Des effluves de viande grillée et un beat à faire danser les morts. En fermant les yeux, on pourrait se croire en Afrique du Sud. Bienvenue à Sarcelles. Sur la façade noir design de la gargote, des lettres de néon jaune annoncent le point de départ – et d’arrivée – de ce voyage. "Grillades africaines."

On est vendredi, jour de marché, jour de prière à la mosquée, jour de tiercé. Derrière le comptoir du tabac-PMU, deux jeunes femmes servent des cafés à la chaîne. Point de rencontre des médiateurs, des parieurs et de quelques femmes lestées de courses, ce café est un bon indicateur du climat local. Tempéré. Une rue et un immeuble séparent l’église et la mosquée. Il faut marcher quinze minutes de la gare du RER D pour rallier les galeries commerciales des Flanades, centre de la ville.

Dans cet environnement piteux, des commerces vendent absolument tout : des oranges, des bongos, des perruques, du curry, des balais, des bougies, des robes à paillettes. Sarcelles, ville-monde où cohabitent, plutôt pacifiquement, 60 000 personnes originaires du monde entier, toutes religions confondues.

Les émeutes de 2023, suite à la mort de Nahel tué par un policier à Nanterre, ont causé des dégâts plus limités qu’ailleurs : à part une tentative d’incendie du commissariat, aucun bâtiment public n’a été attaqué. Les heures très sombres de la ville remontent à 2014. Des émeutes antisémites, qui ont provoqué le départ vers Israël d’un tiers des 18 000 mille Sarcellois·es de confession juive.

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L'exception sarcelloise

Sandra Mehl / Marie Claire

L’attentat du Hamas, le 7 octobre 2023, et la recrudescence d’actes antisémites en France ont cependant tout changé dans la communauté juive. Pourtant, la ville ne déplore qu’"un tag antisémite dans une cage d’escalier", assure le maire PS Patrick Haddad, enfant de Sarcelles élu en 2018. "Et des injures", complète Thierry Clovis, chef de la police municipale.

Ne pas importer le conflit est une volonté politique martelée par l’édile et ses adjoints. Dans Nos racines fraternelles, son livre publié en septembre 2023, Patrick Haddad livre sa vision d’un champ des possibles fraternels. "Notre rôle est de prouver que des gens de confessions différentes peuvent vivre les uns avec les autres, dans le respect des lois de la République. Proclamer le 'vivre ensemble' dans une société en voie d’extrême polarisation semble un rien utopique."

"Parfois, je me dis que ce type est dingue, confie une personne souhaitant garder l’anonymat. Il croit vraiment à ce qu’il dit, à la fraternité, au dialogue. Depuis qu’il est là, les tensions ont diminué." Pour prendre la mesure de "l’exception sarcelloise", on a rencontré beaucoup de monde. Des agents municipaux, des responsables d’associations, mais surtout des habitant·es. Des juif·ves et des musulman·es, des chrétien·nes et des évangélistes, des Blanc·hes, des Beiges, des Noir·es. Une mosaïque de personnalités qui nous ont répété comme un refrain : "Le 'vivre ensemble' ? Ce n’est pas un sujet. On vit ensemble, c’est tout."

L’attentat du 7 octobre et le conflit au Proche-Orient ont-ils fragilisé l’équilibre précaire de cette ville où plus d’un tiers des habitant·es vit avec moins de 1 128 euros par mois ? Au stade Nelson Mandela, le soleil est de sortie. Le conflit s’invite dans la discussion avec Henrique, Lina, Noah et Anissa, mais seulement parce que l’on pose la question. "Y a plus de tensions qu’avant", estime Henrique, 18 ans, en première année de fac. "Pas du tout !" rétorque Lina, lycéenne de 17 ans. Henrique : "Au lycée, on s’autocensurait, c’était mal vu de dire ce qu’on pense réellement." "C’est pas un sujet", lâche Lina, vaguement blasée, en rajustant son foulard. "On peut être juif sans être concerné par Israël, tient à dire Noah, aussi à l’université. Ce qui me choque, c’est les victimes israéliennes dont on dit les noms alors que les Palestiniens sont des chiffres."

