Dans une ruelle d'une cité de terre crue, la médina de Tiznit, une lourde porte séculaire s'ouvre sur une bâtisse empreinte de poésie. À l'entrée, une collection de bijoux et de textiles berbères jouxte des outils traditionnels des "maâlmines" (maîtres-artisans) et une matériauthèque : chaque échantillon mis au point pour un chantier est conservé. Une enfilade de couloirs nous conduit de cours intérieures en espaces de vie et de travail, où circulent l'air et la lumière.
Ce cocon dont les murs protecteurs vous enveloppent de fraîcheur et de douceur est la demeure de l'architecte Salima Naji qui en a fait le laboratoire d'un matériau universel, vivant et esthétique : la terre crue.
L'alternative au béton de Salima Naji
Née à Rabat d'une mère française et d'un père marocain, elle grandit à Kénitra et passe ses vacances entre les vallées présahariennes qui lui révèlent l'africanité profonde de son pays natal, et le Tarn de ses grands-parents, autre territoire du pisé.
Mais c'est un premier voyage au Mali, en 1995, qui lui fait découvrir "des pratiques vivantes de la terre crue" : "J'ai séjourné au pays Dogon, à Gao, Djenné, Ségou, et j'ai réalisé qu'une tradition, même moribonde comme c'était le cas alors pour les casbahs et ksours du Drâa et du Dadès que j'étudiais, peut se réveiller à tout moment. Cela m'a donné un formidable espoir et permis de visualiser ce que nous pouvions faire un peu plus au nord, sur un territoire voisin et frère. On a voulu croire à un abandon, or dans beaucoup de pays africains, l'architecture vernaculaire reste vivace. Je pense notamment à toutes ces mosquées en terre autour de la vallée fertile du Niger. D'ailleurs en 2022, c'est l'architecte burkinabé Francis Kéré qui a obtenu le prix Pritzker [considéré comme le Nobel en architecture, ndlr]. L'intérêt de ces régions du monde est qu'elles ne sont pas encore contaminées par la normalisation et la standardisation du BTP."
Parcourir la région Souss-Massa, qui s'étend du littoral atlantique aux confins algériens, c'est traverser des étendues désertiques peuplées de troupeaux de dromadaires, des champs d'arganiers livrés à des chèvres équilibristes, des palmeraies et des oasis verdoyantes, des villages pittoresques accrochés à la roche, qui font des paysages un rêve cinématographique. Mais derrière l'image de carte postale, il y a la réalité du terrain : la pluie qui se fait désirer parfois sept ans et pousse à l'exode, des oasis asséchées où faute d'entretien des palmiers à dattes, des incendies éclatent l'été, et des villages défigurés par des constructions en béton où l'inconfort le dispute à la laideur.
"Tous les pays du monde décarbonent et nous, nous voulons du béton et encore du béton. C'est plus facile de construire en ciment, n'importe quel idiot peut le faire ; en terre crue, on a besoin de maîtres-maçons qu'il faut payer. Mais si au départ la maison en béton coûte un peu moins cher, une fois ajoutées l'isolation, les finitions, l'insensée climatisation, elle est au final plus onéreuse. Aujourd'hui, on veut des architectures qui durent 60 ans, le temps d'une vie ; les architectures en terre, elles, peuvent durer des siècles si elles ont été bien construites et entretenues. Les méthodes traditionnelles sont le produit de plusieurs siècles d'innovations empiriques pour surmonter, avec des moyens limités, les aléas climatiques ou épidémiologiques. Il faut arrêter de trouver tous les maux à cette architecture millénaire et plutôt regarder comment l'améliorer."
En photo : à Tiznit, la terre étant très argileuse, des perches de bois arment les murs, une technique que Salima Naji veut conserver.
La décolonisation du patrimoine
Diplômée de l'École nationale supérieure d'architecture de Paris-La Villette (ENSAPLV) et titulaire d'une thèse de doctorat en anthropologie, depuis plus de vingt ans, Salima Naji a réhabilité, restauré ou partiellement reconstruit une quarantaine de "ksours" (villages fortifiés), greniers collectifs, mosquées, synagogues, casbahs, souks, dans ces régions du sud très exposées au changement climatique.
