En se retirant de la baie de Torryburn, la mer du Nord cède la place à une longue plage de vase noire. Le ciel bas et gris miroite dans les mares. Depuis plus de trois siècles, à chaque marée basse, une sombre pierre rectangulaire apparaît au milieu des algues et des roches. Il s'agit de la sépulture de Lilias Adie, enterrée en 1704.

Les procès-verbaux de la paroisse du village permettent de retracer minutieusement le terrible destin de cette femme d'une soixantaine d'années. Accusée de sorcellerie par une voisine, elle fut jetée en prison, et interrogée sous la torture... Dans ses aveux, la pauvresse déclare avoir rencontré le diable dans un champ de maïs au coucher du soleil. Il avait "les pieds fendus comme les sabots d'une vache". Son ombre la visitait et elle s'accouplait avec lui.

1/4

La tombe de Lilias Adie

Anaïs BOILEAU pour Marie Claire

Lilias Adie mourut avant son procès, qui l'aurait selon toute probabilité conduite au bûcher. Ses congénères, effrayés que cette âme damnée parvienne à s'extirper de son cercueil, posèrent cette dalle d'une demi-tonne sur celui-ci. En cette fin de journée automnale et pluvieuse de 2023, trois étudiants français, en année Erasmus, arpentent le rivage à sa recherche. Lilias Adie est devenue une attraction locale.

Du XVIe au XVIIIe siècle, dans une Europe qui croyait en l'existence du diable et se livrait à la chasse aux sorcières, l'Écosse se distingua par son zèle. En vertu du Scottish Witchcraft Act – la législation qui punissait de la peine de mort la pratique de la sorcellerie –, au moins 3 837 personnes y ont été jugées pour ce crime, soit plus de quatre fois la moyenne européenne. L'immense majorité – 84 % – était des femmes. Les deux tiers des condamné·es ont été tué·es, généralement par étranglement avant d'être brûlé·es, selon les estimations établies à partir des archives disponibles.

Sur la photo : pour ne pas que s’échappe l’âme de Lilias Adie, sorcière suppliciée en 1704 à Torryburn, cette dalle a été posée sur son cercueil. Elle apparaît à chaque marée basse, quand la mer du Nord se retire.

2/4

DES EXCUSES NATIONALES

Anaïs BOILEAU pour Marie Claire

Longtemps cantonnées au folklore et aux légendes, ces victimes font l'objet d'un travail de réhabilitation de plus en plus vaste en Écosse. À la croisée de la recherche historique, du devoir de mémoire et de l'engagement féministe, les initiatives en tout genre bourgeonnent. Des expositions, des livres, des conférences sont consacrés à ces persécutions ; des rues portent le nom des condamnées, des fresques leur redonnent une visibilité, etc... Les sorcières ont même gagné le Parlement, à Édimbourg, passant ainsi de sujet historique à sujet de société.

Cette reconnaissance doit beaucoup à Claire Mitchell, avocate à la Cour d'appel d'Écosse, et Zoe Venditozzi, professeure d'anglais dans un collège de Dundee. Elles sont à l'initiative d'une campagne pour obtenir une grâce de la justice, des excuses nationales ainsi que l'érection d'un monument officiel en leur mémoire. La pétition qu'elles ont initiée a débouché sur un projet de loi d'amnistie posthume. L'année dernière, la Première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, a ainsi demandé pardon aux victimes de "cette injustice historique effarante". L'Église d'Écosse a fait acte de contrition dans la foulée en reconnaissant sa responsabilité. "Par mon métier, je suis sensible aux erreurs judiciaires, explique Claire Mitchell. Celle que subirent ces personnes est considérable et je milite pour qu'elle soit connue."

Zoe Venditozzi, elle, a longtemps ignoré l'ampleur de ce fait historique : "Pourtant, j'ai grandi dans la région de Fife, les persécutions y ont été terribles. Durant mes études, on m'a enseigné l'Entente cordiale et Marie Stuart, mais rien sur ces femmes."

Elles n'existaient pas dans l'histoire officielle, longtemps écrite par des hommes. Pour les remettre sur le devant de la scène historique, les deux complices leur consacrent aussi un podcast. Alors qu'elles s'attendaient à un succès d'estime, elles s'apprêtent à enregistrer la 70ème émission. Zoe Venditozzi en parle aussi à ses élèves. Il s'agit d'un enjeu de mémoire collective : "Nous avons probablement tous un ancêtre qui a pris part aux accusations ou a été accusé."

Aux débuts de l'Écosse moderne, la population est imprégnée de ce système de croyances. Y compris le roi Jacques VI : il vit la main du diable derrière la tempête qui s'abattit sur son navire ramenant sa nouvelle épouse, Anne de Danemark. Une centaine de suspectes et quelques suspects furent arrêté·es et un procès pour sorcellerie eut lieu de 1590 à 1591.

Privation de sommeil, pieds broyés, ongles arrachés, aiguilles enfoncées dans la langue... On tortura beaucoup pour obtenir des aveux. On chercha "la marque du diable" sur les corps avec une pique – l'absence de douleur ou de sang constituait une preuve. Sans surprise, les accusées confessèrent beaucoup : des rencontres nocturnes avec le prince des démons dans une église, un sabbat où 200 sorcières se réunirent, des charmes pour faire couler le navire royal...

Ces femmes accusées de sorcellerie étaient comme nous, elles auraient pu être nos voisines, nous aurions pu être l'une d'elles.

Sur la photo : Zoe Venditozzi, professeure d’anglais à Dundee, et Claire Mitchell, avocate à la Cour d’appel d’Écosse, dans le cimetière de Dundee.

