Cela fait déjà plus de cent jours, ou plutôt plus de cent nuits, que les Géorgien·nes protestent devant leur parlement à Tbilissi, la capitale. C’est toute la société civile qui fait face, pacifiquement et courageusement, à la répression d’un gouvernement pro-russe aux mains de Bidzina Ivanichvili. Cet oligarque, dont la fortune dépasse le budget de l’État, s’est progressivement accaparé le pouvoir avec son parti Rêve géorgien.
Élue démocratiquement en 2018, contrairement à son successeur, Salomé Zourabichvili reste considérée comme la présidente pour l’immense majorité des Géorgien·nes, bien que son mandat se soit achevé le 29 décembre 2024. Alors que la contestation ne faiblit pas, elle est devenue l’héroïne d’un peuple à qui on a volé l’espoir de faire partie de l’Europe.
Le parti existant depuis douze ans, le mal nommé Rêve géorgien, après des élections législatives jugées truquées, a en effet annoncé le 28 novembre dernier, sa décision d’interrompre le processus d’adhésion à l’Union européenne. Aujourd’hui, les revendications de l’opposition sont donc claires : la tenue de nouvelles élections, et la libération des prisonniers du régime…
Alors que la fin de la guerre en Ukraine est au cœur des tractations entre Vladimir Poutine et Donald Trump, Salomé Zourabichvili fait plus que jamais appel aux deux puissances que sont les États-Unis et l’Europe pour trouver une solution diplomatique à cette crise politique qui paralyse son pays. Un petit pays, certes, mais dont la position géographique est stratégique, et les racines et la culture résolument européennes.
Après notre reportage réalisé à Tbilissi et publié dans Marie Claire (avril 2025, n°871), Salomé Zourabichvili, née en France de parents géorgiens exilés, a accepté de nous accorder un entretien.
"Des mère très courageuses" dans la rue
Marie Claire : Élue démocratiquement, votre mandat s’est arrêté en décembre dernier, mais pour la majorité des Géorgien·nes, vous restez la présidente avec désormais un nouveau statut, celui d’héroïne. Comment le vivez-vous ?
Salomé Zourabichvili : C'est lourd à porter. Quand je suis dans la rue, dans les manifestations, je circule assez librement, les gens viennent me dire : "Vous êtes notre seul espoir". Ce n'est pas possible, je ne peux pas être le seul espoir.
Le seul espoir, c'est cette société civile extraordinaire, constituée essentiellement de femmes, de mères très courageuses qui descendent dans la rue pour défendre leurs enfants prisonniers.
Le seul espoir, c'est cette société civile extraordinaire, constituée essentiellement de femmes, de mères très courageuses qui descendent dans la rue pour défendre leurs enfants prisonniers, et qui me disent : "Nous, on se battra jusqu'au bout, on n'a rien à perdre et il n'est pas question de transiger".
J’ai mon rôle à jouer au sein de cette collectivité, mais je ne peux être la seule sur laquelle on fonde tous les espoirs. Cela a été longtemps le travers de ce pays, probablement parce que nous avions la plus ancienne monarchie européenne avant qu'elle ne cesse d’être. Il y a eu toujours cette recherche d’un leader qui sauve le pays. Cela nous a porté tort, il est temps de changer tout cela.
Êtes-vous inquiète pour votre sécurité ?
Je n'y pense pas outre-mesure. L’autre jour, j'ai reçu des œufs en arrivant à l’aéroport de Tbilissi, c’était une action organisée et dirigée. Tout le monde rencontre des problèmes de sécurité aujourd’hui.
Les citoyens qui mènent une protestation pacifique sont tantôt jetés en prison, tantôt condamnés à des amendes, des sommes mirifiques que personne ne peut payer parce que tout le monde est endetté ici.
Je ne pense pas que ma sécurité soit plus menacée, elle l’est sans doute même un peu moins parce que j'ai une réputation à l’extérieur qui me protège.
Une population qui "ne cédera pas face aux intimidations"
Lors de notre reportage à Tbilissi en janvier dernier, l’ancienne danseuse du ballet national, Tea Darchia, nous déclarait : "En Ukraine, on se bat avec des armes. En Géorgie, on se bat avec nos âmes". Ce mouvement protestataire est étonnamment pacifique…
La société civile est née lors de ces manifestations. Elle a accouché d’elle-même. C'est une société très responsable, très consciente de son environnement géopolitique, du fait que nous avons un voisin très présent, la Russie, qui possède une base militaire à 40 kilomètres de Tbilissi, notre capitale. Nous n'avons pas droit à l’erreur. Les autorités pro-russes auraient alors tendance à parler de provocation, d'insurrection, d'appel au renversement du régime. Il n'y a jamais eu, au-delà du fait que c'était un mouvement pacifique, aucun mot d'ordre appelant au renversement du gouvernement ou à sa démission.
La seule demande, depuis le début, est la tenue de nouvelles élections à la suite de fraudes manifestes. Et à cette première demande a été ajoutée celle de la libération des prisonniers de conscience, injustement détenus. C'est tout. Et je ne connais pas beaucoup d'autres situations dans lesquelles, sans beaucoup d'espoir de résultat, une population reste aussi maîtresse d’elle-même.
Ici, tout est violé : les droits de l'homme, tous les principes européens, la justice, la liberté économique, celle des médias… Si l'Europe laisse faire, c'est une humiliation pour elle-même.
