Le soir de l'investiture de Donald Trump, son terrifiant vizir Elon Musk se tapait la poitrine gauche avec la main droite, avant de tendre le bras à hauteur des yeux, paume ouverte. Pas une, mais deux fois. Ces "sieg heil" – salut nazi – inauguraient l'ahurissant braquage de la démocratie américaine, plongeant le monde dans l'effroi.

Deux jours après, on rencontre la journaliste Salomé Saqué, autrice de Résister (éd. Payot), court livre vendu 5 € qui se passe de sous-titre. Entretien de circonstance donc en cette nuit parisienne figée par un froid sibérien.

Un livre pour informer et alterter 

Musa, un bar rue Saint-Maur à Paris 11e, sera notre point de chute, parce qu'"on peut parler, c'est joli, coloré". Son livre affole les compteurs – plus de 160 000 exemplaires vendus* –, on se dit que c'est bon signe, que la résistance s'organise peut-être. Poignée de main ferme, regard droit dans le mille, elle s'installe, dos à la limite de la raideur. "J'ai besoin de sucre", annonce-t-elle. Pas un regard pour la carte, elle s'en remet au barman qui lui prépare un cocktail sans alcool.

"Mon objectif, c'était d'alerter, notamment sur la manière dont les éléments de langage de l'extrême droite se banalisent dans l'espace médiatique. On aurait tort de penser qu'en France, nous sommes vaccinés contre ce type de danger. Regardez la vitesse avec laquelle les milliardaires, géants de la tech pour la plupart, ont prêté allégeance à l'extrême droite américaine. Avec Trump au pouvoir, l'extrême droite n'est plus isolée."

Engagée pour la défense des droits humains  

Salomé Saqué est née médiatiquement à 23 ans. En 2018, ses vidéos sur le mouvement des "gilets jaunes", pour le média en ligne Le vent se lève (LVSL), où elle documente notamment les violences policières, font le tour du Net. Sa cote journalistique s'envole. France 24, où elle travaille de nuit pendant trois ans, France 5, France Info, la sollicitent, Libération et Socialter en redemandent.

Une inflation de portraits et d'interviews lui vaut une étiquette de journaliste engagée qui la démange. "C'est nouveau, cette façon d'attribuer une couleur politique aux personnes qui défendent la démocratie, les valeurs, l'aspiration à des droits humains, de les stigmatiser."

Très tôt, j'ai eu ma chambre, car je ne dormais pas. J'étais très... vraiment très préoccupée. À 8 ans, je rallumais la lumière la nuit pour lire des trucs, comprendre ce qu'il se passait dans la société, le monde.

L'enfant curieuse 

Pour l'état civil, Salomé Saqué est née en 1995. Avant LinkedIn, Facebook, Instagram, X. Elle a grandi en Ardèche avec ses deux sœurs cadettes, dans un hameau, mère institutrice, père professeur d'histoire dans un lycée professionnel. Des parents "plutôt contre les écrans", les filles n'ont pas de Game Boy, mais regardent pas mal la télé. "Très tôt, j'ai eu ma chambre, car je ne dormais pas. J'étais très... vraiment très préoccupée. À 8 ans, je rallumais la lumière la nuit pour lire des trucs, comprendre ce qu'il se passait dans la société, le monde."

Comprendre, son obsession. À 13 ans, elle regarde des DVD de prix Albert Londres du documentaire. Elle fait du stop pour se déplacer avec sa meilleure amie, "en pleine campagne, c'était le seul moyen de transport. La seule fois où on est montées avec un homme, on a eu un problème, on est descendues en marche". Les bêtises, connaît pas. "Si, une manif, à 15 ans, en escaladant une barrière, j'ai atterri sur l'adjoint du proviseur."

Salomé Saqué actrice ? 

Elle se souvient avec un plaisir évident de ses années lycée, en internat à Aubenas, avec ses huit copines, son gang encore aujourd'hui. L'hypokhâgne à Lyon est un choc. "Vous étiez la meilleure du lycée sans travailler, et tout d'un coup, vous êtes nulle, parmi les derniers de la classe." Boursière, elle vit chez l'habitant et peine à s'intégrer, fille élevée en milieu rural, propulsée sur les bancs de la bourgeoisie.