3/4

VINGT-SIX JOURS DEBOUT SUR UN TABOURET

Anaïs BOILEAU pour Marie Claire

À quelques miles d'Édimbourg, dans la petite ville de Livingston, les habitant·es baladent leur chien dans le parc Gala. Une portion surélevée a été laissée en friche. Les condamnées étaient brûlées à cet endroit. Est-ce parce qu'une mémoire inconsciente s'est transmise siècle après siècle qu'aucune maison n'a été construite sur ce terrain en plein centre-ville ? Un projet baptisé Chasse aux sorcières de Caldera sorti de l'oubli cette histoire locale. "Il n'est aucunement question d'exposer notre point de vue mais d'informations qui proviennent de sources historiques", souligne Susan Gillanders, l'une des initiatrices de la démarche. Titulaire d'un doctorat d'histoire sur l'Écosse en 1650, elle sait lire les documents rédigés en langue scots.

En 1643, Hew Kennedie, le nouveau pasteur âgé de 22 ans, se lança dans une traque parmi ses fidèles. Les accusées étaient enfermées dans la sacristie avant leur procès. Aujourd'hui, les habitant·es qui vont à l'office ne peuvent plus ignorer la sinistre histoire de leur lieu de culte. Une exposition dans la sacristie est consacrée à l'une de ces malheureuses, Margaret Thomsone, mariée et mère d'un enfant. Vingt-six jours durant, la prisonnière dut rester debout sur un tabouret. Des gardes la surveillaient pour l'empêcher de dormir et la frappaient quand elle tombait.

Dans le chœur, des panneaux expliquent les persécutions sous forme d'une bande dessinée. Les enseignant·es y emmènent leurs élèves. "Nous privilégions une approche empathique. Certaines fréquentaient sans doute cette église et croyaient certainement au diable, elles devaient être terrorisées, précise Mairi Harkness, sage-femme, engagée dans le projet. Il s'agit de faire comprendre qu'elles étaient comme nous, elles auraient pu être nos voisines, nous aurions pu être l'une d'elles."

Sur la photo : à Dunning, le Maggie Wall Monument, en mémoire d’une femme qui aurait été brûlée comme sorcière au xviie siècle selon la croyance populaire.

4/4

Brûlées parce que femmes ?

Anaïs BOILEAU pour Marie Claire

Contrairement aux représentations populaires, les pourchassées n'étaient généralement pas des guérisseuses ou des sages-femmes. La majorité avait plus de 40 ans, ce qui était déjà âgé étant donné l'espérance de vie alors limitée, et était souvent mariée. Les accusations étaient la plupart du temps l'aboutissement de querelles et de commérages. "Nous avons beaucoup de témoignages de sorts jetés contre des vaches, des enfants, des bébés...", détaille Julian Goodare, professeur d'histoire émérite à l'université d'Édimbourg.

Pourquoi étaient-ce essentiellement des femmes qu'on accusait ? "Effectivement, le genre importe, sinon nous retrouverions 50 % de femmes et 50 % d'hommes lors des procès, souligne cet historien. Que pouvait-on craindre d'un homme en colère ? Un assaut physique. Mais d'une femme ? On ne redoutait pas sa force, restait la pratique de la magie. La représentation de la colère vengeresse fait partie du stéréotype féminin."

L'historien, 66 ans, qui a mis en ligne une base de données accessible sur les chasses aux sorcières en Écosse, se réjouit que le public s'intéresse à cette période : "Cela s'explique certainement par l'intérêt croissant pour les préjudices causés aux femmes de façon plus vaste."

Passionnée par le sort de ces femmes, Judith Langlands-Scott organise rencontres et conférences. "C'est toujours complet", se réjouit-elle. Pour cette historienne, "ces femmes ordinaires ont été érigées au rang de premières féministes, mais la réalité est plus intéressante que le mythe." Depuis plus de dix ans, elle plonge dans les archives locales de Forfar, où elle habite. Au moins 52 femmes furent accusées dans cette petite ville en 1661-1662, années où les persécutions furent intenses.

À cette époque, l'Église presbytérienne veut façonner une société régie par les lois religieuses. Les classes éduquées croient que l'année 1666 – le chiffre 666, cité dans la Bible, fait l'objet de superstitions – qui approche sera celle de la fin du monde. "Les dénonciations de personnes aux comportements jugés déviants – boire, danser la nuit dans les cimetières... – étaient encouragées. Cette idée qu'une personne est suspecte parce que son comportement diffère du nôtre perdure. Par le passé, elle a conduit à de terribles erreurs judiciaires, gardons en tête qu'elle peut toujours être dangereuse."

Judith Langlands-Scott vient de se faire tatouer sur le bras le visage d'une jeune femme entouré d'une longue chevelure qui ondule. C'est ainsi qu'elle se représente Girzell Simpson, qui fut précipitée du haut de la prison de Forfar, une corde autour du cou, en 1661. Un tatouage pour ne jamais oublier ce que l'histoire a à nous apprendre.

Sur la photo : À Édimbourg, c’est près du château que les bûchers étaient installés.

Cet article est réservé aux abonnées
Inclus dans votre abonnement :
  • Votre magazine en version numérique en avant-première (+ les anciens numéros)
  • Tous les contenus du site en illimité
  • Une lecture zen avec publicité réduite
  • La newsletter spéciale abonnées qui vous fera part : 
  • Des jeux-concours exclusifs
  • De nos codes promos exclusifs
  • Des invitations aux événements Marie Claire

 VOTRE PACK BEAUTÉ & BIEN-ÊTRE 

 

  • 10 € de réduction sur la Box Beauté Marie Claire du moment
  • 3 mois gratuits sur  Le Tigre : Yoga, pilates, relaxation ... sans modération !

La Newsletter Époque

Phénomènes de société, reportages, people et actualités... l'air du temps décrypté.