La rencontre à Washington entre Volodymyr Zelensky et Donald Trump a suscité beaucoup d’inquiétudes. Avec un gouvernement pro-russe, la Géorgie est coincée au milieu de ce conflit alors qu’elle souhaite entrer dans l’Union européenne…
Non seulement, elle est au milieu de tout cela, mais la Géorgie et l’Ukraine sont les deux côtés de la même médaille. La Russie a échoué à conquérir militairement l’Ukraine. Avant la défaite de la prise de Kiev en trois jours, elle était perçue comme la principale puissance militaire de l'Europe. Il ne faut jamais oublier que ces trois années de guerre sont d'abord un échec de la Russie, de sa stratégie militaire, avec le besoin de faire venir des combattants nord-coréens et le renforcement de l'OTAN.
La Russie n'a pas non plus gagné la paix. Même si nous sommes aujourd'hui inquiets sur le degré des concessions qui seront demandées à Zelensky, il est clair que la Russie n'aura pas ce qu'elle voulait, c'est-à-dire la conquête de l'Ukraine entière. Il faut savoir que les Ukrainiens sont, en Europe, les plus déterminés à se battre jusqu'au bout. Ils l’ont prouvé lors de la deuxième guerre mondiale. Et la citation selon laquelle ils se battent militairement, et nous les Géorgiens, avec nos âmes, est très vraie.
Si l’administration américaine veut la paix à tout prix en Ukraine, cette même administration américaine et l'Europe ne peuvent accepter qu'un petit pays qui venait d’obtenir le statut de candidat à l’adhésion à l’Union européenne, la Géorgie, claque la porte tout d’un coup, en disant "Merci beaucoup". La question est de savoir si ces deux mastodontes ont la capacité diplomatique d'influer sur, en réalité, un seul homme, Monsieur Bidzina Ivanichvili, afin de le pousser à tenir des élections, seule voie de sortie pacifique de cette crise. À mon avis, ce n'est pas très compliqué.
La Géorgie est un petit pays qui dépend complètement de son ouverture sur le monde. Elle n’a pas les ressources de la Russie ou de l’Iran pour s’enfermer et s’isoler, elle n’a donc pas d'autre solution que de trouver une solution. Et cette solution, nous ne la trouverons pas seuls. Le gouvernement, les autorités de facto vont continuer à prendre des mesures répressives, refusant de céder à la population.
La population, elle, ne cédera pas face aux intimidations parce que ce n'est pas dans son ADN. Cette crise ne peut donc être résolue que par une action diplomatique en force de deux superpuissances. Notre région, c’est la mer Noire, c'est tout le Caucase, cela veut dire l’Arménie, la voie vers l'Asie centrale prête à se détacher un peu de la Russie - peut-être pas de la même façon-, et à renouer avec l'Europe et les États-Unis. C’est donc un véritable enjeu stratégique, à mon avis, très atteignable. Une action diplomatique qui lie pressions et incitations aura de l’impact sur celui qui pense être le maître du pays.
Vous êtes née à Paris de parents émigrés géorgiens, vous avez étudié à Sciences-Po. La France tient-elle un rôle particulier en Géorgie ?
La France a été probablement la plus active de nos partenaires européens. En décembre dernier, Emmanuel Macron a adressé un message au peuple géorgien pour marquer sa solidarité. Il a également appelé au téléphone, Mr Ivanichvili. J’ignore le contenu de la conversation, mais il y a la volonté de faire quelque chose.
Il faut aller plus loin. La question de l'Ukraine va être la priorité mais le printemps verra la reprise en force des manifestations en Géorgie. Et puis, il y aura une réorganisation du service public avec le limogeage d'un grand nombre de personnes qui ont signé des pétitions, écrit des posts sur les réseaux sociaux.
Comment l’Europe, qui nous a donné le statut de candidat il y a un an, peut-elle accepter toutes ces humiliations ? Se taire ou ne pas réagir n'est pas acceptable si l'Europe entend faire respecter sa voix, ses recommandations, ses principes. Ici, tout est violé : les droits de l'homme, tous les principes européens, la justice, la liberté économique, celle des médias… Si l'Europe laisse faire, c'est une humiliation pour elle-même, un signe de très grande faiblesse.
Un mouvement de rue "spontané et créatif"
Avancée diplomatique, tenue de nouvelles élections, essor de la démocratie... Quoiqu’il arrive, il y aura eu un avant/après ce mouvement de protestation…
Absolument, nous assistons à la naissance d'une vraie société. Moi, je ne conduis rien du tout, j’essaye de coordonner les partis d’opposition, les ONG et certaines organisations. Mais le mouvement de rue est spontané, très dispersé - d’où la difficulté des autorités à identifier les organisateurs - très responsable, inventif, créatif. C'est une société persécutée, certes, mais vivante face un gouvernement de facto, des autorités, qu’importe le nom qu’on leur donne, qui sont mortes, qui ne peuvent prendre que des mesures négatives, qui se terrent derrière des murs épais, sans dialogue ni débat.
Nous avons encore quelques mois difficiles à traverser, l’Ukraine sera au centre de toutes les préoccupations et de toutes les actions, mais progressivement, au début de l'été, il faudra faire pression pour obtenir des élections. Et encore une fois, des élections très démocratiques qui laisseront certainement le parti le Rêve géorgien occuper une part du pouvoir. Ce n'est pas une révolution, ce sera au bénéfice de tous, en tout cas de tous ceux qui pensent qu’avec la démocratie, la Géorgie aura les capacités de devenir un pays développé, très intéressant pour ses voisins et ses partenaires.
Êtes-vous prête à être de nouveau présidente de la Géorgie ?
Je suis prête à tout parce que personne ne sait aujourd’hui si, effectivement, je suis la personne capable de rassembler lors de cette prochaine période de transition. Si oui, pourquoi pas ? Mais ce n’est pas une idée fixe. Je peux tenir un autre rôle. Le moment venu, je verrai là où je suis le plus utile parce que chacun devra alors mobiliser toutes ses énergies et ses capacités.
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