À Montreuil, pas loin de la zone industrielle Mozinor et de son curieux édifice années 60, vient de s’installer La Réserve des arts. Depuis 2008, année de naissance de cette association à but non lucratif, il s’agit de sa quatrième adresse francilienne. C’est d’abord au Palais de Tokyo que Jeanne Granger et Sylvie Bétard, à l’origine de l’organisation, mûrissent leur projet. Le constat de départ ? Les scénographies des expositions ne sont utilisées que sur un laps de temps très court et engendrent des quantités considérables de déchets. Les deux femmes cherchent à valoriser ces matériaux en leur trouvant de nouveaux-elles bénéficiaires. Mais l'une des problématiques qu’elles rencontrent, c’est celle du stockage de ces rebuts. 

En conséquence, dès 2014, la Réserve des arts migre à Pantin. Mais, quatre ans plus tard, l’endroit commence à devenir de plus en plus étroit. Car à cette période, l’association commence à collaborer avec l'industrie de la mode. "En termes de tonnage, les volumes traités ont considérablement augmenté. Il nous a fallu employer plus de monde pour les traiter et disposer d’un endroit plus grand pour les stocker", explique Louise Malé-Mole, en charge de l'identité et du développement de la structure. Alors, en 2019, l’organisation change d’entrepôt pour un espace plus grand, toujours à Pantin. Enfin, en 2025, c’est à Montreuil qu’elle pose ses cartons.

Dans la ville de Seine-Saint-Denis, elle dispose désormais de 5 500 m2, dont 4 500 dévolus à la logistique. L’entrepôt se découpe en trois zones : l’une pour la réception, l’autre pour le tri et la dernière pour la valorisation des matériaux qu'elle reçoit. En plus, un espace de stockage et une boutique sont aussi installés dans les locaux. Un magasin en complément de celui originel, situé dans le XIVe arrondissement de Paris.

Le tout nouvel entrepôt de la Réserve des arts à Montreuil

Il faut dire que l’organisation, au sein de laquelle travaillent dorénavant 29 salarié-e-s à temps plein – iels étaient 11 fin 2019 – ne se contente pas de récupérer les chutes des ateliers de production, les mobiliers des vitrines et les stocks dormants des grandes maisons. Non, ce qu’elle recycle surtout, ce sont des décors de défilés. Les bancs sur lesquels s’asseyent les invité-e-s, les éléments de scénographie, le mobilier présent sur le set, etc. 

Parmi leurs clients ? Les grands groupes de luxe français, partenaires historiques de l’association. Mais aussi la Fédération de la haute couture et de la mode, avec qui la Réserve des arts travaille sur le showroom de jeunes designers Sphère et mène depuis trois ans une expérimentation sur l’intégration et la récupération de matériaux de réemploi lors de l’événement. Ou encore le 19M, regroupement des maisons d’art du groupe Chanel qui compte notamment Lemarié, Lesage et Goossens en son sein.

Pic d'activité pendant la semaine de la mode

Pour l’association, les périodes de Fashion Week représentent un pic d’activité considérable. Concrètement, avant chaque défilé, au moment du montage, les équipes de production de la Réserve des arts visitent le lieu du show. De cette manière, la team peut identifier les gisements – ce qu’elle est susceptible de récupérer – et les accès logistiques pour établir les conditions de collecte. Après le show a lieu le démontage, avant l’acheminement des rebuts jusqu’à Montreuil.

Une fois arrivés dans l’entrepôt de la Réserve des arts, les matériaux sont tous inventoriés avant que ne commence le travail de restandardisation. Une étape cruciale, qui comprend la sécurisation des pièces – les vis, les agrafes et les clous sont ainsi retirés –, le redécoupage, le redimensionnement, le nettoyage

Les éléments de décors atypiques ou identifiables, s’ils comportent un logo, par exemple, sont anonymisés pour des questions de protection intellectuelle et de confidentialité. "Nous ne voulons pas que les gens les achètent pour ce que ces matériaux ont été, mais pour ce qu’ils sont aujourd’hui", précise Louise Malé-Mole.

