"Je danserai de nouveau !" C'était la promesse qu'elle nous avait faite au printemps dernier, lors de notre première rencontre dans sa chambre de l'hôpital Ichilov de Tel-Aviv. La jeune femme brune ne laissait rien paraître de ses douleurs. Celles, visibles, d'un genou broyé, d'une jambe disloquée et d'une oreille criblée d'éclats de grenade. D'autres, profondément intimes, escamotées sous un sourire radieux dont Sheerel Gabay, artiste graphiste de 24 ans, ne se départissait pas. Pas son genre de se morfondre : "Je suis vivante !" Et c'était déjà une victoire sur le sort pour cette rescapée de l'attaque du festival Tribe of Nova.

Sheerel Gabay arrivait alors au bout de cinq mois d'hospitalisation rythmés par deux lourdes opérations chirurgicales, les antidouleurs et les longues séances de rééducation. Danser de nouveau, en écho au "We will dance again", ce slogan de ralliement des rescapé·es du festival.

Danser, comme ce 7 octobre 2023 dans le désert du Néguev, au sud d'Israël, tout près du kibboutz Réïm et à cinq kilomètres à peine de la bande de Gaza, cœur névralgique du conflit israélo-palestinien.

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Survivante au milieu des cadavres

Ofir BERMAN?

Le jour se levait, les derniers échos d'une musique transe psychédélique résonnaient encore dans le désert quand les commandos du groupe islamiste ont lancé l'attaque à 6 h 40, semant la panique et l'effroi parmi les 3 500 participant·es.

Je suis restée allongée sept heures sous le corps d'une fille de mon âge tuée au début de l'assaut. Seuls douze d'entre nous ont survécu.

Sheerel et ses ami·es échappent aux tueurs et tentent de s'enfuir en voiture avant de se retrouver face à d'autres hommes armés, quelques kilomètres plus loin, au niveau du carrefour du kibboutz de Beeri, attaqué lui aussi.

"Nous avons couru vers un abri anti-bombes au bord de la route, nous avait-elle raconté. Nous étions une cinquantaine, pris au piège, entassés, dans cet espace réduit. Les terroristes nous ont tiré dessus et ont lancé des grenades dans l'abri pendant huit heures non-stop. Plus les heures passaient, plus les gens mouraient. Je suis restée allongée sept heures sous le corps d'une fille de mon âge tuée au début de l'assaut. Seuls douze d'entre nous ont survécu. Nous n'avons été secourus qu'au bout de huit heures, une fille avait réussi à appeler son père et son frère pour donner l'alerte et notre position. Elle est morte pendant l'attaque."

364 personnes présentes au festival ont été tuées et 2 000 blessées, quand d'autres étaient enlevées et emmenées à Gaza.

Photo : Mathias Depardon.

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Des "liens spéciaux" entre rescapé·es blessé·es

Ofir BERMAN?

Un an après, Sheerel a remisé la chaise roulante qui, longtemps, lui a été indispensable pour se déplacer. Elle a quitté l'unité dédiée aux blessé·es des attaques du 7 octobre dans les étages du grand hôpital Ichilov qui fut, pour elle, un sas de sécurité, où elle a noué tant de "liens spéciaux" avec des rescapé·es et le personnel médical. Et retrouvé sa famille, ses ami·es "d'avant".

"Leur soutien m'a sauvée. Sans leur amour, leur chaleur, je n'aurais pas eu la force d'endurer le long processus de guérison." Ce dont doutent ses proches qui, "avant le 7 octobre comme après", ont toujours été bluffé·es par la détermination tranquille et l'aptitude au bonheur de la jeune femme.

Des traits de caractère qu'elle a préservés : "Sheerel est une fée, elle voit toujours le côté lumineux des choses, s'enthousiasme Omer Arie, étudiant en business school et entrepreneur de 25 ans. Elle est très mature, c'est le genre de pote sur qui on peut compter, c'est la personne qui, dans votre entourage, rend votre vie plus sûre, drôle et facile. Elle est chaleureuse et hilarante, car très maladroite, elle ne va pas aimer que je dise cela ! Elle est l'une des personnes les plus fortes que je connaisse. Tous ces mois, nous l'avons vue gérer tant de moments de tristesse et de douleur."

Roni Beerly, autre amie de la jeune rescapée, ne dit pas autre chose : "Elle a enduré des souffrances physiques extrêmes, souligne cette manager en marketing de 23 ans. Je l'ai vue passer par des périodes intenses de montagnes russes émotionnelles, mais elle s'est battue comme une lionne pour les dominer, les transformer en quelque chose de constructif. Son amour de la vie est plus fort que tout. Elle a dû surmonter la perte de son quotidien alors qu'elle venait à peine de lancer un projet professionnel avec une amie. Puis il a fallu qu'elle comprenne ce qui était arrivé le 7 octobre et qu'elle réalise ce par quoi elle était passée. Elle revient aujourd'hui dans la vie et reconstruit la sienne."

Sur la photo : Pendant ses longs mois d’hospitalisation, Sheerel (au centre) a pu compter sur le soutien sans faille de ses amies, Roni Beerly (à g.) et Raphaëlle Attal (à dr.).

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Comment surmonter le traumatisme d'un massacre ?

Ofir BERMAN?

Comment surmonter le traumatisme d'un massacre ? Reprendre pied dans le quotidien, se projeter dans l'avenir ? Ne pas se laisser submerger par l'angoisse et la colère ?