Avec des matériaux premiers comme le pisé, la pierre, le bois et les stipes de palmiers, et l'idée que la restauration du patrimoine collectif doit bénéficier au plus grand nombre. "J'essaie de développer des projets frugaux qui privilégient les compétences et les emplois locaux. On mobilise l'intelligence collective pour surmonter les difficultés à venir, sans transposer des solutions toutes faites. Les pays du Sud ne devraient-ils pas voir les errements de ceux du Nord et se retourner sur eux-mêmes ? Éco-construire, c'est saisir une société dans toute sa complexité en tenant compte des facteurs environnementaux, économiques, sociaux et culturels."
En parallèle de ses restaurations, sous l'égide de l'État, elle a ainsi bâti des maternités, des écoles, des coopératives artisanales, des musées, et des centres culturels comme celui d'Aït-Ouabelli, proche de la ville d'Akka dans la province de Tata.
C'est l'association Ajial pour la culture et les arts qui gère ce complexe de soutien scolaire aux enfants démunis, mais aussi lieu de rencontre et de formation pour les femmes des six villages dispersés le long de la N17. "Elles sont épatées par le lieu, explique Abdelkader Boulisfane, directeur du centre. Elles me disent : 'C'est comme ça qu'on devrait faire chez nous plutôt que des briques et du ciment.' Dans le centre, l'isolation est naturelle alors qu'au Maroc, il y a des climatiseurs partout, ici ce serait inutile car les coupures d'électricité sont courantes. Quand je leur montre les vieilles photos de leurs villages avec les maisons en pisé de leurs ancêtres, les habitants me rétorquent : 'C'est pas étanche.' C'est faux. Je connais, je vis dans une maison en terre. Pour les maçons, faire du ciment, c'est faire moderne."
Salima Naji le sait trop bien : "La vingtaine de ces centres construits dans la région de Souss-Massa plaît beaucoup mais personne n'en tire de leçon, les gens sont encore colonisés de l'intérieur. C'est la fameuse opposition de Lyautey, 'médina indigène/ville européenne'. Une opposition qui ne veut pourtant rien dire, le Maroc était un État-nation très structuré, avec une identité forte, les populations des montagnes et du Sahara ont résisté plus de deux décennies. Cette région, même bombardée, n'a pas été colonisée avant 1938. Longtemps disqualifiée par le discours sur la modernité des autorités coloniales, la valeur patrimoniale de notre pays est méconnue des Marocains."
Un des lieux emblématiques de ce patrimoine est le grenier collectif d'Aït Kine, un des derniers encore en activité. Objets de sa thèse, Salima Naji en a répertorié près de trois cents dans l'Atlas, et dès son retour au Maroc, elle en a sauvé une douzaine en utilisant souvent ses fonds propres pour terminer.
En photo : Salima Naji devant le grenier collectif d'Aït Kine, un bâtiment du XVIIIe siècle encore en activité. Les villageois y stockent leurs biens précieux comme les semences.
Bâtir à échelle humaine
Greniers grottes, à flanc de falaises ou perchés sur des éperons rocheux dominant la vallée, ils sont avec les oasis l'incarnation du bien commun, principe inscrit au cœur de son architecture(3) . À Aït Kine, le grenier ("agadir" en amazighe, la langue berbère) bâti en pisé au xviiie siècle, restauré en 2012, protégé par une muraille et son agile gardien Ahmed Boutiran, est au centre du village.
Les 63 familles qui y vivent possèdent une case où elles stockent leurs récoltes, leurs bijoux mais aussi des chartes locales rédigées sur des planchettes de bois ou du papier roulé dans des roseaux.
Sur cette terre arride et rebelle, il est arrivé qu'il ne pleuve pas pendant sept ans. "La source a été tarie, les arbres ont brûlé, l'exode rural s'est aggravé, mais on n'a jamais perdu nos semences. C'est notre bien le plus précieux", raconte Abdellah El Mourabit, 62 ans, agriculteur, qui s'apprête à ouvrir une maison d'hôtes. "Le grenier collectif nous permet de conserver nos biens, de faire des fêtes et d'attirer les touristes, se réjouit Fatima Khayal, présidente de la coopérative féminine. On se sent bien ici, cela agit sur l'équilibre psychique de nos enfants." C'est ce qu'essaie de défendre Salima Naji auprès des autorités : "Rester à échelle humaine".