Dans cette logique, les éléments de scénographie trop reconnaissables sont "stockés pour oubli" pendant 3 à 6 mois, jusqu’à l’effacement de la mémoire collective d’un motif ou d’une couleur singulière. Même procédure dans les boutiques de la Réserve des arts, au sein desquels les objets issus d’un même show sont isolés les uns des autres pour brouiller les pistes.

Matériaux collectés par la Réserve des arts

"Entre nous, nous avons coutume de dire que nous sommes le bureau des tendances passées", confie Louise Malé-Mole dans un sourire. Avec 407 tonnes de matériaux collectées sur quelque 41 défilés en 2023, c’est peu dire que les tendances défilent dans les locaux de la Réserve des arts après chaque semaine de la mode.

Pour réussir à traiter ces éléments, l’association fait appel à des renforts, jusqu’à 15 personnes par saison. Leur fonction ? Iels sont des valoristes, soit des expert-e-s du métal, soudeur-euse-s ou spécialistes textile appelé-e-s pour reconnaître la qualité des matériaux, leur niveau de préciosité, les rendre réemployables et leur attribuer un prix. Un sujet en constant questionnement en fonction de la disponibilité et de la valeur des produits sur le marché du neuf.

D’autant que les objets récupérés sont parfois incongrus, comme ces centaines de chaises odeur boue, que la Réserve des arts a laissé en extérieur pendant des semaines avant de pouvoir les commercialiser.

Une clientèle éclectique

Mais qui, exactement, fréquente les magasins de la Réserve des arts ? Plus d’une soixantaine de corps de métiers, principalement issus de secteurs créatifs et 40 % d'étudiant-e-s. "Pour pouvoir consommer, il faut adhérer à l’association. Le tarif varie selon les profils", explique Louise Malé-Mole. Il est par exemple fixé à 13 euros pour les indépendant-e-s et à 8 euros pour les élèves d'écoles d'art ou d'université. Les institutions, les musées et les grands groupes bénéficient d’offres particulières. In fine, tous-tes ont accès à des matériaux commercialisés à un prix entre 3 et 10 fois moins cher qu’un matériau neuf

Si en Île-de-France, les client-e-s trouveront principalement des articles liés à l’activité mode et artistique, à Marseille, où l’association dispose d’une antenne depuis 2020, il s’agit surtout de décors de cinéma et d’éléments réunis après des événements musicaux. Sans oublier le tapis rouge du Festival de Cannes !

Nous sommes le bureau des tendances passées

Il vient alourdir les 740 tonnes recueillies annuellement par la Réserve des Arts, dont les deux tiers sont effectivement réemployées. La problématique de la réemployabilité, justement, est peut-être celle qui soulève le plus de problématiques. La principale : à qui incombe les frais liés à la collecte des rebuts ? Parce qu’il faut bien avoir en tête que tout jeter à la déchetterie est bien moins onéreux que de se soucier de donner une seconde vie à ces objets.

Un étal de la boutique de la Réserve des arts

"Notre rôle est d'expliquer aux marques que la valorisation pour réemploi engendre des coûts humains et logistiques importants. Ce n’est pas forcément évident de comprendre qu’accorder du soin à de la matière déjà utilisée occasionne des frais", relève Louise Malé-Mole

Pour que les entreprises et les institutions culturelles anticipent la question, la Réserve des arts a déployé une offre de formation et les accompagne dans cette réflexion. L'association fournit aussi un bilan d’opération à l’issue de chacune de ses interventions, afin de mesurer l’impact de son action et de questionner la performance de la circularité.

Parce que le but final de la Réserve des arts, ce qui rend d’ailleurs le projet encore plus atypique, c’est le ralentissement de son activité : "Nous cherchons à réduire les volumes en circulation et à en améliorer la qualité pour accroître le taux de réemployabilité", confirme Louise Malé-Mole. Parmi ses principaux chevaux de bataille, donc, sensibiliser ses interlocuteur-rice-s à l'utilisation de matériaux qui pourront être facilement réutilisés dans le futur. Et figurer dans le projet d'un-e élève d'école d'art ou sur scène avec un-e artiste dans quelques mois. Rien ne se perd, tout se transforme, en somme.