Le ciel est d'un bleu limpide, à peine strié par les traînées vaporeuses des avions qui décollent de l'aéroport John F. Kennedy. Il est bientôt 14 heures sur la plage de Rockaway Beach, à New York, et comme tous les dimanches, Riitta Ikonen et sa bande s'apprêtent à se lancer à l'eau. Les bouches exhalent des nuages de buée, le thermomètre indique zéro. "On a rendez-vous qu'il pleuve, qu'il neige ou qu'il vente, commente cette artiste finlandaise établie aux États-Unis. Seules des vagues dangereuses pourraient me dissuader. "
Le secret, c'est d'être réchauffé·e "jusqu'à l'os" avant de s'immerger, poursuit-elle alors qu'une combinaison isotherme, un gros pull, un caleçon long en laine, des chaussettes, des sur-chaussettes, une écharpe et une chapka s'entassent à ses pieds. Les choses vont très vite après cet effeuillage. Un homme en peignoir souffle dans une conque. Riitta s'élance à grandes foulées vers l'océan dans un maillot de bain dos nu, suivie par une vingtaine de personnes poussant des cris stridents. La plage retient son souffle, y compris les surfeurs empaquetés dans leurs combinaisons 5/4 mm, leurs cagoules, leurs gants, leurs bottillons. Température de l'eau : 6 °C.
Gratuit, sain et libérateur
Riitta Ikonen est née dans un pays où l'immersion furtive en eaux glaciales fait partie du patrimoine culturel. "Comme de nombreux·ses Finlandais·es, ma grand-mère avait une petite maison au bord d'un lac gelé où l'on découpait un trou pour se baigner l'hiver. Mes parents racontent que ma sœur et moi avons demandé à y être trempées dès que nous avons su parler."
En Europe du Nord, cette pratique est associée à celle du sauna : avant 2018, Riitta n'avait jamais osé se lancer "à froid" : "Même en Finlande, c'est considéré comme hardcore ! J'ai commencé dans le cadre d'un pacte avec un ami qui habite en Norvège. Tous les vendredis, nous nagions en même temps sur les rivages opposés de l'Atlantique, un rapprochement symbolique. Et je suis devenue accro."
Même en Finlande, c'est considéré comme hardcore !
Depuis, ses baignades hivernales font partie intégrante de sa pratique artistique. Lorsqu'une plateforme scandinave d'art participatif lui a demandé d'imaginer un atelier l'année dernière, en pleine pandémie, elle a proposé un plongeon hebdomadaire jusqu'en mai 2021 à tous les habitant·es de la planète. À Rockaway Beach, où elle réside, son groupe s'est agrandi à mesure que New York s'enfonçait dans l'hiver.
La tendance des bains glacés
L'eau froide est en vogue. Dans le deuxième épisode de Le labo Goop, sa série pour Netflix, Gwyneth Paltrow envoie sa courageuse équipe s'immerger dans un lac Tahoe à 3 °C avec "l'homme de glace" en personne, le Néerlandais Wim Hof, célèbre pour sa résistance aux températures extrêmes. Selon Riitta Ikonen, la pratique des bains d'hiver est en pleine renaissance en Scandinavie, où une nouvelle génération s'en est emparée.
Elle se diffuse aussi hors de son aire traditionnelle, comme en atteste le succès britannique de l'Outdoor Swimming Society (OSS)*, qui a gagné trente-six mille adhérent·es depuis le début de la pandémie. "Avec la fermeture des piscines, les gens se sont tournés vers les plans d'eau extérieurs, commente sa fondatrice Kate Rew, jointe par Zoom dans sa maison du Somerset. C'est une activité gratuite et saine, qui vous donne un sentiment de liberté, qui vous rapproche de la nature, qui vous transporte hors de votre monde normal, bref, une activité parfaite pour ces temps difficiles."
Sous la rubrique Survivre, le site de l'OSS met des trésors d'expertise à la disposition des débutants, des "Risques de l'eau froide" aux "Huit questions que se posent les nageurs d'hiver" en passant par "Gérer son anxiété dans l'eau" et "Que faire si vous rencontrez un phoque" (réponse : "Souvenez-vous que leurs nageoires ne sont pas sensibles et qu'ils explorent avec leur gueule, comme les chiens"). "Les risques dépendent entièrement de l'individu, dit Kate Rew. Nous informons, mais nous ne sommes pas une association nounou."
C'est une activité gratuite et saine, qui vous donne un sentiment de liberté, qui vous rapproche de la nature.
Un shoot d'endorphines
Quand un corps humain est plongé dans une eau à moins de 10 °C, le sang reflue brutalement vers les organes vitaux pour préserver la température centrale. La peau soudain refroidie picote intensément – "Un peu comme si on vous tatouait tout le corps", prévient Riitta Ikonen –, la pression artérielle augmente, le cœur se met à cogner, et le souffle devient haletant, ce qui panique parfois les débutant·es : la première chose à faire est d'apprendre à respirer calmement.
