Elle décrit un bois, un lac, un ruisseau qui coule entre deux rangées d'arbres en fleurs. "Là ! Un peu plus loin, après les vestiges des chambres à gaz", précise Ginette Kolinka, l'air concentré, les yeux fermés, comme si elle nous indiquait le chemin. Même si elle a enduré et survécu à Birkenau à chaque saison, "non, il ne faut pas s'y rendre au printemps !", répète-t-elle à Marie Claire. Ce serait bien "trop beau" pour se figurer l'enfer.

Avocates, collégiennes, influenceuses...

Toujours écouter Ginette. Nous voyageons le 4 février 2024, auprès de plus de 180 femmes de "différentes confessions, générations et origines culturelles", de "tous horizons sociaux et géographiques", observe avec émotion Arielle Schwab, membre du conseil d'administration de Langage de Femmes, l'association qui organise - entre de multiples autres actions contre le racisme et l'antisémitisme - ce voyage de la mémoire au féminin chaque hiver*.

Autour d'elle, dans cet avion dédié au groupe - qui a décollé si tôt qu'il atterrit avant le réveil du soleil -, elles sont avocates, attachées de presse, collégiennes, ancienne ministre ou influenceuse, fondatrices d'associations, enseignantes ou petites-filles de déportés. Certaines se sont inscrites en binôme mère-fille, aussi convaincues de la richesse de commémorer entre femmes d'univers pluriels que persuadées de leur besoin d'une épaule familière. Maïmouna par exemple, présidente de l'association Entre femmes à Sevran (Seine-Saint-Denis), voyage avec sa fille Maryama, élève de cinquième, et d'autres adolescentes engagées à ses côtés. 

À bord, Candy Srour, présidente de Langage de Femmes, s'empare du téléphone du chef de cabine pour qualifier cette journée que les passagères s'apprêtent à vivre : "très particulière", "émouvante", "mais indispensable".

À l'arrivée, devant "la Judenrampe", cette portion de voie ferrée où les convois s'arrêtaient et le tri s'effectuait, elle leur adresse d'autres mots inquiets. "Les historiens le disent : la connaissance de la Shoah et de l’antisémitisme n'a jamais été aussi répandue, et pourtant... Et pourtant... Il faut raconter, il faut éduquer. Ce voyage est un combat. Vous êtes chacune d’entre vous le relais nécessaire", nous missionne-t-elle, alors que les derniers témoins s'éteignent un à un, inéluctablement. "Ne pensez pas que venir ici aujourd’hui est suffisant. Aujourd’hui, c'est une petite pierre à l’édifice, mais l'édifice est à construire toutes ensemble. On compte sur vous."

"Les femmes avaient moins de chance de survie"

Une minute de silence est ensuite observée, toujours devant cette "rampe", où seuls 10% des visiteurs d'Auschwitz-Birkenau se rendent, alors que "l'extermination s'est principalement passée ici", rappelle la guide dans nos casques.

La délégation longe ensuite un wagon à bestiaux, installé au début des années 2000 - seulement - à la demande de Beate et Serge Klarsfeld, pour que les rares passants réalisent qu'il transportait chaque fois entre 60 et 90 personnes jusqu'à Pitchipoï, comment disaient en yiddish les Ashkénazes, à l'époque, pour désigner cette destination inconnue, effrayante.

D'une marche silencieuse mais solidaire, le groupe avance vers l'entrée de Birkenau, où était parquée la majorité des femmes qui n'étaient pas tuées à leur arrivée au plus grand complexe concentrationnaire du Troisième Reich. "Moins considérées comme aptes au travail que les hommes, elles étaient moins nombreuses à entrer dans les camps. Dès le début, elles avaient moins de chance de survie. Accompagnées de leurs enfants, certaines étaient tout de suite condamnées à mort", expliquera au cours de la visite Magdalena Czapla, "bouleversée" pour cette raison de guider un collectif de femmes.

Celui-ci passe, stupéfait, devant des maisons de bois ou de briques, aux jardins parfaitement entretenus, verts vifs, mais aussi roses ou jaunes stabilo, selon la couleur du toboggan installé. Dans nos oreilles, la guide polonaise ne commente plus. Elle vit aussi tout près - pas aussi près - et sait bien que l'image choque ou met mal à l'aise ses groupes. En France, La Zone d'intérêt est en salle depuis quatre jours. 

 
Dans l'antre de l'horreur, plusieurs images marquent les visiteuses. Elles en parleront après. Les baraquements initialement prévus comme écuries pour 51 chevaux dans lesquels étaient entassés plus de 400 déportés. Les barbelés qui marquent la limite entre la vie et l'usine à mort. Le dessin retrouvé** de bonhommes derrière ces barbelés, justement, si symboliques, donc reconnaissables en deux traits enfantins au crayon à papier ; ou celui d'un bouquet de fleurs, au-dessus duquel "pour maman" est écrit en français. Geste tendre d'un bambin découvert sur un baraquement qui raconte 1,5 million d’enfants juifs assassinés pendant la Shoah.
 
Et cette phrase de l'écrivain israélien David Grossman - "L'homme ne pourra jamais affronter pleinement cette réalité" - lue juste après avoir parcouru une dizaine de pages sur les centaines de milliers qui constituent le vertigineux répertoire des personnes qui furent ici déportées. La pile de lunettes rondes cassées. La montagne de souliers de toutes les tailles. Celle de mèches de cheveux ; une tonne 8. La longue marche taciturne et glaciale. La pluie qui frappe la plaque commémorative, devant laquelle les femmes, jusqu'alors divisées en sous-groupes, se sont réunies.
 
