On la repère à dix mètres. Du bleu sur la tête, sur les yeux, sur les épaules, ça clignote, ça pétille, ça envoie. Catherine Hache, 56 ans, a fait le voyage d'Arras à Strasbourg pour soutenir les Bleues qui, ce 8 avril, affrontent le Danemark au stade de la Meinau. Je n'ai jamais vu un match de foot de ma vie autrement qu'à la télé, et encore, pas en entier.

Qu'est-ce qui peut pousser une professeure des écoles à sacrifier quelques jours de vacances pour un match amical sans enjeu, alors que la coupe du monde féminine de football démarre dans deux mois ? « Elles ont l'habitude de jouer dans des stades à moitié vides, c'est pour ça qu'elles ont vraiment besoin de notre soutien. On est autant supporters que copains. On se relaie pour être présents à tous les matchs de préparation. Elles sont très courageuses, ces filles, d'aller sur le terrain des garçons, elles font progresser l'égalité. Et elles peuvent gagner », se réjouit la supportrice.

Cela fait cinq ans que Catherine a rejoint France Ang'elles, un club de supporters issus de différentes régions. « On serait très déçus si elles n'allaient pas en finale, mais quoi qu'il arrive, elles peuvent compter sur nous, nous sommes le douzième homme. Et elles le savent ! » Une équipe de foot comptant onze joueurs, le public supporter joue le rôle de douzième homme, atout supplémentaire vers la victoire. Dans les tribunes de la Meinau, le public s'installe, flammekueches fumantes dans les mains, des sodas ou des bières dans des gobelets promotionnels des Bleues, de quoi tenir quatre-vingt-dix minutes de jeu.

En bandes de copines ou en famille

Des ados, des trentenaires, des bandes de copines, des grands-parents avec leurs petits-enfants… le public, résolument familial, est grimé aux couleurs de la France et arbore des T-shirts ou écharpes bleus et des colliers tricolores. À la billetterie, nous retrouvons Dany Chavanel, fringante septuagénaire, bénévole au Racing club de Strasbourg, rencontrée la veille au bord d'un terrain de Wolxheim. Des joueuses amateures y disputaient leur passage en division 2 (catégorie nationale semi-pro), et elles ont gagné. Dany, fan de foot depuis l'enfance, a créé les sections féminines de foot du Racing club de Strasbourg, « avec deux hommes », précise-t-elle. Une fois mariée, avec un journaliste qui détestait le foot, elle est allée aux matchs, seule. Depuis 2017, il y a un carré « Femmes de foot » à La Meinau, créé par Sabryna Keller, l'épouse du président du club, qui fonctionne sur abonnement, et dont une part des recettes est versée à des associations caritatives. « À mon époque, il n'y avait pas de femmes dans les stades », se souvient Dany.

Nous, on n'insulte pas, on ne siffle pas les arbitres, on ne prononce pas de gros mots.

Ça a bien changé, comme le prouve ce public qui ne cadre pas avec les images habituelles de stades où le folklore et les chants des supporters, insultes comprises, font trembler les tribunes du foot masculin : « L'insulte, volontairement exagérée, fait partie du répertoire des supporters, décrypte Nicolas Hourcade, sociologue à l'École centrale de Lyon, spécialiste des supporters. Mais tant pour les garçons que pour les filles, les compétitions des équipes nationales ont un public un peu différent du football des clubs : elles attirent des spectateurs intéressés par des grands évènements, par une atmosphère festive et plus apaisée. » 

Catherine Hache confirme : « Nous, on n'insulte pas, on ne siffle pas les arbitres, on ne prononce pas de gros mots. » La veille, nous avons retrouvé Régine et Jacky Fontaine, un couple alsacien de Dalhunden, un village à la frontière allemande. Leur fille Margaux est footballeuse, recrutée au Pôle espoirs féminins, « peut-être qu'elle accomplit ce que je rêvais de faire ? » se demande Régine, 47 ans, qui comme son mari a le foot dans le sang. « Les gars sont pourris par le fric, tempête Jacky. Il y a des transferts de joueurs de 80 millions d'euros, qui vaut ça ? Vous valez ça, vous ? »

« Les filles, elles font moins de cinéma que les garçons, renchérit Régine. Elles se blessent ? Elles se relèvent tout de suite. Et au niveau de l'ambiance dans le stade, rien à voir. Vous n'emmèneriez pas un jeune qui découvre le foot à un match masculin. “Enculé, fils de pute”, entendre ça, c'est pas normal. »

Salariés dans une usine allemande, ils travaillent jusqu'à 23 h 30 ce soir-là. Ils ne pourront pas assister à France-Danemark. Mais ils comptent bien se rattraper pour aller soutenir les Bleues pendant le mondial, même si cela représente un budget conséquent. « À quatre, c'est un week-end à 500 euros. On part en voiture, on loge à l'hôtel. C'est notre passion. » Catherine Hache, elle, dépense jusqu'à 2.000 euros par an pour son budget foot : « Je ne bois pas et je ne fume pas, c'est mon loisir. Et j'en profite pour voyager, découvrir des villes, c'est chouette. »

À quatre, c'est un week-end à 500 euros. On part en voiture, on loge à l'hôtel. C'est notre passion.