Ce choc thermique déclenche aussi une sécrétion d'endorphines, nos opiacés naturels. Au bout d'une minute, deux maximum, l'humeur est exaltée, le corps se sent bien. En eau profonde, c'est alors que guette le vrai danger : la perte de motricité. Si l'on s'attarde un peu trop, les extrémités s'engourdissent, les membres deviennent lourds, il devient difficile de nager, voire de saisir une échelle pour se hisser hors de l'eau…
À Rockaway Beach, ce risque est écarté car les baigneur·ses restent près du rivage, mais Riitta Ikonen les encourage quand même à respecter leurs limites. "Mettre la tête sous l'eau n'est pas pour tout le monde, surtout la première fois. Rentrez jusqu'aux épaules, inspirez. Si vous ressentez le besoin de sortir immédiatement, sortez." Elle conseille le port d'un bonnet de bain en néoprène aux candidat·es à l'immersion complète. Bien que les athlètes de haut niveau aient recours aux bains glacés pour accélérer leur récupération, les preuves scientifiques de leurs vertus thérapeutiques sont faibles, faute d'études à grande échelle.
Pour une transformation profonde
Selon Kate Rew, l'immense majorité (83 %) des membres de l'OSS indique se sentir en meilleure forme physique et mentale après leurs baignades, mais "la santé n'est pas la seule histoire", insiste-t-elle : comme les trois quarts de ses adhérents, elle pratique la baignade sauvage pour "la connexion à la nature" et "l'élévation spirituelle".
Pour elle, la morsure du froid n'est pas le but de l'expérience, mais un inconvénient dont il faut s'accommoder sous certaines latitudes : "On ne peut pas rester dans l'eau aussi longtemps qu'on le souhaiterait. Mais on s'habitue." Le contact avec les éléments est primordial aussi pour Riitta Ikonen, dont l'œuvre s'intéresse à la place des humains dans leur milieu vivant. "Ce simple exercice entend susciter une transformation profonde, un changement radical, en vous encourageant à participer consciemment aux processus naturels", dit sa page web."C'est exaltant, revigorant, fortifiant, poursuit-elle en personne. C'est une très bonne façon de développer du courage."
Une fois sorti de l'eau, le groupe se rhabille sans hâte, comme ces réfugiés ex-soviétiques de Brighton Beach qui fument une cigarette en maillot de bain après leur célèbre baignade du nouvel an sous les regards stupéfaits des promeneur·ses. Les endorphines.
"Vous êtes comme anesthésié", explique Paula DiGioia, une graphiste vêtue d'un mince peignoir de bain couleur corail, cheveux au vent. Elle raconte qu'elle est venue d'abord en spectatrice, par curiosité. Les gens lui ont semblé si "joyeux et vivants" après la baignade qu'elle a décidé de revenir la semaine suivante pour essayer. "Ma première immersion a été brève, je suis ressortie tout de suite. Maintenant, je tente de rester dans l'eau plus longtemps, d'être présente, de sentir mon corps, de ne pas contracter mes épaules."
C'est euphorisant, sans compter le sentiment d'appartenance à une communauté.
Paula trouve que cette expérience a changé son rapport à l'hiver, dont elle profite mieux : "Je suis moins dissuadée par le froid et je passe plus de temps à l'extérieur. Je me promène au parc, je fais du vélo." Sasha Dobson, une chanteuse de jazz en bonnet de bain rose fluo qui a rejoint le groupe il y a un mois, est aussi une frileuse qui se soigne. "J'adore l'océan mais je déteste le froid ! J'ai grandi en Californie, ma saison préférée est l'été. J'ai toujours peur de tomber malade, de perdre ma voix. Tous les dimanches, j'essaie de me dissuader de venir, et tous les dimanches, je surmonte mes peurs. C'est euphorisant, sans compter le sentiment d'appartenance à une communauté."
Thermos de chocolat et roulés chauds
Erika Barrett a plongé pour la première fois aujourd'hui, corps et tête. Voilà plusieurs dimanches que cette jeune musicienne expérimentale à la voix douce passait "juste pour dire bonjour", mais elle ne se sentait pas prête, elle qui surfe pourtant toute l'année, y compris sous la pluie : affronter l'océan glacial sans son "cocon" en néoprène est une autre histoire, explique-t-elle. Erika est arrivée sur la plage bien emmitouflée, après un long bain chaud (elle habite à deux pas).
Avant la ruée vers l'eau, elle a fait un exercice de respiration rythmique pour "élever son niveau d'oxygène". À sa grande surprise, elle n'a pas vécu le choc anticipé. "Je suis ressortie de l'eau en marchant, sans me presser. Je n'ai pas eu froid. Au contraire, je me sens électrisée." Elle aime qu'il s'agisse d'une pratique collective, ce que le surf n'est pas toujours.
Après l'effervescence sociale de l'été, les mois d'hiver sont longs et difficiles pour les résident·es de ce quartier isolé, pandémie ou pas. Sur la plage, dans la lumière dorée, un thermos de chocolat chaud passe de main en main. Une voisine apporte des roulés à la cannelle à peine sortis du four. Quelqu'un allume un feu où l'on se réchauffe les mains et les pieds. Les joues sont roses, les cerveaux baignent encore dans les endorphines. Riitta Ikonen prend des photos.
Bientôt, ces images rejoindront celles qu'elle reçoit tous les dimanches de ses correspondant·es d'outre-mer : Massachusetts, Canada, Irlande, Norvège… La grande famille intrépide des nageur·ses d'hiver est connectée sur Instagram, où ses exploits photogéniques récoltent d'innombrables likes (notamment sous le hashstag #thestoics, c'est-à-dire "les stoïques"). De quoi se rincer l'œil en attendant – un jour, peut-être – de se jeter dans l'eau froide.
(*) outdoorswimmingsociety.com et facebook.com/OutdoorSwimmingSociety