout a de la couleur, même les animaux"

Elles sont constellées de dessins d'oiseaux ; des guêpiers d'Europe orangés, semblables à ceux qui s'abattent face à elle, à la surface de l'eau. "Je crois que c'est ça, mon premier choc français, glisse-t-elle en dari, la langue officielle de l'Afghanistan. Dans mon pays, les oiseaux sont des tourterelles grises. Ici tout a de la couleur, même les animaux."

La jeune femme de 19 ans esquisse un sourire, et se replonge dans ses cahiers. Ses trois heures de langue française quotidiennes ne semblent pas lui suffire. Elle veut "apprendre vite", "gagner de l'argent". Et retrouver le respect qu'elle inspirait aux gens "dans la vie d'avant".

La dernière fois que Marie Claire a rencontré Morsal, en avril 2023 à Kaboul, sa sœur, sa mère et elle portaient le même habit – noir : une longue tunique, un foulard, des chaussures fermées et un masque sur le visage.

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L'exil jusqu'aux Yvelines

Sandra CALLIGARO

Entre-temps, à la suite de la prise de pouvoir des talibans dans leur pays et des menaces pesant sur elles, les trois femmes ont pris la route de l'exil et atterri dans les Yvelines. L'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII) les a dirigées vers un Centre d'accueil de demandeurs d'asile (CADA) à Gargenville. La petite ville, huit mille âmes environ, est nichée à l'orée de la marée verte du parc du Vexin.

Un nouveau domicile, mais beaucoup de contraintes

Si le décor est enchanteur, les contraintes logistiques du centre leur pèsent beaucoup : aucun magasin à proximité, la première gare à vingt-cinq minutes à pied, et un trafic ferroviaire constamment grippé. "Je m'étais promis d'apprendre à conduire après que les talibans nous ont interdit de passer tous les examens publics, se souvient Morsal. Je redouble ma promesse : j'aime votre pays, mais j'en ai marre d'attendre des trains annulés. Dès que je commence à travailler, je m'achète une BMW." Un large sourire détend ses joues.

"Ah non ma fille, une femme qui conduit, ce n'est pas convenable !" Depuis la cuisine du deuxième étage du CADA, la mère de Morsal, Bassri, visage de madone enroulée dans un châle, la sermonne sans conviction. Un fumet de viande pimentée flotte dans l'air. Près de la fenêtre, une vieille femme syrienne distribue de petits bols de riz au lait aux enfants présents, quand soudain une silhouette masculine traverse la pièce, les bras chargés de marmites.

À son passage, les Afghanes se couvrent toutes les cheveux... Même si le centre sépare hommes et femmes, les familles avec des pères sont logées du côté des secondes. Ils partagent avec les Afghanes cuisine et sanitaires. Un défi pour Morsal et les siennes, élevées dans une culture conservatrice. "Au début, cela nous a horrifiées. On n'a pas pris de douche de toute la première semaine", rapporte Zamira, la sœur de Morsal. "Mais peu à peu, certains de nos voisins de palier ont compris notre pudeur et fait des efforts : quand ils voient que nous sommes à la salle de bains, ils rebroussent chemin."

Cela n'arrive jamais, dans la vie, d'être en colocation avec des gens qui ne parlent pas votre langue. Ce n'est pas facile tous les jours, mais c'est une expérience unique.

L'homme aux marmites, un intellectuel congolais, acquiesce d'un signe de tête. Il reconnaît avoir marché sur des œufs les premières semaines de cohabitation : "Cela n'arrive jamais, dans la vie, d'être en colocation avec des gens qui ne parlent pas votre langue, qui viennent d'autres mondes. Ce n'est pas facile tous les jours, mais c'est aussi une expérience unique." "Tant que ce ne sont pas des hommes afghans, ça nous va", semble plaisanter Morsal. Et comme pour se justifier : "On se sentirait tout le temps jugées. Ma mère ne nous laisserait même pas sortir en jean."

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La "pair-aidance" entre Afghanes

Sandra CALLIGARO

Bien qu'impersonnelle, sa chambre est propre et bien tenue. Quelques livres disparates s'empilent sur la table de chevet. Un "livret du citoyen" édité par le ministère de l'Intérieur, qui répertorie les valeurs à connaître de la République française. Morsal n'a pas encore décroché son statut de réfugiée, mais comme l'asile est accordé à près de 95 % des femmes afghanes seules, elle prend de l'avance. Il y a aussi deux livres pour enfants empruntés, dont Le Monde génial de mes 7 ans, et plusieurs manuels d'apprentissage du français. Un nounours élimé se cache sous un coussin.