À Oum El Guerdane, à dix kilomètres de Tata, où elle a construit le Musée de la résistance, c'est la Maison coopérative des artisans qui change la vie des femmes : "Tu apprends ta liberté, s'exclame une des tisserandes. On achète des chèvres, on fait fructifier notre argent. Depuis un an, on utilise de nouvelles techniques grâce à Amina." Amina Agueznay(4), artiste contemporaine, "sœur de cœur" de Salima travaille en cocréation avec ces artisanes à qui elle permet de diversifier leur production.
"Salima m'a introduite dans cette région pour permettre de donner des revenus aux femmes des villages où elle restaurait leurs greniers collectifs. Ce qui nous lie est que nous travaillons sur le long terme. Elle ne restitue pas des espaces ruinés pour faire joli sur la photo mais pour que ceux qui y vivent les redécouvrent et se les réapproprient. Ce qui l'anime est sa plus grande force, elle est un role model."
En photo : l'architecte échange avec son équipe sur l'avancement des travaux du projet de réhabilitation d'une synagogue à Tiznit.
Une "architecte des marges"
Récemment, des ouvriers ont demandé au chauffeur : "Elle a des problèmes d'argent Salima, elle ne peut pas se payer le coiffeur ?", raconte en riant notre architecte : "Ici, avoir des cheveux blancs, c'est accepter la vieillesse, tu assumes que tu es finie, moi, je m'en moque." On se doute qu'elle a dû affronter pires vilenies dans ce milieu encore très masculin.
Les femmes architectes sont rarement sur le terrain, elle est la seule dans le sud du pays. "C'est parce que j'étais une femme que j'ai pu mettre en œuvre un certain nombre de méthodes inaudibles pour de nombreux hommes qui se rêvent encore comme des démiurges prométhéens. L'architecture masculine est une architecture qui nie encore les usages des plus fragiles, car ceux qui prennent les décisions ne s'occupent pas de leurs enfants et de leurs aînés. J'étais au contact de populations démunies, je me disais que j'étais une architecte des marges, dans des lieux déshérités qui ne rapportent rien financièrement et où l'on me laissait faire."
Célébrée dans les lieux qu'elle a sauvés, reconnue à l'international, notamment en France où a été lancé en 2021 le Projet National Terre Crue (http://projet-national-terre.univ-gustave-eiffel.fr), Salima Naji n'est plus une architecte des marges. Elle vient d'achever la reconstruction de la citadelle d'Agadir Oufella, qui surplombe la ville, détruite par le tremblement de terre du 29 février 1960 qui fit près de 15 000 morts. "Ce chantier cristallise tout ce que j'ai réalisé ces 20 dernières années en paléo-innovation. Pour ce site historique vieux de cinq siècles, j'ai proposé une façon de construire qui prend racine dans le vernaculaire et se déploie dans l'espace neuf d'une capitale régionale. Un héritage rendu visible au plus grand nombre."
En photo : avec ses équipes sur le projet de réhabilitation d'une synagogue dans l'oasis d'Akka.
1. salimanaji.com 2. kerearchitecture.com 3.Elle est l'autrice d'Architectures du bien commun. Pour une éthique de la préservation, éd. MétisPresses. 4. thefabricthread. com/amina-agueznay/
Reconstruction de la citadelle d'Agadir Oufella
En photo : pour son chantier de reconstruction de la citadelle surplombant Agadir, elle a fait appel à la paléo-innovation qui consiste à bâtir dans l'esprit des anciens.
Des créations poétiques
En photo : des ustensiles à même l'argile : la cuisine de Salima Naji comme toute sa demeure est empreinte de poésie.
Ce reportage a été initialement publié dans le Marie Claire numéro 852, daté septembre 2023.
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