La flamme du souvenir éclaire le Mémorial de Gisozi, à Kigali. Ce dimanche 7 avril 2024, les notes de musique restent figées sur les ondes radio rwandaises. Elles ne sont pas plus autorisées à s'animer dans les lieux publics. Les chaînes de télévision ont quant à elle l'interdiction de diffuser des événements sportifs et des films. Ou seulement s'ils rembobinent le dernier génocide du XXe siècle, débuté il y a 30 ans, jour pour jour. Les rescapés et leurs bourreaux ont quelques rides au coin de leur regard aussi profond que leur traumatisme (35 % des survivants du génocide connaissent des épisodes dépressifs majeurs, 28 % sont toujours en état de stress post-traumatique*), mais ils paraissent si jeunes pour figurer dans les pires chapitres des annales d'Histoire. Trois décennies... Hier.
Dans le poste français, le documentaire Rwanda : désobéir ou laisser mourir ?, diffusé ce funeste 7 avril en seconde partie de soirée sur France 5**, retrace les hésitations catastrophiques et l'inaction de la communauté internationale durant ces trois mois d'horreur au cours desquels un million de victimes, principalement de la minorité Tutsi, furent exterminées.
Fuir le Rwanda, puis le Burundi
Marie Claire : Vous êtes née à Kigali en 1981 et y avez grandi jusqu'en 1990. Quel souvenir gardez-vous de votre départ du Rwanda cette année-là ?
Sonia Rolland : Ma mère, qui était allée jusqu’à l’université, détenait un réseau crédible qui la renseignait sur la situation. Elle savait que des pogroms étaient en cours dans les provinces. Il fallait partir. Ce fut très douloureux pour mes parents. Notre vie au Rwanda était merveilleuse…
Papa a décidé de nous envoyer en France, le temps qu’il déménage son imprimerie vers le Burundi, où nous l’avons rejoint un an et demi plus tard. Avec mon frère, nous avons poursuivi notre scolarité à l’école française de Bujumbura.
Sauf que dans la nuit du 6 au 7 avril 1994, le président du Burundi meurt avec le président du Rwanda, dans le même attentat. Quelque chose semblait inéluctable... La situation dramatique du Rwanda allait avoir des conséquences au Burundi. Le Burundi ne s’en est d’ailleurs jamais remis.
Chaque minute était comptée. Nous n’allions plus à l’école, nous étions enfermés à la maison, observions les lumières rouges des missiles qui traversaient le ciel et dormions sous le lit.
Y a-t-il des sons ou des images de cette nuit du 6 au 7 avril 1994 qui vous traversent encore souvent ?
Je me souviens des sonneries des téléphones qui ont retenti toute la nuit. Des proches au Rwanda à l’autre bout du fil. Je me souviens du visage de ma mère lorsqu’elle apprend que le Rwanda est en train de basculer vers le drame.
Nous ressentons que l’ennemi est là, mais sommes à mille lieux d’imaginer que chaque quartier est barricadé, que des gens sont massacrés à des checkpoints. Terrifiés, nous n’osons pas sortir de chez nous.
Je me souviens aussi du 7 avril au matin, à l’école. Un camarade avait apporté la Une d’un journal, qui affichait la dépouille écrasée du Président du Rwanda. Je garde cette image effroyable à l’esprit.
Je me souviens des semaines qui ont suivi, de cette période où chaque minute était comptée. Nous n’allions plus à l’école, nous étions enfermés à la maison, observions avec mon frère les lumières rouges des missiles qui traverser le ciel et dormions sous le lit. Mesure de sécurité, au cas où le toit s’effondrait.
Le seul mot d’ordre était partir, vite : ma mère figurait sur la liste des personnes recherchées, comme tous les Rwandais Tutsi du Burundi. Il y eut d’abord l’évacuation des Français. En tant que travailleur privé, mon père n’y a pas eu droit. Sa première déception à l’égard de son pays. Il s’est débrouillé comme il a pu pour nous acheter des billets d’avion, et nous avons rejoint la France. Nous avons connu le génocide et l’exil, le déchirement et la douleur. Notamment celle de ne pas savoir où se trouvaient ni comment allaient les nôtres.
"Agashiro", taire la douleur
"Le Rwanda est un pays de traumatisés. (...) On peut dire que les rues sont propres, que le pays avance, mais dès que la commémoration arrive, on se rend compte que tout le monde est fou", partageait le rappeur et auteur de Petit pays, Gaël Faye***. Ressentez-vous aussi cela ?
Le mois de commémoration représente l'unique moment de l’année où les Rwandais expriment ce qu’ils ressentent réellement, pleinement, et ensemble.