On se balance des blagues sexistes, racistes, antisémites, tout y passe.

Tous les trois sont les stagiaires d’Anissa Zermani, coach sportive de 24 ans à l’AAS Sarcelles, club de foot de niveau national. Ongles vernis et rire facile, elle entraîne des joueuses. Ces quatre-là passent leur temps à se vanner. "On se balance des blagues sexistes, racistes, antisémites, tout y passe, les Blancs, les Noirs, les femmes, les Juifs, les Arabes", rit Anissa. Anissa est chrétienne d’Orient, Noah est juif, Lina, musulmane, Henrique, catholique. Quatre versions de Sarcelles, Babel sur Polaroïd. Transpirer ensemble crée des liens. 

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Sarcelles toujours vue comme un "ghetto" ?

Sandra Mehl / Marie Claire

Dans une allée de la cité des Lochères, un garçon à vélo fait du "wheeling" (roue arrière) devant nous. Vêtements noirs, capuche, gants, masque ne dévoilant que les yeux, des yeux noirs, pétillants d’intelligence. Un graffiti comme une stèle nous arrête. "Justice pour Ibo." Le garçon s’approche. "Ibo, tout le monde l’aimait, c’était un mec trop cool, droit, droit dans la religion, il allait même se marier." Et de continuer d’une voix plate : "Ibo, 6 octobre 2019 ; Monzomba, 04-06-2023." Ibrahima Bah, 22 ans et Monzomba Diarra, 28 ans, deux jeunes de Sarcelles tués lors d’interactions avec la police nationale. Des faits qui résonnent comme des questions.

À 18 ans, en terminale carrosserie, il anticipe les réactions quand il va chercher un stage : "Ouah ! Sarcelles, le ghetto." Le conflit au Proche-Orient, il le traduit en injustice, une de plus : "Dans le quartier juif, si une grand-mère se fait arracher son sac, la police la protège. Ici, ma grand-mère, y a personne pour la protéger. Au fait, comment vous allez m’appeler ?". "Le garçon au vélo." Ça lui va.

Quinze minutes à pied plus loin, l’avenue Paul- Valéry traverse la "Petite Jérusalem", le quartier juif de Sarcelles. Une importante communauté séfarade originaire de Tunisie et du Maroc y est installée depuis le début des années 60, près de la synagogue. La ville accueille le siège départemental des institutions loubavitch, mais aussi une crèche et une école confessionnelles, deux synagogues, un centre d’études et un bain rituel.

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L'immeuble des mixités

Sandra Mehl / Marie Claire

Devant le restaurant Inoun, une voiture de police estampillée Vigipirate veille. En face, le minuscule restaurant de Sergioh est bondé. À la caisse, une dame nous dit : "J’ai mal à ma France. La haine, elle est importée par les réseaux sociaux."

Deux numéros plus loin, chez Natanya, où tout est casher et fait maison, ça tchatche à fond. "Je prends mon café tous les matins avec mes copains arabes", sourit Avener. Line Kleinebreil, ex-prof et médecin, vit dans le quartier depuis des décennies. Elle précise : "Je ne suis pas juive. Avant, tout le monde prenait l’ascenseur le jour du shabbat, les enfants allaient dans les mêmes écoles. L’intégrisme religieux a progressé, la création d’établissements confessionnels, à la fin des années 90, empêche la mixité. "Sophie, l’une de ses voisines, "Française, pas Israélienne, croyante, pas religieuse", prend l’ascenseur le samedi. La conversation coule sans heurts.

