[Ce reportage, initialement publié dans le magazine Marie Claire daté de décembre 2023, a été mis en avant sur notre site le 13 novembre 2024, à l'occasion du neuvième anniversaire de l'attaque du Bataclan.]

Main tendue, doigt levé, il attend patiemment son tour pour poser sa question : "Avez-vous été animées par un sentiment de vengeance ?" "Non", ni l'une ni l'autre n'en a ressenti. De la colère, en revanche, "oui", "c'est légitime la colère, elle doit s'exprimer", répond Stéphanie Zarev.

Mais pour continuer à avancer, il faut aussi ne pas lui laisser prendre toute la place "car garder la colère, c'est comme rester enfermée dans le Bataclan" ; la sienne "s'est délitée au fur et à mesure du procès".

Gaëlle M. choisit, elle, de parler de "destin" pour faire comprendre aux élèves la façon dont elle a intégré l'attaque terroriste qui a percuté sa vie, lui a pris son "amoureux" et volé une partie de son visage. C'est un peu plus compliqué pour son fils, 15 ans aujourd'hui, qui en avait 7 en novembre 2015 : "Mon but est de l'apaiser, je ne veux pas qu'il fasse d'amalgame."

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Le témoignage de deux survivantes, Stéphanie et Gaëlle

Marie Rouge pour Marie Claire

Huit ans après, ce jeudi matin de septembre 2023, les deux rescapées échangent avec une classe de première du lycée Lucie-Aubrac, à Courbevoie, en région parisienne. Témoigner en milieu scolaire de leur vécu contribue à lui donner un sens. "Reparler de ce qu'il s'est passé n'est jamais évident, reconnaît Gaëlle, brune aux yeux pétillants. Mais j'espère faire comprendre que le terrorisme, ce n'est pas qu'à la télé, des personnes l'ont subi 'en vrai'."

Et il suffit parfois d'une bonne rencontre pour qu'un jeune dans une situation tangente reste du bon côté : "On sait bien qu'un mauvais choix peut malheureusement faire basculer très vite."

Leur intervention fait partie de la vingtaine d'actions pédagogiques menées chaque année dans les écoles par l'Association française des victimes de terrorisme (AfVT). Ces échanges ont une visée thérapeutique pour les victimes et remplissent un objectif de prévention de la radicalisation et de lutte contre la banalisation de la violence.

Aucun cours théorique, aucune émission de télé ne peut apporter ce que le lien crée entre le témoin et l'élève.

Dans le CDI baigné de lumière du lycée Lucie-Aubrac, le silence attentionné et enveloppant des élèves accueille ce que les deux jeunes femmes sont venues partager.

Au Bataclan, Stéphanie a eu "la chance de se trouver pas très loin de la sortie de secours", elle a pu s'échapper après les premières rafales, son cerveau s'était "mis en pilotage automatique". 

Par la suite, elle a été "étouffée, anéantie par la culpabilité du survivant", heureusement, avec le temps, celle-ci s'est "un peu atténuée". Elle a fini par comprendre que sa survie était "un pur hasard".

Gaëlle, elle, a été grièvement blessée, une balle a notamment emporté une partie de sa mâchoire et sa joue gauche. Un pansement discret témoigne de l'opération de chirurgie réparatrice qu'elle a eue le mois dernier. En tout, elle en a eu "environ" quarante-cinq. Elle est "comme les gueules cassées de la Première Guerre mondiale".

Sur la photo : de gauche à droite, Stéphanie Zarev et Gaëlle M., les deux rescapées venues témoigner.

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Incarner un évènement historique auprès des élèves

Marie Rouge pour Marie Claire

Comment poursuivre son existence après une telle violence, avoir croisé cet "obscur hasard que la vie nous envoie" ainsi que leur a écrit si délicatement un des élèves ?

"Avez-vous développé une peur du danger dans les lieux publics ?", "Avez-vous pardonné ?" Les questions s'enchaînent, spontanées, sincères, réfléchies.

Gaëlle a bien en tête l'impact de l'incarnation d'un évènement historique auprès de ces jeunes qui vont "faire la société de demain". Quand elle avait à peu près leur âge, leur raconte-t-elle, elle-même a été "très marquée par une rencontre avec des survivants de la Shoah".