Dans le stade de Strasbourg, La Marseillaise s'élève, chantée en chœur par les joueuses et les spectateurs, la ferveur enfle. Une houle de drapeaux tricolores déferle dans les tribunes. À côté de Catherine Hache, Frédéric Hénon, un supporter de la région lyonnaise. Ils ne se connaissent pas, ils sympathisent, c'est l'effet stade, on se parle. « Longtemps, le foot ne m'a pas intéressé, confie ce chef d'entreprise. Par hasard, un de mes restaurants allait ouvrir devant le stade de l'Olympique lyonnais, et j'ai pris l'habitude d'observer les joueuses s'entraîner. Ça n'a rien à voir avec le jeu des garçons, mais c'est bien, vraiment bien. Les filles de Lyon, c'est du niveau du Real Madrid. »

Le coup d'envoi est sifflé. S'il est d'usage de dire que le football féminin est moins rapide, ça va quand même très vite. Au cours de mon immersion dans la culture foot alsacienne, j'ai aussi rencontré un peu plus tôt Elise Rocher, footballeuse amateure de 23 ans au RC Strasbourg, pas loin de monter en division 2. « On les connaît, les filles, elles ont notre âge. Avec notre club, on a joué contre Marie-Antoinette Katoto, contre Kadidiatou Diani, à un moment, on a été sur le même terrain. Et maintenant, on les voit à la télé, c'est génial ! se réjouit la jeune athlète. Katoto, elle est têtue, téméraire, un peu caïd même, mais quel talent incroyable ! On leur avait mis 7-0 au PSG, ah ah ! Eugénie Le Sommer est l'une des meilleures buteuses, et Amandine Henry, la capitaine ! Calme, réservée, une grande confiance en elle, c'est la sentinelle. Son taf, c'est de bloquer l'adversaire, occuper son espace, et ne pas céder un pouce de terrain. L'avoir derrière soi sur le terrain, ça rassure, j'imagine. Cette équipe, c'est une génération dorée. Elles n'ont jamais gagné une compétition majeure, vont-elles y arriver ? Jouer à domicile, devant sa famille, son public, quelle pression. Mais c'est galvanisant aussi. » 

C'est une vraie équipe, elles misent sur le collectif, contrairement aux garçons qui essaient tous d'attirer la lumière pour négocier leur prochain contrat.

Les Bleues sont aimées pour leur niveau sportif et leur état d'esprit : « C'est une vraie équipe, elles misent sur le collectif, contrairement aux garçons qui essaient tous d'attirer la lumière pour négocier leur prochain contrat », soutient Dany. Proches de leur public, elles signent des autographes après chaque match.

Je commence à aimer le foot

À la trente et unième minute, l'attaquante lyonnaise Delphine Cascarino marque le premier but. Les drapeaux tricolores se déchaînent dans les tribunes, la liesse explose. Grâce aux supporters patients qui, comme Elise, m'ont expliqué le foot, je regarde ce match avec des yeux de plus en plus partisans. C'est vrai que c'est beau, moins brutal que le foot masculin. « Un match, souvent, c'est pas du foot, c'est de la psycho, analyse la jeune femme. Tu entres sur le terrain, regard noir, il faut montrer que tu es là, aller au contact. Tu balances un coup d'épaule pour dire “Je ne vais pas te lâcher de tout le match, je ne te laisserai aucun espace” ». 

Elise convertirait le plus blasé des spectateurs. « Quand ça va trop vite, que tes adversaires sont dans un temps fort, il faut casser le rythme : tu te mets par terre, tu en profites pour te reposer, tout ça c'est de la tactique ». Et je vois la tactique se déployer en live. Parce que je comprends mieux, ça devient plus intéressant, je cavale avec elles, mais attrape ce ballon nom de Dieu ! Je commence à aimer le foot. Et à gueuler avec les autres.

Le speaker annonce fièrement 15.874 spectateurs, dans un stade de 30 000 places. Pour cette rencontre internationale de haut niveau, aucune animation d'ampleur n'a été prévue par les supporters historiques de Strasbourg, alors qu'ils étaient 8.000 il y a quinze jours pour la rencontre masculine Strasbourg-Lille. Les Bleues passeraient donc après le club ? Florent Soulez, qui a recréé le club des supporters à la Fédération française de football, n'est pas surpris : « Il faut être objectif : un match amical ne présente aucun enjeu. Mais vous verrez les tribunes du match d'ouverture au Parc des princes contre la Corée. Avec leurs tambours et leurs mégaphones, ils vont lancer les chants et créer la ferveur. » 

À cinquante jours du coup d'envoi, plus de la moitié des billets ont été vendus et sept matchs du mondial se joueront à guichets fermés. Le stade de Lyon, 60 000 places, sera plein pour les demi-finales et la finale. Selon Nicolas Hourcade, beaucoup d'ultras du PSG seront présents. Ils se sont mis à suivre les filles quand ils ont été interdits de stade pour comportements violents. Côté ambiance, ils sont rodés. Ce soir, même sans tambours ni mégaphones, le public de Strasbourg est chaud bouillant. Quand le score final s'affiche, 4-0 pour les Bleues, c'est l'explosion de joie. Les Françaises ont gagné tous leurs matchs amicaux de préparation. Elles vont gagner la Coupe du monde. Ce soir, à la Meinau, on y croit tous. Entrée spectatrice, je ressors supportrice. Allez les Bleues !