Elle poursuit sans plaisir en khâgne – "l'orgueil" –, et en ressort la confiance en soi sous le niveau de la mer. Pourquoi pas devenir actrice ? "J'y ai vraiment pensé. J'ai fait le conservatoire à Lyon, joué dans des pièces payantes." Trop précaire. "Remarquez, le journalisme aussi."

Son année en Erasmus à Madrid, à l'université Complutense, où le leader des Indignés enseigne les sciences politiques, esquisse la journaliste qu'elle est aujourd'hui. "C'était une fac très politique." Elle fait peu la fête, entièrement concentrée sur les cours. "Il y avait de la bière et du vin à midi au self universitaire, autre pays, autre culture."

Les femmes journalistes, cible privilégiée des cyberharceleurs

Son père souscrit un prêt pour qu'elle fasse un master à Paris. Elle découvre la précarité et sa capacité de travail, commence à faire ses vidéos. Sur Blast, média en ligne, son émission Le Souffle de l'info aborde sous l'angle économique des thèmes boudés par les médias généralistes, la méritocratie, les droits des femmes en France, l'urgence climatique ou les rapports de domination au travail.

Je suis au carrefour de beaucoup d'endroits où il ne faut pas être.

À mesure que sa popularité grandit, elle devient le déversoir de la haine en ligne. "Je ne suis pas la seule. Des collègues féminines, Paloma Moritz, Nesrine Slaoui, sont aussi gravement harcelées, ou encore Camille Étienne." Elle y voit, à raison, une forme d'oppression. "Ce n'est un hasard que l'extrême droite utilise le cyberharcèlement comme stratégie. Les plateformes sont un endroit où on peut 'silencier' les gens."

Comme le dit Laure-Hélène Accaoui, son éditrice devenue une amie, "Salomé est femme, jeune, jolie, elle donne de la voix". Combo idéal pour les prédateurs en ligne, comme l'attestent les études, désolantes : une femme a 27 fois plus de probabilités d'être cyberharcelée qu'un homme. Une journaliste qui documente l'extrême droite est une victime désignée. "Le degré de sexisme dans cette mouvance politique est assez frappant, note la journaliste, tout comme la convergence entre l'extrême droite et les courants masculinistes. Je suis au carrefour de beaucoup d'endroits où il ne faut pas être."

Dans ce bar hospitalier, Salomé Saqué nous livre un florilège des monstruosités à son endroit : "Wokiste de merde", "le jour de la purge, on ne vous oubliera pas", "je vais te violer", les menaces de viol, plus récurrentes que les menaces de mort. Plus calme qu'un lac suisse, elle s'interroge : "Est-ce que 'je vais te baiser' est une insulte ou une menace de viol ?"

La nécessité de parler et de témoigner

En 2022, elle a disparu plusieurs mois de l'Arène médiatique."Elle a perdu pied, témoigne Laure-Hélène Accaoui, elle s'est fait peur", au point de retarder la sortie de son livre Sois jeune et tais-toi (éd. Payot). Depuis sa parution, celui-ci s'est écoulé à 64 000 exemplaires. Salomé Saqué parle du lynchage numérique, "pas pour susciter de la pitié", mais parce qu'elle aurait eu "besoin" de lire sur le cyberharcèlement.

Tout ce que vous dites dans un moment comme ça, va être retenu contre vous.

"C'est très dur, on est seul. Moi, ça m'a provoqué des crises d'angoisse assez fortes. J'aurais eu besoin de ne pas me sentir faible, incompétente et inapte à ce monde-là. Je ne comprenais pas pourquoi ça m'atteignait autant." Pause, nos verres sont vides, on recommande une tournée de virgin cocktails.