La culture rwandaise ne permet pas d'évoquer ouvertement ses douleurs. C'est une culture du mutisme. On appelle ça "agashiro", "la dignité".
En mémoire des victimes disparues, en hommage aux victimes rescapées, on se dit qu’il y a un temps pour la douleur. C’est vrai que ça peut partir dans tous les sens. Lors de ce mois de commémoration, j’ai vu des femmes hurler à la mort lorsqu’elles témoignaient dans le micro.
Je me souviens d’un journaliste qui avait qualifié cet événement "d’hystérie collective". Il ne s’agit pas de ça, mais de communion dans la douleur. Et ça ne peut que dépasser ceux qui n’ont pas vécu une telle épreuve. Je crois en revanche que chaque peuple qui a souffert d’un drame similaire devrait avoir un temps comme celui-ci. Je le pense nécessaire, très sain.
Cette communion dans la douleur s’explique aussi par le fait qu’il s’agit d’un traumatisme collectif. Ce génocide fut le premier "de proximité". Un regard compassionnel est posé sur les "petites mains", tous ces gens de la population civile qui ont été convoqués au processus génocidaire, qui ont dû prendre la machette pour tuer ce voisin avec qui ils avaient partagé la même assiette la semaine précédente, parce qu’ils avaient peur que leur famille périsse.
La thérapie fut pour moi très salvatrice. Elle a cassé cette chaîne du mutisme dans la douleur, cette culture du silence dont j’avais hérité de ma mère.
Comment cette compassion pour chacun et cette communion que vous évoquez ont-elles pu émerger ?
Je trouve que la justice a été très bien menée, malgré toutes les critiques auxquelles elle a été sujette. Le système judiciaire rwandais, les juridictions de proximité appelées "gacaca" ont permis de confronter les victimes et les bourreaux, directement sur la colline où ces derniers avaient parfois massacré des familles entières. Ils étaient alors obligés d’assumer, de regarder dans les yeux les rescapés. Cette démarche a permis la réunification du pays.
Lors des massacres du 7 octobre en Israël, j’étais au Rwanda, en tournage. Ce jour-là, je me souviens, il y avait une sorte de silence autour de moi. Je n’entendais que les oiseaux. D’un seul coup, ont surgi tous les bruits de terreur. Ce fut effroyable... Mais d’où je me trouvais, j’observais cette reconstruction très visible, ce pays qui avait surmonté ensemble ce drame. Je ressentais alors un sentiment très paisible, une sérénité, et n’espérais qu’une seule chose : qu’Israël et la Palestine puissent trouver un accord de paix et enfin s’entendre.
Transmettre la mémoire du génocide
Vous êtes mère de deux adolescentes. Comment leur partagez-vous votre histoire et celle de leurs aïeux ? Comment réaliser ce devoir de transmission avec vos enfants sans leurs transmettre, aussi, les traumatismes associés ?
Il faut passer par la psychanalyse. Cela me paraît évident. D’autant plus lorsqu'on exerce un métier d'exposition, et que l'on connaît son revers très sombre. Depuis mon élection au titre de Miss France 2000 et jusqu'à alors, je suis la cible d’attaques racistes. C’est un autre sujet, mais qui fait partie de mes traumatismes.
La thérapie fut pour moi très salvatrice. Elle a cassé cette chaîne du mutisme dans la douleur, cette culture du silence dont j’avais hérité de ma mère, digne, forte, puissante.
Mes enfants sont nés dans un pays et une situation sociale remplis de privilèges. Je me suis dit que je ne pouvais pas les faire grandir dans le fantasme ou le déni de mon histoire. Mais pour leur expliquer, il fallait que je trouve les mots adaptés, la bonne approche.
Votre question me rappelle cet exposé réalisé avec ma fille lorsqu’elle était encore élève dans une école primaire d’un quartier parisien privilégié. La maîtresse m’avait proposé de faire une présentation, sur le thème de mon choix, pensant que ce serait chouette pour la classe parce que j’étais comédienne. Je lui avais répondu que ça m’intéresserait de parler du génocide, d’expliquer à ces enfants, avec des mots simples et choisis, ce que peut être la stigmatisation d’une population, à quoi elle peut conduire. Ce que nous avons fait toutes les deux, avec ma fille, qui était encore très petite. Les gamins étaient tout ouïs, très empathiques. Ils ont compris le racisme et l’injustice.
Seulement sept ans après le génocide, vous avez créé votre association, "Maïsha Africa". Quelles missions avez-vous accomplies ces 20 dernières années ?
La première mission de l’association était de porter assistance aux enfants vulnérables, principalement aux orphelins du génocide. Le système des enfants chefs de famille s’était mis en place dans le pays. Les jeunes orphelins étaient réunis en cellule familiale, de quatre ou cinq enfants, et le plus âgé avait la responsabilité de prendre soin des plus petits.