Sheerel avoue avoir bataillé dur pour rester fidèle au souvenir de la jeune femme cool et créative, née en Californie mais arrivée à 8 ans en Israël avec ses parents, juifs américains de Los Angeles venus s'installer dans la ville de Raanana, au nord-est de Tel-Aviv, au début des années 2000.

À première vue, aucun indice ne peut l'identifier comme une survivante, quand elle pose – comme récemment sur son compte Instagram (en mode accès privé) – entourée d'ami·es venu·es fêter son retour "à la maison" après son hospitalisation, dans une piscine, ou en train de mixer sur une platine.

"Le meilleur traitement reste et de ne pas dissocier la réhabilitation physique de la ce dont bénéficie Sheerel." Dr Oren Tene

Elle a retrouvé une vie sociale mais, soumise à de fréquentes séances de rééducation qui, explique-t-elle, lui prennent tout son temps, elle n'a pas encore recommencé à travailler. Elle doit aussi composer avec de nombreux symptômes post-traumatiques, ces flash-back qui surgissent à toute heure et la replongent dans cet abri anti-bombe pris d'assaut par le Hamas.

Elle n'insiste pas sur ces souvenirs qui la hantent quotidiennement, préfère répondre qu'elle est "quelqu'un d'optimiste et de fort mentalement". "Je fais avec et j'essaie d'aller de l'avant, assure-t-elle. Je n'ai pas retrouvé toute ma mobilité, ce qui m'empêche d'être active comme je le voudrais et me pèse psychologiquement. Mais je tente de me rappeler que c'est temporaire. Je ne peux pas dire que je suis complètement revenue à la vie d'une fille indépendante de 25 ans. Mais j'y travaille !"

Un optimisme chevillé au corps qu'elle a entretenu pendant sa longue hospitalisation avec les équipes de psys du Dr Oren Tene, directeur du Public Mental Health Institute du Sourasky Tel Aviv Medical Center qui se sont déployées en urgence le 7 octobre.

"L'histoire du traumatisme lié à un massacre et à un acte de terrorisme parle d'obscurité et de cruauté mais aussi du courage, de la résilience et de la force des victimes, souligne-t-il. Parmi les rescapés que nous prenons en charge depuis des mois, certains se sentent comme morts de l'intérieur, d'autres culpabilisent d'être encore en vie, certains qui étaient optimistes de nature deviennent pessimistes et dépressifs, d'autres seront handicapés à vie, et des enfants ne veulent plus aller jouer chez des copains parce qu'ils ont peur d'un attentat. Nous leur offrons une bulle pour surmonter tous les stades de leur chagrin. Le meilleur traitement reste la parole et de ne pas dissocier la réhabilitation physique de la réhabilitation psychologique, ce dont bénéficie Sheerel."

Sur la photo : Sheerel Gabay, sur la plage de Tel Aviv, août 2024.

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"Je redanserai, libre, heureuse et en sécurité"

Ofir BERMAN?

La jeune graphiste-dessinatrice, créatrice d'éventails et de tableaux psychédéliques concède toutefois avoir perdu certaines illusions : "Cette expérience m'a fait mûrir. Mes rêves et mes objectifs ont changé. Avant le festival, j'adorais aller à des fêtes dans la nature et je voulais voyager. J'étais plus naïve, plus 'jeune' dans ma tête. Aujourd'hui, j'ai envie de m'installer, de guérir, de trouver ma place dans ce monde, d'avoir une vie remplie, de me soigner mentalement et physiquement. Je sais désormais ce qui est important et ce qui ne l'est pas."

Quand nous nous étions rencontrées au printemps, Sheerel avait confié qu'elle ne ressentait "pas de haine après l'attaque terroriste et que ce sentiment n'était pas une bonne solution". À l'aube du premier anniversaire des massacres, elle se dit "reconnaissante d'être toujours dans le même état d'esprit". "Je ne veux pas gâcher mon énergie à haïr, même dans les moments de tristesse et de douleur, car je sais que cela me fait du mal. Je mets toute mon énergie dans ma guérison."

Pas de haine, donc. Mais une crainte, commune à tant d'Israélien·nes de tous bords politiques et générations confondus, quand on lui demande comment elle voit l'avenir sur cette terre revendiquée par deux peuples ennemis – et à l'heure où l'on ne voit pas venir les prémices d'un accord de paix après les attentats terroristes d'une ampleur inédite du Hamas et la lourde offensive de l'armée israélienne sur Gaza. "J'ai le triste sentiment d'un cycle sans fin d'attaques et de contre-attaques qui ne s'arrêtera que quand le Hamas sera vraiment défait et que l'éducation à la haine des juifs se terminera", explique-t-elle.

En attendant, Sheerel a rejoint le combat des familles d'otages – dont certain·es capturé·es et détenu·es à Gaza étaient des participant·es du festival – qui réclament leur retour chaque semaine dans de grandes manifestations populaires.

Et jour après jour, elle lutte pour gagner sa propre guerre contre les cauchemars hantés de fantômes de cet abri anti-bombe assailli et de souvenirs de scènes d'horreur. A-t-elle recommencé à danser ? "Pour être honnête, j'ai essayé, mais je n'ai pas redansé comme je le voudrais... Je dois encore soigner mes blessures, continuer ma rééducation. Mais je redanserai, oui, dans la nature, libre, heureuse et en sécurité, comme je le faisais avant les attaques du 7 octobre. Ce jour viendra. Et bientôt, je l'espère."

Photo : Mathias Depardon.

Cet article a initialement été publié dans le magazine Maire Claire numéro 866, daté novembre 2024.

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