"Que ce lieu où les nazis ont assassiné un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants, en majorité des Juifs de divers pays d’Europe soit à jamais pour l’humanité un cri de désespoir et un avertissement", lisent-elles entre les lourdes gouttes qui tombent comme des larmes.
"Nous sommes profondément remuées ici, à la fois par ce qu'on comprend mieux, par ce qu'on ressent, ce qu'on imagine, et qu'on partage, ensemble. (...) Comme beaucoup d'entre vous, c'est la première fois que je viens à Auschwitz. Ça fait des décennies que je souhaitais faire ce voyage, mais je crois que j'avais besoin de ces porteuses d'espoir, juives, chrétiennes, musulmanes ou athées", confie Muriel Pénicaud, qui cite alors cette devise de Langage de femmes, "Seules, invisibles, ensembles, invincibles".
"J'ai lu Le Journal d'Anne Frank à 13 ans, cet âge où elle l'a écrit. Ce fut un bouleversement total, poursuit l'ex-ministre. Tout à coup, tout l'impossible me parvenait. Il va falloir être fortes, pour Anne Frank, Simone Veil, Ginette Kolinka et toutes les autres. Pour témoigner bientôt sans témoin."
 

Une "sororité" entre participantes "connectées"

Caroline Darian, fondatrice de l'association M'endors pas - Stop à la Soumission Chimique, fut, elle, marquée par Une vie de Simone Veil. Elle n'a cessé de penser à son autobiographie durant cette visite "qui [lui] a fait comprendre la logique d'extermination effroyable de ses tortionnaires". "Il faut qu'on continue de parler de ce pan dramatique de l'Histoire pour éviter que ça puisse se reproduire d’une façon ou d’une autre", lâche celle qui inclue dans son "on" ces femmes "connectées les unes aux autres, issues de milieux très différents, mais aux valeurs communes". 
Rachel-Flore Pardo, petite-fille de survivantes de Birkenau, commémore elle aussi sur place pour la première fois. "La montée de l'antisémitisme en France m'y a poussée, elle m'a fait dire que c'était le 'bon' moment." Jacqueline, la grand-mère de cette avocate et activiste féministe, a été déportée lorsqu'elle avait 17 ans. Elle s'est éteinte quand Rachel-Flore, qui porte le prénom d'une autre aïeule rescapée, en avait 5. "Maintenant que j'ai vu où elle fut internée, il y a toutes ces questions qui restent... Comment a-t-elle survécu au froid ? Aux travaux forcés ? Aux maladies ? Qu'est-ce qu'ils lui ont fait ?"
À l'aéroport de Cracovie, lorsqu'elle rembobine sa journée, elle semble à la fois préoccupée et enveloppée. "Il y a eu tout de suite, comme souvent quand on se retrouve entre femmes, un lien qui s'est créé facilement, repense-t-elle. On s'ouvre les unes aux autres, on se livre peut-être plus facilement." Shani Benoualid, co-fondatrice de l'association de lutte contre la haine en ligne #Jesuislà, abonde : "Il y avait une vraie sororité, une émotion commune, partagée. On s'est pris dans les bras, on s'est tenu la main très fort à plein de moments, alors qu'on ne se connaissait pas."
La trentenaire ressort de ce 4 février comme "différente" de celle qu'elle était lorsqu'elle l'a débuté, "avec un sentiment de responsabilité très lourd", celui d'avoir un rôle dans "la transmission de ce qu'[elle] a vu de [ses] propres yeux". Comme Rachel-Flore, Shani a ressenti une "nécessité" de s'envoler vers ce devoir de mémoire après les massacres du 7 octobre en Israël et la flambée des actes antisémites en France.
 
"Pour beaucoup de personnes d'origine juive héritières de la mémoire de la Shoah, les pogroms du 7 octobre 2023 ont réveillé les traumatismes familiaux", partage Arielle Schwab. "Permettre encontre la rencontre, le dialogue, là où, les unes comme les autres, nous aurions pu avoir nous inquiéter, nous crisper, nou replier...", voilà ce qui "apaise [sa] douleur". Les questions familiales restent ouvertes, les plaies intimes se referment.
 
 
*En 2025, le voyage annuel à Auschwitz de l'association Langage de Femmes, soutenu par le Mémorial de la Shoah, se déroulera le 9 mars.

**L’artiste Michal Rovner a redonné vie, ligne par ligne, aux dessins réalisés par des enfants juifs durant la Seconde Guerre mondiale.
 
Quelques autres récentes et précieuses ressources pour devenir "les témoins des témoins" : 
- Le podcast Générations d'Après de Leah Boukobza (Spotify, Deezer, AppleMusic)
- Le recueil de récits Les Filles de Birkenau de David Teboul (éditions Les Arènes, 2025)
- Les cinq courts-métrages documentaires Les Immortels du tandem Nakache-Toledano pour le Mémorial de la Shoah (bientôt sur la chaîne YouTube du Mémorial de la Shoah)
- L'autobiographie Itinérances : parcours d'historienne d'Annette Wieviorka (éditions Albin Michel, collection Histoire, 2025)
- La série-documentaire Les derniers par Sophie Nahum (plus de 200 vidéos disponible sur LesDerniers.org)