Soudain, la texture de l’air se fige. Une jeune femme voilée est entrée pour acheter un sandwich. Même le comptoir est sur le qui-vive. En face, près du Franprix, dans l’immeuble de Déborah Israël, religions et cultures se croisent sans conflit. Avant le 7 octobre, les filles de cette pratiquante orthodoxe, élue au conseil municipal, rentraient seules de l’école. Elles sont scolarisées à 200m, dans l’école confessionnelle Ozar Hatorah, protégée par deux militaires.

Désormais, leur mère va les chercher tous les jours. La peur est là. Stricte observante religieuse – perruque, bras et genoux couverts –, Déborah nous a conviées chez elle, avec des voisin·es. Un père et son fils guadeloupéens qui viennent allumer ou éteindre les appareils électriques le samedi, et une Indienne chrétienne de 84 ans en sari, dont les yeux bleus connaissent l’exil. Elle est accompagnée de son petit-fils, Gérald, 26 ans. Né à Sarcelles, il s’est converti à l’islam récemment. Ça doit être ça, l’exception sarcelloise.

"Mon père était rabbin, c’était un érudit, justifie Déborah Israël. Il recevait tout le monde, peu importe la religion, le niveau socio-économique, la couleur politique. Il avait engagé une femme musulmane pour travailler à la synagogue." C’est Fatima Alali, cheffe de cabinet du maire, qui nous a présenté Déborah. "Je suis née à Alep. Un jour, Déborah m’a invitée à un dîner de shabbat. Son mari, aussi religieux qu’elle, a chanté pour moi l’appel à la prière et une chanson du chanteur syrien George Wassouf. Celle que me chantait mon père." Elle a questionné Déborah sur les limites de leur amitié : "Que nos enfants ne se marient pas."

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"Salam Shalom Salut"

Sandra Mehl / Marie Claire

Lors de la campagne pour les élections municipales en 2018, quelqu’un a dessiné une croix gammée sur le visage de la candidate Déborah Israël, affiché sur les panneaux électoraux. L’antisémitisme et le racisme infusent à Sarcelles comme partout en France et en Europe.

La ville a mis en place un plan de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations, en partenariat avec la Licra, SOS Racisme et son plan "Salam Shalom Salut", l’Union des Étudiants Juifs de France. Un combat nécessaire. Car pourquoi Sarcelles échapperait-elle à un cancer qui ronge le pays ? Au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2022, Marine Le Pen a fait ici un score de 32,13 % des voix. Et au premier tour, Éric Zemmour en comptabilisait 11,55 % dans les bureaux de vote de la ville où la communauté juive est majoritaire. "L’altérité, ça s’apprend", nous disait quelqu’un.

Chez Naïma Mahyaoui, Française née au Maroc, le baromètre remonte. Elle vit "au village", le Sarcelles d’avant, demeures bourgeoises, église à l’ancienne et boucherie franco-musulmane. Naïma était gouvernante au camping de Boulogne-Billancourt. Elle a tellement porté de sacs de linge qu’elle souffre du syndrome du canal carpien. Mal aux mains. Après avoir vécu à Paris, puis dans le grand ensemble, cette femme solaire a acheté un appartement avec son mari dans une résidence de bon standing.

Le lieu est à son image, une respiration. Naïma est une voyageuse. Un jour, sur un coup de tête, elle est partie en Israël. "Je voulais prier au mur des Lamentations. Je n’ai pas caché au garde que j’étais musulmane. On a parlé, il m’a laissée entrer, j’ai prié."

Sa voisine Séverine nous rejoint. Photographe à la maternité, elle passe ses journées à immortaliser des familles de toutes confessions. Les deux femmes se disent des mots en arabe, discutent, se marrent, c’est beau à regarder. "Je suis juive tunisienne pratiquante, j’ai été élevée avec des Arabes, dit cette mère de trois enfants. Tous les samedis, on met le couscous sur la table." Naïma et Séverine se serrent dans les bras. Elles se disent "je t’aime" en guise d’au revoir.

Ce reportage a été initialement publié dans le magazine Marie Claire numéro 857, daté mars 2024.

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