"Aucun cours théorique, aucune émission de télé ne peut apporter ce que le lien crée entre le témoin et l'élève, explique Chantal Anglade, professeure de lettres détachée par l'Éducation nationale à l'AfVT. En faisant connaissance, une identification se produit, la réflexion 'cela aurait pu m'arriver' surgit. Et grâce à cette humanité, on parvient à faire passer des messages très forts. Il s'agit notamment de montrer les valeurs auxquelles nous tenons et qui permettent à la démocratie de tenir."

Quand le terrorisme fait effraction, comment les victimes, la société, l'État de droit tiennent-ils ? La thématique "tenir" sert de fil conducteur à la discussion qui avait été préparée en amont. En première Histoire-géographie-géopolitique-sciences politiques, les élèves avaient abordé la notion de "terrorisme" à travers les quatre matières de leur spécialité, décortiqué ses objectifs, les mécanismes d'une justice équitable, les conditions du respect de l'État de droit... Ce travail préalable leur permet "de ne pas être dans la sidération" en entendant les récits, précise Sophie Davieau, leur professeure : "On les sort de l'effet 'waou' pour favoriser une démarche réflexive. "Le but recherché est à l'opposé des réactions immédiates suscitées par les flux d'images choc auxquelles les ados sont soumis sur les réseaux sociaux."

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Faire la paix avec les fantômes, accepter d'être vivant

Marie Rouge pour Marie Claire

"Je suis surprise que vous ayez parlé à Abdelslam, si j'avais été à votre place, je crois que je n'aurais pas réussi, rebondit Sendous. Que s'est-il passé dans votre tête ?"

Lors du procès, Stéphanie s'est adressée au seul survivant du commando djihadiste. Ce n'était pas prévu. Ce faisant, elle explique qu'elle ne s'est plus trouvée "face à un monstre ou au diable, mais face à un être humain. Lui allait passer le reste de sa vie en taule et moi j'étais dehors. Contrairement à certains accusés très avancés dans leur radicalisation et qui ont refusé de parler, lui l'a fait. Quoi qu'on pense de la sincérité de ses propos, il a reconnu les victimes. Il m'a sortie de mon statut de victime, j'ai pu reprendre le contrôle de ma vie". Cet échange avec "le représentant de (s)es bourreaux" lui a "fait du bien".

Les élèves applaudissent pour dire leur émotion. Aucun bruit ne perturbe l'échange. Quand la petite musique de l'intercours retentit, personne ne s'agite.

Vivre, c'est aussi vivre pour ceux qui n'ont pas eu cette chance.

Si cet auditoire était acquis d'emblée, cela n'a pas toujours été le cas. En 2016, une des classes de Sophie Davieau "n'était pas du tout Charlie, ma voix de prof ne portait plus". Elle contacte alors l'AfVT.

La rencontre avec deux victimes, dont une de confession musulmane, a permis de faire rebasculer les élèves récalcitrants : "Ils se sont rendu compte qu'ils étaient allés trop loin, si ce n'est dans l'apologie du terrorisme à tout le moins dans une certaine fascination." L'un d'eux, qui tenait des propos antisémites à la rentrée, était venu la trouver ; il tenait à lui dire que désormais il s'interposerait si une personne juive se faisait agresser dans la rue. Depuis, chaque année, Sophie Davieau monte un projet avec des victimes d'attentat.

À la fin, les jeunes ne se pressent pas, ils sortent leur portable pour le selfie du souvenir. "Ressentez-vous un devoir de mémoire ?" s'enquiert Laurent. Stéphanie le ressent si fort "que la peur de l'oubli en devient même un peu viscérale".

Pourtant il faut "aussi faire la paix avec tous ceux qui ne sont pas sortis de la salle, pour ne pas vivre avec des fantômes". Accepter d'être vivant fait partie du travail de reconstruction. Sur son bras gauche, Stéphanie s'est fait tatouer un phénix, l'oiseau mythique qui symbolise la capacité de renaître. Pour Gaëlle, "vivre, c'est aussi vivre pour ceux qui n'ont pas eu cette chance". Témoigner dans les écoles, elles le font aussi pour eux.

Ce reportage a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 855, daté décembre 2023.

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