Première femme à diriger une université scientifique

Un prêche coranique résonne subitement dans la chambre d'à côté. Il annonce l'heure de la rupture du jeûne, en période de ramadan. Sa voisine, cheveux blonds, regard olive, la rejoint pour croquer des fruits secs et partager un thé amer. C'est peu dire que Najla Latif était connue à Kaboul. Avant la prise de pouvoir des talibans, à l'été 2022, cette doctorante en physique-chimie fut la première femme à diriger une université scientifique. Chassée de son poste par les talibans, nouveaux maîtres de l'Afghanistan, la mère célibataire a tout perdu. Le prestige, son travail, ses biens.

Mais, arrivée en France avant Morsal, elle l'a prise sous son aile dès sa venue au CADA : "Morsal me rappelle mes anciennes étudiantes à Kaboul, aujourd'hui enfermées chez elles [les talibans ont interdit tout accès à l'éducation pour les filles après l'école primaire, ndlr]. Quand je vois sa force, cette fronde dans ces yeux, je me dis : nos filles ont la ressource de la colère. Sans oppresseur il n'y a pas de révolte. Elles se révolteront."

Cette relation porte un joli nom dans le jargon des travailleur·euses sociaux·ales : la "pair-aidance". Un mot emprunté à l'univers médical, qui désigne ici des demandeur·ses d'asile s'investissant dans l'entraide, s'appuyant sur leur expérience pour accompagner leurs camarades d'infortune plus fragiles. Koumba Kamara, intervenante sociale au CADA de Gargenville, assume ce terme. "Pour les Afghanes arrivées récemment dans notre centre, la pair-aidance a eu un rôle primordial. Elles se protègent, s'encouragent. C'est un gain de temps pour elles, et l'effet sur la vie sociale du centre est positif pour nous."

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L'impossible adieu à l'Afghanistan

Sandra CALLIGARO

Mais Morsal se sent-elle seulement "protégée" ? "Pas vraiment, j'ai des peurs toutes nouvelles !" s'étonne l'ex-lycéenne avant d'entamer sa promenade rituelle qui lie le bras du fleuve à la forêt. Les complexités administratives, et "les millions de formulaires" qu'il faut apprendre à déchiffrer. L'assistante sociale, avec laquelle elle converse via Google Translate, quand l'interprète est indisponible. La préfecture intimidante, le logement incertain auquel elles seront affectées au terme de leur demande d'asile. L'aide financière si insuffisante, un peu plus de trois cents euros par mois pour sa sœur, sa mère et elle, qui les prive de courses dignes au supermarché.

Un traumatisme toujours présent

La première carte Sim qui n'a pas fonctionné, déclenchant un torrent de larmes. Et ce que Morsal appelle "les interrogatoires"... Soit les entretiens, à chaque étape de la demande d'asile, au cours desquels Morsal et les siennes doivent expliquer les raisons de leur départ. Et revivre, encore et encore, leur traumatisme. Revenir sur les deux premières années sous le régime taliban, quand Morsal et sa grande sœur Zamira, la première lycéenne, la seconde tout juste acceptée à l'université, ont dirigé une école clandestine, dans la remise fatiguée de leur jardin de Kaboul. Morsal enseignait les disciplines littéraires, la poésie. Zamira les matières plus scientifiques.

Là où Marie Claire les avait retrouvées à deux reprises, entourées d'une vingtaine de lycéennes tantôt engourdies par le froid, parfois épuisées par la chaleur, mais toujours plus nombreuses. Jusqu'à l'hiver dernier, quand trois de leurs élèves ont été suivies par des talibans, que leurs sacs à dos intriguaient. Les fondamentalistes ont alors saccagé la remise familiale, puis menacé d'épouser de force l'une de ses filles.

Je reviendrai former les sœurs restées là-bas.

"En deux jours, la vie d'avant s'est fermée", commente Morsal, a posteriori. Les trois femmes ont tout abandonné pour s'enfuir au Pakistan voisin, et s'y sont terrées des mois durant, attendant leurs "visas d'urgence" pour la France, alors que les autorités pakistanaises renvoyaient chez elles et eux des centaines de milliers d'Afghan·es, la police multipliant les expulsions violentes et les actes de racket. L'arrivée en France fut une délivrance. Gargenville est bien loin du danger taliban. Et pourtant...

"Un proverbe afghan dit : quand tu seras grand, tu oublieras. Mais c'est n'importe quoi !" tonne l'ex-lycéenne battante, qui ne se voit aucune limite sur sa nouvelle terre, mais garde son cœur en Afghanistan. "Quand je serai une riche cheffe d'entreprise ici, quand les talibans seront partis, je reviendrai former les sœurs restées là-bas. Je n'oublierai jamais mon pays."

Ce reportage a été initialement publié dans le magazine Marie Claire numéro 862, daté juillet 2024.

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