Devant le courage des orphelins chefs de famille, je n’ai cessé de pleurer.
Lorsque je suis devenue Miss France [2000, ndlr], je suis partie pour la première fois depuis notre exil en 1990 sur mes terres, à la rencontre de villages entiers d’orphelins et de leurs très jeunes chefs de famille, supervisés par des femmes veuves. J’ai pris une telle claque. Devant leur courage, je n’ai cessé de pleurer. De joie, aussi de tristesse, puis de colère, et de mélancolie parfois… Je me répétais : "Mais ils sont seuls, totalement seuls, il faut les aider."
J’ai alors créé cette association. Nous avons d’abord aidé ces enfants chefs de famille, puis autonomisé des villages en achetant des moulins, acheté des machines à coudre pour permettre aux femmes d’être rémunérées, construit des bâtiments scolaires à Narama - où de nombreux massacres ont été commis et où ils ne restaient presque plus que des veuves et des orphelins -, transformé un ancien orphelinat en école pour éviter que les jeunes errent dans les rues...
Un autre projet dont je suis tellement fière et le dernier en date : le financement de matériels, comme des appareils respiratoires pour des enfants prématurés, pour le service de néonatologie de l’hôpital de la ville de Ruhengeri, également appelée Musenze aujourd’hui, qui a accueilli et sauvé mon grand-père durant le génocide, et qui a vu naître ma mère. La mortalité infantile a été réduite de 50% dans la région du nord du Rwanda.
J'ai décidé de fermer l'association en septembre prochain. L’urgence auprès de l’enfance, qui était sa mission première, n’est plus vraiment. Ces enfants, qui avaient mon âge lors du génocide, sont devenus des adultes qui ont créé une chaîne de solidarité. Je n’ai pas fini d’aider ce pays, mais je dois me consacrer à d’autres projets, qui nous impliqueraient tous, comme la sauvegarde des abeilles.
Une reconnaissance tardive et un soulagement
Vous vous êtes toujours engagée dans le combat pour la mémoire du génocide des Tutsi, et ce, dès le début de votre vie publique, à 18 ans. Vous avez aussi réalisé plusieurs documentaires sur le Rwanda. À l'heure de ce trentième anniversaire, qu'espérez-vous ? Un message, une action ?
Je suis assez triste de constater que certains politiques français impliqués dans ces événements ne veulent toujours reconnaître leur responsabilité et n’aient pas demandé "pardon" aux victimes.
Certes, le président de la République a reconnu les responsabilités de la France lors de son voyage à Kigali en 2021 [à l'occasion de ces commémorations de 2024, il vient d'ajouter que Paris "aurait pu arrêter le génocide avec ses alliés occidentaux et africains" mais "n'en a pas eu la volonté", ndlr].
Prendre position, pointer la responsabilité de la France de 1994, m’a coûté cher à une époque. Mais bon. Je ne pouvais pas ne pas parler.
Au lendemain de son dialogue avec le président rwandais, j’ai ressenti comme un soulagement. Franco-rwandaise, j’avais jusqu’alors l'impression d’être une enfant ballottée entre deux parents divorcés que j’aime profondément. Ma volonté de créer une passerelle depuis toutes ces années entre mes deux pays apparaît plus évidente aujourd’hui.
Prendre position, pointer la responsabilité de la France de 1994, m’a coûté cher à une époque. Mais bon. Je ne pouvais pas ne pas parler. En tant que témoin, en tant que fille d’une Rwandaise et d’un Français aussi. Mon père est décédé il y a huit ans, et franchement, il a emporté avec lui une certaine amertume, même une culpabilité. Celle d’avoir vu son pays choisir le mauvais camp.
Lorsque le rapport Duclert**** [du nom de Vincent Duclert, qui a dirigé une commission d'historiens et remis au chef d'État le 26 mars 2021 ce rapport sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsi au Rwanda qui pointe des "responsabilités accablantes", ndlr] a été publié, que la vérité a surgi, ce fut un soulagement pour les victimes qui ont eu le sentiment d’avoir été pendant toutes ces années reléguées au rang de menteuses, d’affabulatrices, de folles... Et pour toutes celles et ceux qui ont perdu des membres de leur famille dans ce génocide. Il fut très frustrant, très violent, d’être à ce point nié.
*Selon les chiffres du ministère de la santé rwandais publiés en 2022.
**et disponible sur france.tv jusqu'au 14 juillet 2024.
***extrait d'un article de TéléLoisirs à propos du tournage du film adapté de son livre, daté juin 2023.
****Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994) : rapport remis au président de la République le 26 mars 2021, paru aux éditions Armand Colin.