J'écris ce texte à bord de l'Ocean Viking, le bateau de SOS Méditerranée, nous sommes le 10 janvier [2025, ndlr]. Mes lunettes anti-mal de mer, avec leur niveau à eau dans la monture, me donnent l'impression, ô combien illusoire, que le monde est stable.

Nous venons de porter secours à 101 personnes en Méditerranée centrale, entre Lampedusa et les côtes libyennes. Il y a sept enfants, dont un bébé. Je reviens sans cesse vers une petite Syrienne de 9 ans dont le regard me bouleverse.

Elle semble se demander pourquoi tous ces adultes s'agitent ainsi, et pourquoi se déplacer dans l'espace est si difficile pour sa famille. À son âge, elle n'a connu que la guerre.

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Des femmes rescapées de "l'enfer", des bébés et enfants parmi les naufragés 

Max Cavallari

De jeunes Somaliennes, inquiètes, apeurées, ne quittent pas le coin du "women shelter", le container aménagé à bord pour les femmes. Je ne sais pas combien de temps elles ont été retenues en Libye, unanimement décrite comme "un enfer".

L'une d'entre elles a des cicatrices de brûlures sur le visage. Une autre me montre un énorme bleu sur sa jambe et comme une trace de morsure.

Quand la guetteuse de l'Ocean Viking a repéré vers 9 h 30, le bateau en détresse sur l'horizon, tout est allé très vite. À mesure que les sauveteurs tiraient un à un les naufragés de ce piège de bois, son plat-bord montait peu à peu sur l'eau, coque meurtrière balancée à la mer par des passeurs.

Je me suis cramponnée au bébé comme à ma vie même, puis à une autre petite fille, de 3 ans environ : mon rôle à bord est d'abord de témoigner, mais aussi d'aider dans la mesure de mes moyens – et tenir un enfant, je peux.

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"Notre devoir est d'aider"

Max Cavallari

Porter secours est évidemment au cœur de l'action des 25 membres d'équipage. Une autre motivation se dégage quand je les interroge : le désir d'aider à leur porte. Beaucoup m'ont raconté des missions lointaines, Afghanistan, Congo, Somalie, Yémen... où le doute les prenait parfois : ne participaient-ils pas à maintenir des gouvernements corrompus, voire des mafias ?

La mission de SOS Méditerranée est en revanche très claire : appliquer le droit de la mer. On ne laisse personne se noyer. Et quand ça se passe ici, dans "notre" mer, cette mer antique d'Homère, de Virgile et d'Ovide, notre devoir est d'aider. Ce but limpide de SOS Méditerranée m'a poussée à faire partie du comité de soutien, et finalement, à m'embarquer.

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La "golden hour"

Max Cavallari

L'heure qui suit le sauvetage, on l'appelle ici la "golden hour". Il y a des rires et des larmes, des chants, des danses. Nous communiquons par gestes, ou avec l'interprète du bord (elle se démultiplie, douée d'ubiquité). "I can't believe", me répétait une jeune Syrienne qui ne pouvait pas croire qu'elle était sauve...

Son premier geste après la douche chaude a été de se maquiller : elle n'avait emporté dans son dangereux périple que son vanity-case plein de cosmétiques. Elle a fouillé dedans et – elle qui n'avait rien – m'a offert une barrette ornée de rubans et de perles. Et les Somaliennes se sont fait un masque à l'argile verte. Prendre soin de soi en toutes circonstances : je suis allée me recoiffer.

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L'empathie au coeur de l'Ocean Viking

Max Cavallari

Dans les vêtements secs fournis par le bord (le même survêtement gris pour tout le monde : pas de jalousie), après le premier repas, nous procédons au "salamat". Ce très efficace service est assuré par la Croix-Rouge qui collecte les noms et les personnes à contacter, avec le même message : "Je suis vivant et à bord de l'Ocean Viking."

Une clinique d'urgence fonctionne aussi à bord. Les survivants d'un naufrage sont souvent déshydratés ou en hypothermie, ou blessés, ou brûlés par le fuel ; et ils ont aussi "simplement" mal à la tête, et le mal de mer : ils ont mal, tout court. Ils baissent la garde parce que, pour la première fois depuis parfois très longtemps, d'autres humains leur manifestent de l'empathie. 

