Zahra Al-Hourani a compris que quelque chose se tramait lorsqu'elle a aperçu les gardes retirer leur uniforme et enfiler une tenue civile. La télévision de l'infirmerie passait en boucle des informations sur la percée des rebelles tandis que les détenu·es équipé·es d'un téléphone commençaient à recevoir des appels de proches les enjoignant à préparer leurs affaires.

Quelques heures plus tard, une foule faisait irruption dans la prison d'Adra pour faire sauter les verrous des cellules au pied-de-biche. 

"Terrifiée à l'idée que le régime nous assiège pour toutes nous tuer"

"Je n'arrivais pas à y croire, j'étais terrifiée à l'idée que le régime nous assiège pour toutes nous tuer, alors je me suis cachée dans mon lit", raconte aujourd'hui Zahra Al-Hourani, incarcérée pendant près de huit ans dans cette prison syrienne située à trente minutes en voiture de la capitale.

"Toutes les autres prisonnières étaient parties, il ne restait que moi. Quelqu'un m'a finalement trouvée et m'a dit : “Qu'est-ce que tu fais encore là ? Bachar al-Assad est tombé !"

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Des milliers de femmes libérées après la chute du régime

Marie Tihon

Dans la nuit du 7 au 8 décembre 2024, soit près de quatorze ans après le début de la révolution syrienne, une offensive éclair menée par le mouvement islamiste Hayat Tahrir al-Cham provoquait la chute de la dynastie Assad. Des milliers de femmes sont alors libérées de l'enfer carcéral.

Pour Zahra, le choc a rapidement fait place à la joie, et même à l'euphorie, avant d'être éclipsée quelques jours plus tard par une grande peine. Sa fille, âgée de seulement quelques mois au moment de son arrestation, a aujourd'hui 9 ans.

"Elle ne veut pas de moi et moi-même j'ai du mal à trouver ma place", confie l'ancienne prisonnière, assise à même le sol de son salon, dans un petit appartement de la banlieue de Damas où elle vit désormais avec sa mère Haïfa et sa fille Nazha. La petite fait des allers-retours entre sa chambre et les bras de la femme qui l'a élevée, multipliant des gestes d'affection dont elle ne gratifie jamais sa mère.

"C'est un peu ma fille, je m'occupe d'elle depuis qu'elle a 5 mois", sourit la grand-mère alors que Nazha se blottit contre sa poitrine. Zahra, isolée de l'autre côté de la pièce, fume le narguilé en silence. Aux difficultés à se réinsérer dans son propre cercle familial, il faut aussi ajouter les traumatismes liés aux années de captivité et en particulier à ses premières semaines de détention aux mains des services de renseignement, quand le niveau de cruauté était le plus élevé.

Sur cette photo : Zahra Al-Hourani, ancienne détenue de la prison d’Adra, vit à Harasta, un quartier de la banlieue de Damas où le drapeau de la révolution syrienne vient d’être peint sur le mur
en face du cimetière.

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Détruire les réputations

Marie Tihon

"Je ne peux pas oublier les barres en métal et le bruit des portes de la prison, ni les tortures subies lors de mes interrogatoires", raconte-t-elle d'une voix tremblotante. "J'étais torturée pendant des heures. Des coups, des chocs électriques, des jets d'eau froide. Je pensais qu'ils arrêteraient la torture si je disais la vérité. Je n'imaginais pas le niveau d'injustice. Je me sentais optimiste lors de l'audience, pensant que le juge me croirait, mais ce ne fut pas le cas". 

La jeune femme, 31 ans à l'époque, n'est pourtant pas une révolutionnaire et même plutôt une sympathisante du régime, ce qui ne l'empêchera pas d'être inculpée pour enlèvement. Une accusation absurde et néanmoins courante dans un pays corrompu où le système judiciaire faisait partie intégrante de l'appareil répressif.

J'étais torturée pendant des heures.

"Beaucoup de femmes emprisonnées ont en fait été accusées, à tort, d'avoir kidnappé des hommes, ce qui sous-entend qu'elles avaient usé de leur charme pour appâter leur victime", analyse Amjad Hammoud, chercheur au Centre de documentation des violations en Syrie (VDC). "Le but était donc de les humilier. Les accuser d'appartenir à la rébellion aurait pu leur offrir un badge d'honneur – là, c'était tout le contraire".