"On m'a inventé une vie"

Au lendemain des élections législatives anticipées de juin 2024, Salomé Saqué a vu son nom sur une liste de 180 personnes – avocat·es, élu·es, syndicalistes, journalistes – circulant sur les réseaux sociaux et les plateformes. "Une balle dans la nuque", c'est ce que promettait à ces "fouille-merde" le site d'extrême droite Réseau libre, hébergé en Russie. Face à nous est donc assise une cible. Une cible souriante, au langage précis, sous contrôle. "Tout ce que vous dites dans un moment comme ça, va être retenu contre vous." Ou nourrir la fabrication de rumeurs. "On m'a inventé une vie de couple avec un chef cuisinier."

Elle tente l'autoconviction. "À un moment, il faut vivre aussi, je ne peux pas être tout le temps paranoïaque." Elle a des amis fidèles, mais bosser l'occupe à plein temps. "Je suis vraiment très calme, je ne veux pas la violence, j'ai jamais volé un truc, jamais eu une amende de ma vie. En fait, je pense que j'ai jamais fait de trucs vraiment dingues." Qu'on la traite de "grande radicale" la fait donc sourire. Il est 1 heure du matin, elle doit rentrer, un article à écrire. "En ce moment, c'est dur de dormir."

14 questions d'après minuit

Marie Claire : Dormez-vous la nuit ?

Salomé Saqué : Quatre, cinq heures, pas plus. En ce moment, avec ce qu’il se passe aux États-Unis, moins.

Votre mère vous embrassait-elle au coucher ?

Tout à fait.

Dormez-vous seule ou à deux ?

Seule.

Qu’y a-t-il sur votre table de nuit ?

Des livres. Des boules Quiès.

Avez-vous une bonne étoile ?

Globalement, oui, je vis en France, tout va bien. Et j’ai une très bonne étoile journalistique, ça c’est sympa.

Croyez-vous aux fantômes ?

J’aime bien la rationalité. Je pense que c’est ma manière de… Je ne sais pas, de faire face à la vie, au monde, à la société. J’ai besoin de comprendre, de rationaliser ce qu’il se passe.

Vos carburants d’après minuit ? Alcool, Xanax, sexe, drogue, sucre ?

Alcool, très peu. Café, beaucoup. C’est n’importe quoi, mais c’est trop bon. J’essaie de trouver des substituts, décaféiné, chicorée. Sexe, un peu, mais je suis très occupée avec ce métier, donc… Drogue, non. Sucre, addiction totale.

Boule à facettes ?

J’ai une affiche dans ma cuisine, "This kitchen is for dancing". Je danse sur la musique des années 70 et 80, une vraie obsession, on dirait vraiment une vieille personne. Dans les mariages, je suis sur la piste toute la soirée. À Paris, il y a quelques endroits chouettes pour danser, avec karaoké, j’adore chanter aussi.

La nuit la plus dingue ?

Une nuit en Autriche. J’ai 22 ans, je suis partie pour visiter le pays en plein hiver, à l’arrache, avec un ami musicien allemand. On se déplace en train, en stop, et dans la montagne, on rencontre un couple très traditionnel, la soixantaine, ils nous hébergent. Je suis végétarienne, mais ils sont si gentils que je mange les boulettes de viande, je reprends du schnaps. Le dernier soir, on a fait de la musique toute la nuit, joué à des jeux de société. On avait si peu en commun et on a réussi à mourir de rire ensemble.

Le plus trash la nuit ?

La menace d’être agressée, quand on est une femme, qu’il n’y a personne dans les rues. Et aussi, la solitude, vers la fin de la nuit, ça peut être très sombre, la manière dont on voit les choses.

Qu’aimez-vous le plus la nuit ?

La solitude aussi, ça peut être très créateur.

Les mots de la nuit ?

La lenteur.

Le parfum de la nuit ?

L’odeur du café, que je prends pour être bien, pour être debout. On va penser que je suis insomniaque et caféinée.

Le tube de la nuit ?

I’m So Excited (The Pointer Sisters, ndlr).

(*) Source : GFK.

Cette rencontre a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 871, daté avril 2025.