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Faire de la mer un espace sûr 

Max Cavallari

Entre deux sauvetages, le quotidien de l'Ocean Viking est fait d'attente. Tous les jours, que le bateau soit ou pas dans les parages, des gens quittent les côtes libyennes et tunisiennes et prennent la mer. Parce que notre planète est, à de nombreux endroits, inhabitable, à cause de la guerre, à cause d'inondations ou de sécheresse, à cause de la misère, les natifs des zones inhabitables se déplacent vers les zones habitables.

Et vu de Mars, il est difficile de comprendre pourquoi c'est l'inhospitalité qui est organisée. Dans les faits, l'Union européenne laisse à de simples citoyens d'ONG le soin de faire de la mer Méditerranée ce qu'elle devrait être : un espace public sûr. "Si c'étaient des gens blancs qui se noyaient, tout serait mis en place pour l'éviter. Comme ce sont des gens noirs ou arabes, on les laisse crever" : voilà ce que me dit une des sauveteuses.

Ce témoignage a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 871, daté mars 2025.

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Un équipage parfois contraint de ne rien faire 

Max Cavallari

Il y a pire, l'Ocean Viking est régulièrement harcelé et retenu au port par les autorités italiennes, et les ports qui lui sont assignés sont délibérément lointains : des jours de mer sont perdus, des jours de sauvetage en moins.

J'ai vécu à bord ce fourmillement, sous la peau, d'être contrainte de ne rien faire plutôt que de porter secours. Sachant l'expertise en matière de sauvetage qu'ont développée les équipages de l'Ocean Viking, ce "rien faire" est insupportable. J'ai transporté cette frustration chez moi, à terre, à mon retour.

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Une pièce de théâtre pour informer et alerter 

Max Cavallari

Mon but maintenant est d'écrire une pièce de théâtre pour témoigner du travail de SOS Méditerranée et leur rapporter des fonds. La pièce sera produite par le Théâtre national de Bretagne : en terre de marins. Je ne me veux ni misérabiliste ni donneuse de leçon, je veux célébrer l'énergie, l'espoir, et le courage. Et le quotidien à bord, qui est fait de choses simples.

Tous les trois ou quatre jours, la cheffe des opérations ordonne un grand ménage : à nous les gants, les seaux, les balais ! L'Ocean Viking mousse et reluit sous les embruns. À nous aussi de faire la plonge, à nous de vider les poubelles, à nous de cohabiter dans un espace étroit, où mes genoux de 56 ans ont grincé en escaladant ma bannette.

Mais je suis tombée en amour avec ce bateau. J'ai sympathisé avec le capitaine, qui m'a raconté de merveilleuses histoires de fantômes. La mer, l'exil, les spectres : je me suis d'emblée sentie chez moi sur cet ancien ravitailleur, construit en Norvège en 1986, et capable d'affronter toutes les mers.

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Un retour plein de réminiscences 

Max Cavallari

21 janvier. Je termine cet article chez moi parmi les objets rassurants dont s'entourent les humains qui ont la chance d'avoir un nid. Je revois encore le visage de ce jeune homme qui ne se plaignait de rien, mais avait probablement été torturé voire violé en Libye.

Je revois les jeunes Érythréens qui se prenaient en selfie à l'approche de notre bateau, fous de soulagement dans leur barcasse qui prenait l'eau. "Sit down ! Sit down !", leur intimaient les sauveteurs avant de leur tendre des gilets de flottaison.

Je réentends chanter un Pakistanais, au bout de son très long voyage depuis Islamabad : avec sa tête burinée, il ressemblait à Ulysse. Je revois l'équipe "post-sauvetage" faire cuire du riz pour cent personnes (pas facile !).

Je revois les grands Thermos de thé réconfortant. Je revois ces jeunes sauveteurs et sauveteuses qui oublient qu'ils sont héroïques, dans la routine de leur quotidien de marins. Et je sais qu'ils sont l'honneur de l'humanité.

 Ce témoignage a initialement été publié dans le magazine Marie Claire numéro 871, daté avril 2025.

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