Sur cette photo : Des membres de l’association Sans Menottes visitent la prison de Saydnaya pour documenter les crimes qui y ont été commis par le régime d’Assad. Plus de 30 000 détenu·es y ont été torturé·e à mort ou exécuté·es.

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"Guerre sainte du sexe"

Marie Tihon

Sur les dizaines de milliers de personnes arrêtées ou victimes de disparitions forcées depuis le début du soulèvement en mars 2011, dont une majorité est morte en détention ou est toujours portée disparue, environ 10 % étaient des femmes.

Des Syriennes que le régime Assad s'employait à marquer du sceau de la honte, allant jusqu'à accuser des innocentes de "guerre sainte du sexe" ("djihad al-nikah", en arabe), c'est-à-dire d'avoir eu des relations intimes avec des combattants rebelles.

"J'ai des pères qui sont venus me voir pour m'implorer de garder secret le fait que leurs filles avaient été arrêtées. Ils avaient peur que leur entourage les soupçonne d'avoir commis ce crime", explique l'avocat Hussein Issa depuis son cabinet damascène, situé au sixième étage d'un immeuble vétuste du centre-ville.

Assise dans un coin du bureau, sa collègue, l'avocate Amani Heijar, confirme : "Le pire, c'est que certaines étaient sexuellement agressées dans le but de jeter l'opprobre sur l'ensemble des détenues".

Sur cette photo : L’initiative citoyenne "Nos commencements" dont fait partie l’avocat Hussein Issa (debout, à droite) organise une conférence sur la justice, le pardon et la réconciliation dans le célèbre café Rawda de la capitale syrienne.

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"Déshumaniser" les femmes

Marie Tihon

Si les prisonniers aussi bien que les prisonnières ont pu être la cible de violences sexuelles, le but recherché variait, selon un rapport publié à l'été 2024 par le Centre syrien d'études et de recherches juridiques. Là où le viol des hommes visait à les "féminiser" pour les rendre inaptes au combat, celui des femmes avait pour but de les "déshumaniser" afin, à travers elles, de "semer la discorde au sein de l'opposition".

L'activiste Bayan Rehan, originaire de Douma, dans la Ghouta orientale, connaît les risques lorsqu'elle décide de s'engager dès les premières heures de la révolution, mettant sur pied un comité féminin chargé d'organiser des manifestations "pour ne pas avoir à travailler avec des hommes stupides qui pensaient tout savoir mieux que nous".

De sa seconde détention, longue d'un mois, elle se souvient des coups de bâton et des chocs électriques dans les bras et la nuque. Elle se rappelle surtout d'une machine carcérale qui cherchait à détruire les réputations en même temps que les corps.

Sur cette photo : L’activiste Bayan Rehan a créé en 2012 le comité féminin "Les rebelles", chargé d’organiser des manifestations à Douma, dans la Ghouta orientale. Elle est convaincue du rôle essentiel des femmes pour l’avenir de la Syrie.

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Un "tabou énorme"

Marie Tihon

"Le régime voulait faire passer le message que 'détention = viol' et, à cause de ça, de nombreuses femmes n'ont pas osé rejoindre la révolution, ou bien les hommes de leur famille les empêchaient de s'impliquer. C'était un tabou énorme", insiste cette militante de 38 ans, réfugiée en Allemagne et de retour en Syrie depuis la victoire de la rébellion. "Lors de mon emprisonnement, l'une de mes codétenues, une jeune fille de 16 ans, avait peur de sortir, car elle craignait que sa famille et la société ne la jugent. Elle avait plus peur de l'extérieur de la prison que de l'intérieur !"

Elle avait plus peur de l'extérieur de la prison que de l'intérieur !

Même l'absence de violences carcérales pouvait être reprochée aux Syriennes, cibles perpétuelles de cette guerre contre leur honneur. "Je fais partie des chanceuses qui n'ont pas subi de tortures, mais cela a finalement éveillé des soupçons à mon égard : certaines personnes au sein de l'opposition pensaient que j'étais peut-être une collabo qui travaillait secrètement avec les services de renseignement", témoigne ainsi la journaliste et chercheuse Malak Al-Shanawani, incarcérée à quatre reprises entre 2011 et 2015 en raison de son travail.

Cette double peine infligée aux Syriennes – la brutalité du régime et la stigmatisation au sein de leur propre communauté – fait dire à ces activistes que le combat n'est pas encore terminé, malgré la fuite de Bachar al-Assad vers Moscou. "Je suis persuadée que les femmes joueront un rôle important dans la nouvelle Syrie. Et si nécessaire, nous n'hésiterons pas à retourner dans la rue pour manifester. La révolution continue, assène Bayan Rehan. Désormais, c'est l'heure de la révolution contre le patriarcat".

Sur cette photo : Des photos de détenus avec les numéros de téléphone de leur famille sont affichées sur le monument de la place Marjeh, à Damas. Des proches cherchent encore à obtenir des informations sur la centaine de milliers de disparu·es dans les geôles du régime d’Assad.

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Refaire famille

Marie Tihon

Après huit ans de réclusion, Zahra Al-Hourani s'est évadée de prison avec un objectif en tête : divorcer de son mari. "Il n'a jamais cru en mon innocence et pensait que je l'avais trompé avec l'homme que j'avais soi-disant kidnappé", dénonce-t-elle, un mélange de colère et de dégoût dans la voix.

Perchée sur des bottines, la voilà qui arrive au cimetière de Harasta, en périphérie de la capitale, qu'elle visite pour la première fois depuis sa libération. Elle zigzague d'un pas assuré entre les sépultures jusqu'à arriver à une tombe blanche à moitié délabrée – celle de son père, décédé dans un accident de la route il y a vingt ans.

"Il était mon meilleur ami. S'il était resté en vie, je n'aurais pas été contrainte de me marier avec ce sale type et je n'aurais peut-être même jamais été arrêtée », assure cette quasi-quadragénaire en arrosant les plantes asséchées qui ornent la tombe. Agenouillée, les larmes aux yeux, elle ajoute : "En prison, j'avais accroché une photo de lui sur l'armoire de ma cellule. Quand j'avais des insomnies, je la gardais contre mon cœur et je lui parlais. Il me répondait : 'Je sais que tu es innocente'".

Les alentours du cimetière ressemblent à un vaste champ de ruine. Des dunes de débris font face à des bâtiments striés d'impacts de balle d'où émerge un minaret effondré sur lui-même comme une fleur fanée. Un groupe d'enfants qui remonte une ruelle se met à chanter : "Personne n'est éternel, nous avons fait tomber Assad". 

Personne n'est éternel, nous avons fait tomber Assad.

De retour dans l'appartement qu'elle partage avec sa mère et sa fille dans un quartier préservé des combats, Zahra ôte immédiatement le voile qu'elle condescend à porter dans la rue par peur du qu'en-dira-t-on. Une lumière douce éclaire la peinture écaillée des murs du salon. Tandis que les trois générations de Syriennes partagent un thé, la petite Nazha tient à montrer la rose qu'elle a offerte à sa mère le matin même. "Elle est venue me trouver pour me dire qu'elle voulait lui faire un cadeau, mais ne savait pas comment l'aborder, alors je l'ai aidée", explique la grand-mère Haïfa avec un sourire.

Les liens entre mère et fille semblent s'être réchauffés. Encore récemment, l'enfant réservait ses câlins à sa grand-mère, mais la voilà désormais qui enlace Zahra à intervalles réguliers, allant jusqu'à déposer un baiser sur sa joue. C'est là, dit l'ancienne prisonnière, son plus grand souhait : "Vivre avec ma fille, l'aider à faire ses devoirs et refaire famille".

Sur cette photo : Zahra Al-Hourani, sa fille Nazha de 9 ans et sa mère Haïfa tentent de réapprendre à vivre ensemble. Nazha n’avait même pas 1 an quand sa mère a été incarcérée.

Cet article a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 872 daté mai 2025.

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